Fiche d’analyse Dossier : L’utilisation de référents culturels en vue de légitimer la violence ou de construire la paix : analyse de plusieurs conflits actuels.

Paris, 2007

L’utilisation de la force symbolique dans la résistance civile non-violente des femmes à la dictature argentine : les Mères de la Place de Mai

Les Mères de la place de Mai et leur action collective pour retrouver les enfants « disparus » de la dictature militaire…

Mots clefs : Elaboration de l’histoire pour la paix | Mémoire collective et paix | Résistance civile | Résistance non armée à la répression militaire | S'opposer à l'impunité | La responsabilité des autorités politiques à l'égard de la paix | Mémoire et paix | Association locale de femmes | Femmes et paix | Militaires | Dénoncer les exactions en temps de conflit | Etablir une Commission de Vérité | Juger des responsables de violations des droits de l'Homme | Argentine

Introduction

« L’irrationnel, l’inattendu, la nuée de colombes, les Mères de la place de Mai, font irruption à n’importe quel moment pour mettre en pièces et bouleverser les calculs les plus scientifiques de nos écoles de guerre et de sécurité national. (…) Continuons à être fous : il n’y a pas d’autre moyen d’en finir avec cette raison qui vocifère ses appels à l’ordre, à la discipline et au patriotisme. » (1) Ces propos de l’écrivain argentin Julio Cortázar suffiraient presque à résumer ce que représente le mouvement des Mères de la place de Mai :

  • D’une part elles se sont opposées au régime militaire et ont assurément eu un impact réel sur sa chute ;

  • Mais d’autre part, avec cette opposition, agissant d’une façon qui est apparue comme « irrationnelle » et « inattendue », elles ont inventé une nouvelle forme de participation politique fondée sur l’irrationnel, sur l’inattendu, sur ce que quelqu’un a appelé leur « folie ».

L’action collective des Mères de la place de Mai (MPM), un groupe de femmes qui recherchent leurs enfants « disparus », a commencé presque sans qu’elles mêmes s’en rendent compte, par des démarches individuelles et les rencontres de quelques femmes désespérées, pendant la dictature militaire argentine entre 1976 et 1983.

Pour situer leur action et la comprendre dans un contexte plus général, il est nécessaire de retracer brièvement les faits qui ont conduit l’armée au pouvoir en 1976. Il faut sans doute aussi montrer les particularités de la société argentine qui ont permis à la fois un tel pouvoir et une telle rébellion de la part des Mères.

Tout d’abord, l’armée a toujours tenu une place particulière en Argentine. Comme l’évoque Alain Touraine : « L’histoire de l’Argentine, si j’osais la résumer en une phrase, serait que la valeur créée par l’agriculture et l’élevage a fait l’objet d’une lutte d’appropriation entre les propriétaires et les masses urbaines qui demanderaient à consommer à moindre coût, comme c’est toujours le cas. Cet affrontement a résumé l’histoire de l’Argentine dans la mesure où les poussées populaires se sont manifestées avec une force extraordinaire qui a plongé l’oligarchie dans une grande paralysie, car elle n’a pas su se donner une force politique appuyée sur une large base, de telle sorte que, quand le monde propriétaire a voulu réagir contre cette poussée des masses urbaines contre la vie chère, il a fait appel à l’armée. Comme partout ailleurs en Amérique Latine, les grandes forces de droites ne sont pas des partis mais l’armée. » (2)

La pertinence d’un tel « résumé » réside dans la convocation des principaux acteurs de la vie argentine dans un même paragraphe :

  • Les masses urbaines ;

  • L’oligarchie ;

  • Et surtout l’armée.

En effet, l’Argentine a été marquée, depuis toujours, par un mouvement alternatif entre démocratie et autoritarisme.

A partir de 1930, au terme de soixante-huit ans d’ordre constitutionnel, l’Argentine devient un véritable laboratoire du pouvoir militaire. De 1930 à 1943 les partis politiques sont interdits, la société vit sous contrôle. En 1946, un jeune colonel, Juan Perón, se fait élire président. Au nom de la « révolution péroniste », il favorise le prolétariat ouvrier, nationalise les entreprises et développe une partie politique sociale nouvelle (retraite, sécurité sociale, droit de vote pour les femmes, …). Face à l’opposition grandissante de clergé et de l’armée, il est victime d’un coup d’Etat militaire en 1955. Son retrait et son exil ouvre alors une période d’instabilité entre coups d’Etat et élection au suffrage populaire. Entre 1966 et 1972, aucun des gouvernements militaires qui se succèdent ne parvient à redresser la situation économique : l’inflation atteint 75 % en 1972. A la suite du rétablissement des partis politiques, Perón est ramené au pouvoir en 1973, puis sa troisième épouse Isabel lui succède après sa mort en 1974. Mais en Argentine, les tensions s’exacerbent et, stimulée par la guérilla menée par Che Guevara en Bolivie ou les coups d’éclats des Tupumaros en Uruguay, une partie notable de la jeunesse est séduite par la lutte armée.

De puissants groupes révolutionnaires s’organisent clandestinement :

  • D’une part, l’Armée Révolutionnaire du Peuple (ERP, Ejército Revolucionario de Pueblo), d’obédience marxiste ;

  • De l’autre les Montoneros, appelant par la force à une « patrie socialiste » et qui se réclament d’un perónisme de gauche.

Membres de l’ERP et Montoneros se livrent à des actions de guérillas qui s’intensifient lorsque le projet de la Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine) est mis en œuvre. La Triple A est un organisme occulte, agissant avec la complicité de l’Etat et destiné à assassiner dans l’ombre leader des guérillas, militants de gauche (politiques ou syndicaux), et défenseurs des droits de l’homme. Entre juillet et septembre 1974, on peut compter 220 attentats et 60 assassinats. Ce terrorisme d’Etat maintient un désordre permanent et crée une atmosphère de « vide du pouvoir ». La situation profite aux militaires qui organisent alors un coup d’Etat destiné à rétablir l’ordre et la sécurité tout en bénéficiant de la bienveillance des Argentins, lassés par l’incompétence d’Isabel Perón, les attentats et la situation économique qui empire. Dès le matin du 24 mars 1976, sans effusion de sang, une junte formée de trois officiers des Forces Argentines prend le pouvoir :

  • Le général Jorge Rafael Videla, commandant en chef de l’armée de terre ;

  • L’amiral Emilio Massera, patron de la marine ;

  • Et le brigadier commandant de l’armée de l’air Ramón Agostin.

Dès lors, tous les mécanismes et toutes les instances de représentation dans l’ensemble du pays, ainsi que toutes les libertés démocratiques, sont supprimés. Le 26 mars, Jorge Videla est nommé président de la République, légitimé par le soutien de la hiérarchie de l’Eglise. L’opinion publique dans son ensemble, parce que ce n’est pas le premier régime militaire et parce qu’elle n’imagine pas de désordre plus grand que celui des années qui ont précédé, assimile le retour au pouvoir des militaires à un retour à l’ordre. (3)

Ce qui différencie ce régime des précédents, c’est à la fois son projet « idéologico-politique » (4) très élaboré et les moyens de répression utilisés pour sa mise en œuvre. Dans le but d’atteindre la paix, la sécurité, l’ordre et la stabilité politique, économique et sociale, le « Proceso de reorganización nacional » (Processus de réorganisation nationale) se fixe pour objectif d’extirper la subversion (5) que constituent les guerilleros, les militants de gauche, leurs sympathisants, leurs familles, et plus généralement toute personne suspecte puisque la « doctrine de sécurité nationale » repose sur l’idée que n’importe qui peut être un subversif caché. Dans le cadre de ce « processus », la méthode des enlèvements et de la « disparition » forcée des personnes est appliquée par l’ensemble de la hiérarchie militaire. Elle représente l’armée absolue dans la guerre « antisubversive » puisque elle permet à la fois une répression sans limites à l’intérieur des prisons (tortures puis exécutions), et un secret bien gardé à l’extérieur : personne ne s’aventure à dénoncer les disparitions de peur de devenir lui-même un disparu.

I. La naissance du mouvement des Mères de la Place de Mai (MPM)

C’est donc dans ce cadre que sont intervenues les MPM : ces mères s’étant rencontrées, entre 1976 et 1977, lors de démarches incessantes en quête de leurs enfants qu’elles ne savaient pas encore enlevés par la junte militaire, elles décident le 30 avril 1977 d’arborer leur douleur et d’exiger de pouvoir les retrouver en manifestant silencieusement chaque jeudi à 15 heures sur la Place de Mai (d’où le nom qui leur est venu ensuite), face au Palais présidentiel dans la capitale Buenos Aires. Parallèlement à leur nombre grandissant, elles se constituent en association (en 1979) et entreprennent d’autres actions telles que marches, boycotts, en s’appuyant sur le soutien des médias internationaux, avec un mot d’ordre « qu’ils reviennent vivants » (aparición con vida).

D’un regroupement de femmes désespérées et inconnues, elles sont devenues un mouvement social organisé, institutionnalisé et plus tard politisé. Les mères sont devenues Mères, c’est-à-dire qu’un mouvement social a été formé, le jour où un groupe de 14 femmes a décidé collectivement de porter une lettre au général Videla. Cette décision, les rencontres entre mères qui la précèdent et les rencontres qui la suivent, ont maintes fois, été racontées par les journaux et diffusées par les MPM elles-mêmes. La date du 30 avril 1977, jour choisi pour porter la lettre, est donnée comme date fondatrice du mouvement : les mères s’étaient déjà retrouvées sur la place auparavant pour échanger des informations, mais c’est jour-là qu’elles réalisent pour la première fois une action collective.

Bien sûr, cette date sera fixée a posteriori, car au départ les mères n’ont pas conscience de leur identité collective, elles pensent juste avoir fait une action ensemble mais ponctuelle. Par la suite, le groupe, en nombre croissant, se retrouvera tous les jeudis sur la place pour protester contre la disparition de leurs enfants. Le mouvement des MPM est né.

D’autre part, dire que les mères sont devenues Mères lorsque leur rapport avec la junte est devenu une accusation, signifie qu’elles se politisent lorsqu’elles prennent conscience que les autorités publiques sont les coupables de la disparition de leurs enfants. Auparavant, en n’ayant aucune connaissance de la vie de la cité, elles étaient encore convaincues que le gouvernement pouvait les aider, que l’enlèvement de leur enfant était une erreur. Elles portaient crédit à la propagande du gouvernement sur la sécurité de l’Etat et ne croyaient pas aux histoires d’enlèvement qui commençaient à être racontées. C’est pourquoi, par naïveté, elles n’hésitaient pas à aller frapper aux portes des ministères et des tribunaux, non pas pour accuser mais pour questionner.

Ce n’est que lorsqu’elles mettent en commun leurs expériences personnelles de disparition et de recherche infructueuses, que les MPM prennent conscience de l’ampleur des disparitions et du mensonge qui leur est servi. Cette prise de conscience se fait lentement, la date de la lettre en commun adressée au général Videla peut elle aussi être donnée, mais en réalité chaque mère se posait déjà des questions avant cette lettre (« Je me sens seule, (…) chaque jour ces démarches me coûtent un peu plus, j’ai l’impression qu’on se moque de moi, et qu’en fait cela ne sert à rien » (6) explique Hebe de Bonafini à une mère avant sa rencontre avec le groupe des MPM).

II. Les disparus et le régime dictatorial

La CONADEP (Comisión Nacional por la Desaparición de Personas) (7) est une commission créée par le président Alfonsín en 1983, dirigée par l’écrivain Ernesto Sábato, et destinée à rechercher quel fut le nombre de disparus ainsi que toutes les exactions commises par la dictature entre 1976 et 1983. Un rapport intitulé « Nunca más » (8) (« plus jamais »), publié en 1984, rend compte de ces recherches. Quelques chiffres extraits de ce rapport serviront montrer que la répression durant cette dictature fut particulièrement forte, ce qui explique l’inexistante de relais de contestation publique, et par suite, l’obligation pour les MPM de créer leurs propres relais.

La méthode de « disparition forcée » avait déjà été employée avant la prise du pouvoir par les militaires, en Argentine même d’une part, puisque, par exemple, dès septembre 1975, le gouvernement constitutionnel d’Isabel Perón autorise par décret les Forces armées à « anéantir la subversion » dans la province de Tucumán lors de « l’Operativo Independencia » (9), et dans d’autres pays d’Amérique Latine d’autre part (Chili après le coup d’Etat du général Pinochet, Uruguay, Brésil, …). Mais le cas argentin se démarque des méthodes employées par les autres dictatures du fait de la clandestinité totale des actions et de l’étendue de ces pratiques dans le temps et l’espace. En effet, ces pratiques couvraient tout le pays. Selon les chiffres de la CONADEP, entre 1976 et 1982, 340 centres d’arrêt clandestins opèrent, répartis sur 11 des 23 provinces argentines. En la désignant « technique de la disparition », la CONADEP met l’accent sur le fait que la violation des droits de l’homme s’est faite de manière organique et systématique, selon une méthode identique dans tout le pays.

Le tableau retranscrit ci-dessous, a été élaboré par Inèz Izaguirre (10) dans le cadre d’une recherche en sciences sociales pour l’Assemblée Permanente des droits de l’homme. Il retrace le nombre de morts assassinés, blessés et prisonniers comptabilisés entre 1973 et 1983 (la date du début de la comptabilisation est 1973 puisque les exactions ont commencé avant le coup d’Etat).

Argentine 1973 – 1983. Total de pertes humaines durant trois périodes institutionnelles

Argentine 1973 – 1983. Total de pertes humaines durant trois périodes institutionnelles
Type de perte25/05/73 au 23/03/7624/03/76 au 31/12/7901/01/80 au 10/12/83TOTAL Nombre et %
Morts15432286Pas d’information3829 et 15,6 %
Blessés1451Pas d’informationPas d’information1451 et 5,9%
Prisonniers enlevés (non disparus)51485170Pas d’information10 318 et 42,1 %
Prisonniers disparus79479971218912 et 36,4 %
TOTAL89361545312124510 et 100 %

Dans le cadre ci-dessus, le chiffre de 8912 disparus, chiffre officiel rendu par la CONADEP est contesté par les organisations de défense des DH, qui mettent en avant tous les disparus qui n’ont pas été réclamées par leurs familles, soit que les familles n’aient pas osé les réclamer, soit que la famille entière ait disparue. Ces organismes (dont font partie les MPM) avancent pour leur part un chiffre de 30.000 disparus, chiffre fondé sur les témoignages qu’ils ont reçu et leurs propres archives.

D’autre part il est intéressant de voir que dans 18 % des cas, les personnes qui ont dénoncé la perte d’un proche reconnaissent que ce dernier avait une activité militante. C’est peu, mais il ne faut cependant pas en déduire que 88 % des prisonniers/disparus n’étaient pas des militants car la famille peut ne pas être au courant ou ne pas oser le dire. Dans 63 % des cas, le militantisme exprimé est politique, dans 23 % des cas syndical. Les 14% restant consistent en un militantisme étudiant, religieux, ou de protection des droits de l’homme, à parts égales (11). Enfin 28 % des disparus sont des femmes. Ceci montre que si les militaires s’attaquent en premier lieu aux militants, de préférence politique ; c’est ensuite que toute la société peut être touchée, et notamment ceux qui cherchent à en savoir plus sur les disparus.

C’est par cette méthode que l’armée a réussi à taire la voix populaire : en isolant les opposants potentiels, en les exécutant (qu’ils appartiennent à la société civile ou à l’armée puisque 5,6 % des pertes correspondent à des militaires subalternes qui ont tenté de se révolter), en les enlevant, et enfin en leur faisant peur par voix indirecte (environ 35 % des familles qui dénoncent l’enlèvement d’un proche devant la CONADEP en 1983 n’avaient jamais osé le faire auparavant).

Un dernier chiffre qui montre le danger de dénoncer un enlèvement : entre 1976 et 1978, 107 avocats qui défendaient des prisonniers légaux ou des proches de disparus présentant des demandes d’habeas corpus ont eux-mêmes été enlevés.

« D’abord nous tuerons tous les subversifs, puis nous tuerons leurs collaborateurs, puis leurs sympathisants, puis ceux qui seront restés indifférents, et enfin, nous tuerons les indécis. » Cette déclaration du général Saint-Jean résume en quelques mots le contexte dans lequel la mobilisation des MPM va intervenir.

III. L’entrée en politique des Mères de la place de Mai

Le mouvement des MPM est né de femmes non politisées, qui ont investi une arène politique officiellement interdite. Puis, parce que ce mouvement était un mouvement atypique, mouvement de mères, hautement symbolique, il s’est imposé face à une dictature qui n’a pu faire autrement que de l’accepter. Enfin, le problème des disparus a été mis en lumière en jouant de cette symbolique.

Les MPM sont intervenues dans l’arène politique dans un contexte particulier, tant historique – en Argentine les mouvements sociaux sont une tradition - que social et politique – pendant la dictature les libertés sont censurées et les acteurs politiques traditionnels supprimés. Leur rencontre s’est faite de façon fortuite car les MPM n’étaient pas politisées, ne cherchaient pas à l’être. Elles recherchaient individuellement leur enfant disparus. Pourtant, elles ont commencé à s’organiser pour finalement donner naissance à un véritable mouvement social.

Le 22 août 1979 les Mères ont décidé de donner un statut à leur mouvement en le baptisant « Association des Mères de la Place de Mai ». Dans les statuts apparaissent l’affirmation d’une totale indépendance vis-à-vis de tout parti politique ou groupe, la dénonciation des méfaits du pouvoir militaire, l’aspiration aux buts ultimes de vérité et de démocratie. Hebe de Bonafini est élue présidente. Lorsqu’elle naît, cette association n’est bien sûr pas reconnue par les autorités publiques qui nient toute existence d’expression de la société civile (13), mais pour les MPM c’est une façon de sa faire reconnaître publiquement et pour elles-mêmes, de se sentir engagées dans la vie publique. Au début, les premières MPM sont 14 (les membres fondateurs), mais le groupe s’élargit très vite. Il est difficile de savoir combien elles ont été dans le passé puisque la structure est informelle, il semble cependant que le groupe ait dépassé les 200 membres (14).

En réalité, elles ont fondé une « socialisation de la maternité » (c’est leur propre appellation) pour mettre en lumière l’acte par lequel elles ont cessé de rechercher leurs fils disparu pour rechercher tous les disparus. Par exemple, lorsqu’une des Mères, Esther Balestrina de Creaga, a retrouvé sa fille, relâchée par les militaires, elle est retournée sur la place de Mai combattre avec les autres Mère en disant : « C’est inutile de se battre seulement pour un enfant. Nous devons continuer à nous battre pour tous les enfants » (15). C’est phrase est devenue un slogan pour les MPM, qui tire leur force de cette solidarité : au lieu de rechercher UN disparu chacune, le fait de rechercher, chacune, TOUS les disparus est une opposition plus forte au pouvoir politique et signifie la création d’un groupe cohérent. Les MPM disent souffrir pour tous les disparus. La socialisation de la maternité est donc un acte important dans la constitution du mouvement social des MPM. Elle est la première étape de ce qui conduira ensuite les MPM à se battre pour la défense des droits de l’homme dans leur ensemble. En effet, au départ elles se battent pour un fils, puis pour tous les fils disparus, par la suite elles diront se battre également pour les vivants, pour éviter que ce qui est arrivé à leurs enfants arrive à d’autres. En se posant dès le départ comme un groupe de type idéaliste, c’est-à-dire qui se bat pour un idéal et non pas pour des intérêts propres, les MPM posent les bases de leur évolution future.

De plus, cette union des MPM rend leur mouvement visible pour le reste de la société. Lorsqu’elles se retrouvent à la place de Mai, la rencontre de ces femmes attire le regard des passants, et lorsqu’elles refusent de partir quand la police leur dit de circuler, elles adressent un message aux autorités politiques car la place de Mai fait face au palais présidentiel, mais le message d’adresse également à la société civile : la place de Mai est un carrefour important de circulation dans Buenos Aires. Cette visibilité est importante car l’action des MPM ne peut se faire que dans l’arène publique, la société civile ne peut avoir influence que dans la rue puisque toutes les autres instances d’expression publique lui sont fermées.

En outre, la visibilité est essentielle car c’est en agissant dans les lieux publics, devant le maximum de gens, que les MPM risquent le moins de répression car le régime n’ose pas a’attaquer frontalement à ce mouvement atypique et fortement symbolique, comme nous allons maintenant le montrer.

IV. La force symbolique des Mères

Les Mères de la place de mai ne sont pas un mouvement politisé, et elles chercheront à ne pas l’être jusqu’à la restauration de la démocratie. Ce qui est étonnant est qu’elles sont devenues un mouvement reconnu à niveau international et ça surtout grâce à la puissance symbolique des mères.

Le trio mère/famille/foyer, occupe une place privilégiée dans le discours des gouvernements autoritaires et conservateurs, et le régime argentin du 1976 ne fait pas exception.

L’acte fixant le but et les objectifs du processus de réorganisation nationale lors du coup d’Etat de mars 1976 prône un « respect des valeurs de la morale chrétienne, de la tradition nationale et de la dignité de l’être argentin », le but général étant de « restituer les valeurs essentielles qui servent de fondement à la conduite intègre de l’état, particulièrement celles de moralité et de justesse ».

La figure de la mère est un des symboles le plus caractérisant de la tradition occidentale et chrétienne. La figure de la femme au foyer, mère et épouse, contribue à garder l’ordre dans la société, avec une juste redistribution de rôles, qui viennent des idées du moral chrétien, de la tradition national et de la dignité argentine.

En outre, les MPM sont un mouvement de femmes mais pas un mouvement féministe, d’ailleurs elles rejettent ce qualificatif. Contrairement aux féministes, elles ne revendiquent pas l’égalité des sexes et ne cherche pas à modifier la condition féminine ; elles sont forcées de sortir, de rompre la barrière entre le public et le privé parce que leurs demandes privées avaient échouées. En effet, exiger le retour des enfants peut être vu comme faisant partie intégrante du rôle de mère puisque la mère est la garante de l’unité de la famille et de son bien être.

Un autre facteur symbolique qui est fondamental à la création du statut plus au moins d’intouchable des MPM est le symbole de la douleur maternelle : dans l’imaginaire chrétien, une mère qui perd son enfant, c’est la souffrance de Marie devant la mort de Jésus. Or, Marie est une figure pure, par conséquent toutes les mères deviennent un symbole de pureté. A travers ce symbole, la figure de la mère jouit d’un grand respect dans tous les milieux et toutes les cultures, d’autant plus dans les cultures latines comme en Argentine où bon nombre d’argentins d’origine italienne ont contribué à la diffusion de la figure de la « MADRE » point fondamental de la famille qui doit être écoutée et respecté. Dans ce cadre, la parole mais surtout les revendications des MPM sont difficiles à délégitimer. Les mères jouent de la confiance instinctive qui leur est accordée et elles lancent sur la place des consignes fortes de leur douleur : « aparicion con vida » (apparition en vie), « vivos se los llevaron, vivos lo queremos » (ils les ont pris vivants, nous les voulons vivants).

Ces consignent témoignent du lien qui unit la mère à son enfant, la mère qui refuse la mort de l’enfant, mais surtout la mère qui pourrait supporter le deuil mais ne peut supporter l’absence, l’ignorance de l’état dans lequel se trouve son enfant. Car la souffrance devant la disparition est peut-être plus grande encore que devant la mort. En effet, la disparition signifie le deuil impossible, un rituel funéraire qui ne peut être accompli et qui empêche tout repos.

Les MPM crient une douleur partagée, l’ignorance de la condition de leurs propres enfants mais aussi des amis, des familles entières qui ont commencé à disparaître par tout en Argentine. Lorsque les MPM crient leur douleur, elle est immédiatement comprise par tous ; c’est pourquoi les MPM bénéficient de la force d’une universalité que d’autres mouvements n’ont pas. En s’adressant directement aux émotions, aux affects, la parole des MPM gagne en efficacité : la société accepte les MPM par un élan empathique, de façon passionnelle et non pas rationnelle.

Les MPM sont conscientes de cette force et du symbole qu’elles représentent. Elles n’imaginent pas que l’on puisse s’attaquer à elles et c’est peut-être aussi pour cette raison qu’elles osent s’opposer au pouvoir dictatorial en manifestant publiquement.

Les MPM transgressent à l’intimité de la douleur, elles montrent leur souffrance au grand jour, arrivant aussi à être surnommées les folles. Elles déforment la ville, altèrent son rythme ; tous les jeudis à 15 heures leur marche rappelle les absents et les représente, elles refusent l’oubli des êtres aimés, et aussi si beaucoup d’entre elles comprennent que leurs fils ne retourneront plus, elles restent sur la place pour que cela ne se reproduise pas.

V. Le soutien extérieur

Pendant la dictature, toutes les actions des MPM rappellent les disparus, cherchent à les rendre présents en toutes les circonstances. Les MPM savent que leur combat est celui de David contre Goliath : pour renforcer leur popularité, elles accentuent cette situation en se montrant les plus faibles possibles, des victimes innocentes et naïves. En fait, les MPM sont fortes d’avoir su se mettre en valeur en racontant leur histoire comme on raconte un conte à des enfants ; elles parlent au cœur avant de parler à la raison est c’est un formidable moyen de réveiller les indifférents.

Toutefois, la plus importante force des MPM c’est d’avoir su se faire connaître par les institutions et les médias internationaux ; grâce à elles, le dossier des disparus est devenu l’une de raisons de la chute de la dictature. Le mouvement des mères a réellement pris son essor à partir de la Coupe du monde de football (le Mundial) du 1978. Les MPM comprennent l’importance de la communication, elles savent que leur salut ne peut venir que de l’étranger et elles profitent donc de la présence des médias étrangers pour augmenter leur nombre de marches et de protestations, pour les rendre le plus lisibles possibles, de façon à être facilement retransmises par les médias.

Cependant, si les médias ont joué un rôle prépondérant dans la reconnaissance du mouvement par les institutions internationales, il ne faut pas négliger l’influence des voyages des mères à l’étranger, pendant lesquels elles ont rencontré beaucoup de personnes influentes.

VI. La position des Mères dans la transition démocratique

La chute de la dictature et la démocratisation de la société oblige les MPM à se situer dans un nouvel ordre politique et à redéfinir une ligne d’action : dès le début, elles choisissent de pérenniser les objectifs intransigeants de leur mouvement.

C’est en insistant sur l’importance de la mémoire et de la vérité que les mères joueront un rôle important dans le passage à la démocratie.

En premier, les MPM ont réussi à rendre visible le problème des disparus, en gagnant l’appui de la communauté internationale et de ses media. Les MPM ne sont pas des combattantes, elles parlent au cœur avant de parler à la raison et elles réussissent à passer toutes leurs actions par le filtre de l’émotion, des affects, auxquels personne n’est indifférent.

Elles croient que le retour de la démocratie signifie revalorisation des principes de vérité, justice et dignité humaine ignorés jusqu’à ce moment là.

Les MPM se sentent les gardiennes vigilantes de la mémoire populaire, elles prétendent l’apparition en vie des disparus, jugement pour les coupables des enlèvements et des disparitions, liberté des prisonniers politiques.

La relation des Mères avec le système politique se fonde sur la mise en application d’un objectif énoncé dans le statut de l’Association : « la totale indépendance vis-à-vis de tout parti politique ou groupe ». En revanche, les MPM peuvent être vues comme un groupe de pression, une sorte de lobby des droits de l’homme. Elles empêchent des négociations qui auraient pu avoir lieu entre l’armée et les futurs dirigeants du pays, ces derniers ne pouvant plus engager de tractations discrètes avec l’armée. L’influence de MPM et celle des autres organismes de défense des droits de l’homme sont réelles, en effet dès l’installation du nouveau gouvernement constitutionnel, la loi d’amnistie que les militaires s’étaient octroyés est abolie. Le lendemain de son investiture (11 décembre 1983), le président Alfonsin confirme sa détermination à apporter réparation et justice aux actes d’horreur perpétrés par le terrorisme d’Etat.

Enfin, le 15 décembre 1983, afin de réunir les éléments nécessaires aux futurs procès et de répondre à la pression de la société, le président Alfonsin crée une Commission nationale sur les personnes disparues, la CONADEP.

La victoire des mouvements de défense des droits de l’homme a été de réussir à constituer la question de ces droits en thème central du retour à la démocratie ; en effet, l’Argentine est le seul pays d’Amérique Latine qui ait jugé et condamné ses dirigeants après le retour à la démocratie. Même si les procès ne correspondront pas aux atteintes des mouvements de défense des droits de l’homme, du moins le débat a été engagé.

Les MPM participent donc activement à la construction démocratique, mais en conservant leur système d’organisation fondé sur l’homogénéité des membres et sur les valeurs forgées pendant la dictature :

  • Résistance radicale alliée à la non violence ;

  • Actions publiques ;

  • Appel à la conscience personnelle et communautaire de la population.

Elles soulignent que leur lutte n’est pas pour une idéologie mais pour la vie.

Les MPM portent en elles l’espoir que la démocratie apportera la justice et la condamnation des crimes commis ; les mères ne cherchent plus à informer la société de se qui se passe dans leur pays, puisque tout le mode le sais déjà, en revanche, elles cherchent à l’expliquer et insistent sur la nécessité de juger les coupables.

VII. La radicalisation des Mères

Le mouvement s’est radicalisé suite à la déception que lui a causée la démocratie, quand a été mis en place le processus de jugement des membres de la junte militaire.

Dès 1984 en effet, l’attitude du président Alfonsin envers la question des droits de l’homme change. Devant l’influence des milieux militaires et religieux, il modifie des dispositions légales en matière de justice, en définissant trois niveaux de responsabilité dans la mise en œuvre de la terreur : ceux qui se sont limités à obéir ne peuvent être assimilés à ceux qui ont donné les ordres et c’est pour cette raison que les procès jugeront seulement les chefs de junte militaire.

Dès lors, les MPM s’engagent dans une confrontation politique ouverte. Elles se radicalisent parce qu’elles n’acceptent pas que leur demande puisse être négociée en nombres d’années de prison. Leur demande est éthique, on leur répond politique et réconciliation. Elles refusent d’admettre que le fait de condamner des dirigeants politiques à des peines de prison est déjà un acte politique fort car inhabituel ; par contre, l’intransigeance des Mères exige une véritable rupture avec le gouvernement précédent. La cause de cette intransigeance est sans doute due à leur manque d’expérience politique et à une vision idéaliste de la démocratie.

Au nom de la « réconciliation nationale », le premier président élu après le retour de la démocratie, le radical Raúl Alfonsin, avait voulu régler les comptes du passé, en faisant juger et condamner neuf généraux, mais il avait dû céder face à la révolte des militaires. Devant la volonté de plus en plus affirmée de l’opinion publique de tourner la page et la crainte d’un soulèvement populaire lié aux procès des chefs de la Junte, le président Alfonsin propose en 1986 et 1987, les lois de « obediencia debida » (obéissance due ou devoir d’obéissance) et le « punto final » (point final). Le punto final fixe un délai de deux mois à quiconque entend déposer plaint pour violation des droits de l’homme.

Le Parlement approuve un projet de loi exemptant de poursuites judiciaires la plupart des militaires de la junte. C’est la loi dite d’obéissance due. Selon cette loi, les seuls qui pouvaient aller devant les tribunaux étaient les personnes ayant commandé, sous la dictature, un corps de l’armée ou une région militaire, et ceux responsables de l’une des forces de sécurité. Soit une trentaine de personnes. Pour les subalternes, ne peuvent être poursuivis que ceux accusés de vol, viol ou enlèvement d’enfants. Par ailleurs, dès le mois de décembre 1990, les premiers décrets de grâce sont signés. Finalement, 1195 militaires actifs lorsque la junte était au pouvoir bénéficieront de ces l’impunité: 730 au titre de la loi « del punto final », 379 de la loi sur l’obéissance due, 49 par des amnisties prononcées par la Cour Suprême de Justice, et 42 par décret de grâce. Ensuite, le péroniste Carlos Menem accordera la grâce présidentielle à l’ex-général Jorge Videla et à l’amiral Emilio Massera, le maître de l’école mécanique de la marine (ESMA), le plus important camp de détention et de tortures par où sont passés des milliers de personnes.

Les MPM se radicalisent parce qu’elles n’acceptent pas que leur demande de justice absolue puisse être négociée en nombre d’années de prison et de lois ; elles ne considèrent pas ces lois comme une réconciliation nationale mais comme le renoncement du gouvernement aux objectifs démocratiques de justice.

Conclusion

Le mouvement des MPM n’est pas un mouvement totalement original en soi : ses principes d’action, sa structure, ses dissensions internes peuvent se retrouver dans d’autres mouvements. Ses objectifs, ses prises de positions sont les mêmes que ceux de bien d’autres organisations. Mais le mouvement des MPM bénéficie, avant même d’avoir agi, de la puissance symbolique de « mères en deuil ». Cette caractéristique lui donne une puissance que d’autres mouvements n’ont pas eu dans l’Argentine de la dictature, puis de la démocratie naissante. Les MPM sont fortes d’avoir utilisé cette puissance symbolique par une action sans cesse mythifiée. Elles sont également fortes d’avoir élargi leurs revendications pendant la période démocratique, ce qui leur permet d’être toujours présentes aujourd’hui sur la scène politique et sociale. Avec leurs moyens d’actions limités, en s’adressant plus aux affects qu’à la raison, elles ont tenté de montrer que la démocratie s’acquiert en respectant la loi plus que la raison d’Etat, en se souvenant du passé plus qu’en l’oubliant. Elles ont également montré comment pour mettre en œuvre des projets sociaux au service de la mise en place de facteurs favorisant la construction de la paix, la dimension symbolique est un plus.

Notes

  • Auteurs de la fiche : Giulia CASTELLUCCI et Azadeh JASSEMI.

  • (1) : CORTAZAR Julio, « Nouvel éloge de la folie », La Republica, 1982, cité dans MARTIN Alfredo, Les Mères « folles » de la place de Mai, Paris, éd. Renaudot et Cie, 1989, p. 7.

  • (2) : TOURAINE Alain, « L’Argentine à la dérive » in : QUATTROCCHI-WOISSON Diana, Argentine, Enjeux et racines d’une société en crise, Paris, Tiempo éditions, 2003, p. 34.

  • (3) : Dates et chiffres de l’historique sont tirés de CUBERO José, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, Toulouse, éd. Privat, 2001, 126 p. et de SARNER Eric, Mères et « folles » sur la place de Mai, Paris, éd. Charles Léopold Mayer, 2000, 176 p.

  • (4) : SARNER Eric, ibid., p. 23.

  • (5) : Selon le terme utilisé par la junte.

  • (6) : DE BONAFINI Hebe, SANCHEZ Mathilde, Une mère contre la dictature, Paris, éd. Descartes & Cie, 1999, p. 110

  • (7) : Commission Nationale pour la Disparition de Personnes

  • (8) : Consultable sur le site www.desaparecidos.org

  • (9) : ESCUDERO CHAUVEL Lucrecia, Disparus, passions et identités discursives dans la presse argentine (1976-1983), HERMES, 2000, n°28, p. 157-174

  • (10) : IZAGUIRRE Inès, Los desaparecidos : recuperación de una identidad expropriada, 1992. Elle-même appuie sa recherche sur la CONADEP pour les disparus, sur le journal Clarín du 30 juin 1979 et sur un ouvrage de Marín de 1984.

  • (11) : Chiffres extraits de IZAGUIRRE Inès, op. cit ;, p. 49 et 50

  • (12) : Traduction d’une déclaration du général Ibrérico Saint-Jean, chef de la sécurité nationale en Argentine, Buenos Aires, 1977, cité dans MAIER Elizabeth, Las madres de los desaparecidos, un nuevo mito materno en América Latina ?, 2001, p. 51. Citation originelle : » Primero mataremos a todos los subversivos ; luego mataremos a sus colaboradores, luego a sus simpatizantes, luego a quienes permanecieron indiferentes, y por último, materemos a los indecisos. »

  • (13) : On entend société civile comme tout ce qui n’est pas la société militaire.

  • (14) : Le nombre de 200 est évoqué dans www.madres.org, « Historia de las MPM », pour parler d’une réunion qui ne regroupe que des déléguées de MPM dans chaque province.

  • (15) : Cité dans GUZMAN BOUVARD Marguerite, Revolutionning Motherwood, The Mothers of the plaza de Mayo, USA, SR Book, 1994. Traduction de “It’s useless to fight for only one child. We have to continue to fight for all children”.