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Mourir pour les siens ou vivre pour les autres. Passer d’une culture de guerre à une culture de paix

Pourquoi les sociétés cherchent-elles des solutions à leurs problèmes dans la guerre, plutôt que par une coexistence pacifique ? A cause d’un sens du sacrifice perverti. Tant la culture de la guerre que la culture de la paix reposent sur le sacrifice : donner sa vie. En quoi diffèrent-elles alors ? La culture de la guerre demande à l’homme d’être prêt à mourir pour les siens , la culture de la paix demande à l’homme de vivre pour les autres. Cela soulève la question de l’orientation fondamentale de l’amour humain. Maurras rappelait lucidement le primat du facteur moral : « Nous croyons la paix fille de la nature. Pas du tout. La paix demande beaucoup d’efforts, d’intelligence, de dévouements ou de sacrifices ».

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L’orientation de l’amour humain

La langue grecque a trois termes pour décrire l’amour. Eros désigne le besoin. Le sujet est attiré par l’objet, le convoite et le sacrifie pour en tirer du plaisir. Helvétius dit crûment : « aimer, c’est avoir besoin. » Il désigne un niveau d’amour où l’attirance est à sens unique. L’objet est sacrifié au besoin du sujet. Toutefois, cette forme d’amour est souvent compulsive, c’est-à-dire que le sujet est poussé à l’avidité par une force intérieure à laquelle il ne peut résister sans éprouver une angoisse. Si extérieurement le sujet sacrifie un objet, au plan intérieur, il cède et sacrifie rituellement à une force plus puissante que son libre-arbitre.

Philia est le domaine de l’attraction mutuelle entre un sujet et un objet. Les deux parties se percevant comme partenaires, leur relation comporte la pratique de sacrifices mutuels. Enfin, on entend par Agape, une sorte d’amour inconditionnel ou oblatif. Ici le sujet est prêt à se sacrifier sans contrepartie pour l’objet, même si ce dernier est au départ trop « éloigné » pour être naturellement attirant.

Si Eros dominait nos vies, nous agresserions autrui à perpétuité. La Philia amène une certaine paix entre des peuples ou des pays qui ont quelque chose en commun. Mais la philia à elle seule ne produit que des trèves provisoires entre ennemis déclarés. La seule possibilité de faire avancer la paix est d’embrasser le camp adverse, donc de faire le premier pas sacrificiel. Historiquement, deux nations traditionnellement antagonistes finissent parfois par être protagonistes, se sacrifiant pour un but supérieur.

L’histoire récente de l’Europe en est une illustration. Les conquêtes militaires du Français Napoléon puis de l’Allemand Hitler étaient des tentatives érotiques de résoudre la question européenne : l’hégémonie d’une puissance centrale agissait pour séduire d’autres nations, et les sacrifier à ses propres désirs. L’hostilité de l’Allemagne et de la France explique largement les deux guerres mondiales. Après 1945, l’Allemagne vaincue se voit imposer le « sacrifice » du partage en deux. À ce prix, l’Allemagne fédérale devient attirante pour la France. Les deux anciens ennemis constituent alors un « couple », qui sera le moteur de la construction européenne : De Gaulle et Adenauer, Giscard d’Estaing et Schmidt, Mitterrand et Kohl seront les visages de cette philia. Au lieu d’avoir deux nations rivales dans leur volonté d’hégémonie sur l’Europe, on a une construction européenne graduelle progressant par le partenariat des deux puissances du continent.

L’hostilité qui avait ruiné l’Europe s’est muée en amitié de deux peuples dont la vocation est de bénéficier à un nombre croissant de pays européens. Jusqu’en 1989, le couple moteur ne pouvait déployer son affection que vers les nations « aimables » d’Europe occidentale. Profitant du sacrifice de l’Allemagne affaiblie, la philia entre Bonn et Paris s’étendit à six nations, puis 9, puis 12. La contrepartie de cette philia élargie en Europe occidentale était une hostilité contre l’autre Europe, rassemblée autour du Pacte de Varsovie dirigé par Moscou. La Philia entre les pays d’Europe occidentale n’était possible qu’à condition de pouvoir « haïr » l’autre camp, et vice-versa.

Le « sacrifice » de l’Allemagne prend fin en 1990. Une tension traverse alors le couple franco-allemand. François Mauriac l’avouait cyniquement : « J’aime tant l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux. » La fin de la division allemande, l’effondrement de l’Empire soviétique, rendent la situation française malaisée pendant quelque temps. L’idylle des deux pays a-t-il vécu ? Grâce à l’énergie sacrificielle accumulée pendant des décennies, la marche vers l’unité de l’Europe se poursuit. Plusieurs traités accélèrent même l’intégration : abolition des frontières dans l’espace Schengen, adoption de la monnaie unique, entrée de dix nouveaux pays dans l’Union européenne, le 1er mai 2004.

D’autres « sacrifices » accompagnent cette réunion de l’Europe élargie : la Slovénie trouve sa place dans l’UE, mais le reste de l’ancienne Yougoslavie en est provisoirement exclu. Des guerres ont ravagé les Balkans, nécessitant une intervention américaine en Europe. La Russie à cédé non sans mal les trois États baltes, ancien « front de mer » de l’URSS, où vivent encore de fortes minorités russes. D’autre part, l’Europe ainsi réunifiée en 2004 exclut pour le moment l’orthodoxie, une des huit « civilisations » selon Samuel Huntington, dont l’État-phare est Moscou. Enfin, et le symbole est parlant, Chypre entre dans l’Europe en restant un État déchiré.

L’Europe reste toujours sensible à l’humeur franco-allemande. Le couple moteur semble motivé à faire de l’Europe non seulement un vaste marché, mais une puissance politique, culturelle, voire militaire qui pèse sur la scène mondiale. Pour que les autres États acceptent d’avoir ainsi deux « aînés » en Europe, les deux pays devront consentir d’autres sacrifices. Le temps où les peuples d’Europe pouvaient mourir pour leurs patries sera alors révolu. On ne mourra plus pour Dantzig, Brest vivra pour Brest-Litovsk, Helsinki pour Nicosie.

Altruisme et développement humain

Pour Auguste Comte et Émile Durkheim, pionniers de la sociologie, la tâche première de la société est l’éducation au sens d’autrui.

Comte invente le mot Altruisme en 1852. Son optique n’est ni religieuse ni morale, il veut saisir la physique, ou loi fondamentale, de la vie en société. Il définit l’altruisme comme souci désintéressé du bien d’autrui. Aucune société progresse sans sacrifices de ses membres pour le but de l’ensemble.

Quant à Durkheim, il étudia comment passer de la solidarité mécanique à la solidarité organique. Dans une société archaïque, les individus sont peu différenciés, la similitude crée mécaniquement la solidarité. Dans une société complexe, les individus ont peu d’affinités, seule une conscience collective abstraite leur fait entrevoir une solidarité organique avec des êtres qui font partie d’un vaste ensemble, mais qu’ils n’auront peut-être jamais l’occasion de connaître.

Qu’est-ce qui motive l’être humain à se sacrifier, à dépasser ses limites ? C’est la soif d’être reconnu – par la famille, le clan, la région, la nation, l’humanité : tous ces niveaux sont un déploiement du potentiel humain. En vivant pour des objets d’amour toujours plus élevés et plus vastes, nous magnifions la valeur reçue à la naissance, transformant une hérédité en héritage. Il ne s’agit pas seulement d’ascension sociale ni de course aux récompenses : honneur, pouvoir, considération. Réussir dans la vie, c’est profiter de la vie et vouloir des biens. Réussir sa vie, c’est faire profiter les autres de son rayonnement, poursuivre le bien, l’idéal d’une vie bonne. Le magazine Le Point consacrait un dossier au thème « Réussir sa vie » à l’automne 2002. Un sondage révélait qu’aux yeux du public, le modèle d’une vie contemporaine réussie était Mère Teresa. La vie bonne combine la croissance du cœur et l’expansion de l’amour. En ayant des objets d’amour toujours plus grands, nous valorisons notre potentiel et accroissons notre aptitude à la joie. Quand les figures d’autorité d’une communauté donnée – parents, enseignants, responsables divers – ne savent pas éduquer ni canaliser cette projection de soi, les frustrations s’accumulent comme de la vapeur, exposant les sociétés au désordre social, à la guerre civile, ou à la guerre contre d’autres nations.

Le développement est donc une clé de la culture de la paix. Ce qu’il s’agit de développer, ce ne sont pas d’abord des ressources matérielles, mais la ressource humaine. En Asie, les fameux « dragons » sont des pays où les autorités se sont unies pour assurer la promotion des nouvelles générations, leur accès à une éducation de qualité. Une conscience nationale forte a su inspirer un altruisme général. En Corée comme à Taïwan, une fois atteint le stade de la reconnaissance nationale, les élites intellectuelles, culturelles, sportives, ont cherché la reconnaissance suprême, c’est-à-dire mondiale. Ce type de développement renforce la paix dans les nations et entre elles : l’individu est assuré de trouver chez lui, dans sa famille, son clan, sa région, son pays – un tremplin vers le monde.