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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Goma, juin 2006

Enjeux de la réconciliation régionale dans les Grands Lacs

Les deux dernières décennies ont vu se succéder en Afrique subsaharienne des accords de cessez-le-feu et des accords de paix qui ont connu des fortunes diverses et variées. Dans la plupart des cas, ces instruments classiques de règlement des conflits armés ont échoué dans l’objectif de maintien ou d’imposition de la paix.

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Cet article voudrait revisiter la région des Grands Lacs (Burundi, Ouganda, R.D. Congo et Rwanda) et retenir un certain nombre de données sur les mécanismes de réconciliation qui s’y jouent. Il aborde trois points :

  • D’abord un bref exposé du contexte de la région des Grands Lacs, en insistant sur trois pays à savoir le Burundi, la République Démocratique du Congo dans sa partie orientale et le Rwanda : qui constituent, à mon sens, « l’œil du cyclone Grands Lacs » et « le noyau dur des conflits » de cette région. Il inclut l’Ouganda en tant qu’Etat qui a joué un rôle très actif vis-à-vis du conflit congolais et rwandais.

  • Ensuite la nécessité et le sens d’une vision régionale de réconciliation et de la paix : la carence d’un leadership régional et le destin commun de cette région enclavée.

  • Enfin les enjeux de cette réconciliation, en particulier les enjeux économiques, tels que formulés et contenus dans l’esprit de la « Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs » en cours.

I. Contexte régional des Grands Lacs : interconnexion des conflits

Depuis les débuts des années 90, ces trois pays sont entrés dans une spirale de violences qu’il faut lier à plusieurs sortes de revendications : le retour de réfugiés, le multipartisme politique et la démocratisation à la suite du « Discours de La Baule ». En effet, sous la poussée de ces revendications internes et les pressions internationales, ces trois Etats ont ouvert le champ politique à des groupes d’opposition qui en étaient jusque là exclus. Les expériences du multipartisme et de la démocratie ont alors ouvert la boîte de pandore que les anciens partis uniques tentaient de maintenir fermée sous des répressions et des dictatures militaires. Cette ouverture s’est accompagnée des questions de retour de réfugiés rwandais exilés dans toute la région, de l’accès au pouvoir des groupes ethniques jusqu’ici discriminés, du problème de respect des droits humains et des droits politiques des opposants ; de l’émergence d’une société civile assez revendicative, etc.

Tout ceci avait suscité un climat marqué par des tensions strictement internes à chaque Etat et qui s’exprimaient de façon diverses :

  • Une rébellion au Rwanda menée par des descendants de réfugiés rwandais exilés en Ouganda ;

  • Des assassinats politiques dont ceux de Chefs d’Etat au Burundi ;

  • Des répressions sanglantes de manifestations des partis d’opposition au Zaïre ;

  • Et des conflits fonciers sur fond de représentation politico-ethnique dans le Kivu, au Zaïre.

Bref des conflits et des tensions jusque là limités dans les territoires nationaux.

Mais l’élément majeur ayant relié ces conflits en une conflagration régionale a été le génocide au Rwanda en 1994 et ses retombées sur toute la région où environ un million de Tutsi et Hutu modérés ont été assassinés au Rwanda, des millions de réfugiés éparpillés en RDC, au Burundi, en Tanzanie, en Ouganda ou au Kenya et des milliers de membres des forces armées rwandaises et d’anciens miliciens impliqués dans le génocide ont fui le Rwanda en direction de la RDC en emportant armes et munitions dans des camps de réfugiés installés proche de la frontière rwandaise. Désormais toutes les connexions étaient possibles entre les différents conflits internes, en particulier à partir de cette région charnière du Kivu à l’Est de la RDC où les trois pays se rencontrent et où venaient d’éclater des violences politico-foncières à très forte connotation ethnique. Là en effet étaient concentrés des millions de réfugiés rwandais dans des camps où régnaient des ex-miliciens et l’ancienne armée rwandaise défaite, et où circulaient toutes sortes d’armes.

La régionalisation de conflits des Grands Lacs s’est véritablement nouée dès Octobre 1996 où la rébellion zaïroise de l’AFDL(1) menée par Laurent Désiré Kabila et soutenue par une coalition d’Etats voisins (Angola, Burundi, Ouganda et Rwanda principalement), s’est constituée dans le Kivu pour renverser le gouvernement du Maréchal Mobutu. Alors que la rébellion portait, selon les discours officiels, les revendications démocratiques des Congolais, les Etats alliés arguaient de démanteler les camps de réfugiés d’où s’organisaient des attaques armées contre le Rwanda ou - pour l’Angola et l’Ouganda - de démolir les caches de leurs oppositions armées sur le territoire du Congo. Une année après que l’AFDL soit arrivée au pouvoir en 1997, le même Laurent D. Kabila subissait dès Août 1998 des rébellions soutenues par ses anciens alliés burundais, ougandais et rwandais.

En termes de résolution de leurs conflits internes, les trois Etats se sont engagés dans des processus de paix :

  •  

    • Les Accords d’Arusha, qui ont tourné court en 1994 au Rwanda avec l’assassinat du président Habyarimana, le déclenchement du génocide et la mise en place des tribunaux populaires et traditionnels GACACA pour la justice et la réconciliation nationales.

    • Les Accords d’Arusha pour le Burundi instaurant une transition basée sur le partage du pouvoir politique et le principe d’alternance ethnique jusqu’à l’organisation des élections démocratiques. Ce qui a été fait et a abouti à l’élection présidentielle en Août 2005.

    • Les Accords de Lusaka en République Démocratique du Congo instaurant le dialogue inter-congolais pour le partage du pouvoir et la mise en place d’un gouvernement de transition devant organiser des élections.

II. Nécessité et sens d’une vision régionale de la réconciliation et de la paix

1. La quête de leadership régional

Durant la période de la guerre froide, le Zaïre (devenu RDC en 1997) était considéré comme l’élément central de stabilisation de la région des Grands Lacs, en particulier grâce à son rôle dans la Communauté Economique des Pays des Grands Lacs (CEPGL) qu’il constituait avec le Burundi et le Rwanda.

Devant la faillite du Zaïre embourbé dans une transition sans fin, un vide de leadership régional s’est créé que les leaders de l’Angola, de l’Ouganda et du Rwanda cherchaient à occuper. Car la géopolitique a horreur du vide. Ainsi les velléités sont nées pour combler ce vide de leadership. Est-ce ce vide qui a conduit l’administration américaine du président Clinton à voir dans la personne du président Museveni de l’Ouganda l’un des nouveaux leaders de l’Afrique ?

Toujours est-il que cette quête de leadership politique régional s’est matérialisée par l’acquisition des zones d’influence en RDC en soutenant des rébellions ou le gouvernement affaibli dans leurs territoires, en participant à l’administration douanière et en exploitant les ressources naturelles de ces territoires. C’était le principe de la partition de la République Démocratique du Congo entre groupes armés et leurs parrains.

Mais on a constaté l’impossibilité de l’émergence d’un leadership régional dans pareil contexte. Au contraire, les alliances se sont désintégrées provoquant même des rivalités et des affrontements armés entre l’Ouganda et le Rwanda sur fond de lutte pour le contrôle des zones minières d’or et de diamant autour de la ville de Kisangani, en RDC.

2. Destin lié : la paix interne impossible sans les voisins

Très tôt, après le déclenchement du génocide et à la suite de ses retombées dans la région, il est apparu que la paix interne dans chaque Etat dépendait des pays voisins et que la normalisation du climat politique ne devait se faire sans leur concours. Car non seulement chacun des Etats hébergeait, protégeait, entretenait ou soutenait les rebelles, les milices ou les oppositions armées des autres mais chacun devait jouer de son influence et peser de tout son poids sur ces dernières si les Etats tenaient à voir la paix revenir chez eux. La paix de chacun dépendait de la volonté des autres, voire même de tous.

III. Enjeux économiques de la réconciliation régionale

Si la mise en place des processus nationaux de réconciliation et de retour à la paix ont contribué à baisser les tensions et à créer un climat de quasi-détente régionale – en particulier celui de la République Démocratique du Congo dont la partie orientale était le carrefour des milices et groupes armés burundais, congolais, ougandais et même soudanais – le contexte était jugé propice pour lancer des initiatives de renforcement de cette paix fragile en convoquant une conférence régionale sur les Grands Lacs. C’est au sein de cette conférence que des tractations et des concertations ont pu avoir lieu entre Etats voisins et anciens belligérants pour se réconcilier et traiter de la paix et de la reconstruction de la région.

L’idée d’organiser une Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs a germé au début des années 90 à la suite des violences qui ont culminé par l’hécatombe au Rwanda et l’onde de choc qu’elle provoquée. L’Union Africaine, alors Organisation de l’Unité Africaine, l’avait mentionnée en 1995. Mais après l’adoption des Résolutions 1291, 1296 et 1304 du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui qualifiait la situation de conflit en République Démocratique du Congo de « menace à la paix et à la sécurité internationales », cette idée est progressivement devenue une réalité. La Conférence a dès lors été placée sous la présidence conjointe de l’Organisation des Nations Unies et de l’Union Africaine, avec un Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations Unies. A part les trois pays et l’Ouganda, sept autres Etats ont été joints à la liste des participants parce que directement ou indirectement concernés par les conflits : Angola, Centrafrique, Congo-Brazzaville, Kenya, Soudan, Tanzanie et Zambie. Certains, comme le Kenya, la Tanzanie et la Zambie sont le réceptacle de réfugiés, d’autres comme l’Angola et la Centrafrique ont apporté un soutien à l’un ou l’autre camp, d’autres encore étant dans les deux cas à la fois tout en se plaignant de voir leurs opposants armés réfugiés chez les voisins.

La CI/RGL s’est constituée en espace de dialogue réunissant ces pays comme cadre de débat, de réconciliation et de recherche de solution durable aux multiples conflits. Son but ultime est d’aboutir à la « signature d’un Pacte de Sécurité, de Stabilité et de Développement » ainsi qu’au lancement d’un Plan d’action pour les pays des Grands Lacs.

Elle travaille sur quatre thèmes, à savoir :

  • La paix et la sécurité ;

  • La bonne gouvernance et la démocratie ;

  • Le développement économique et l’intégration régionale ;

  • Les questions humanitaires et sociales.

L’enjeu économique est de bâtir un espace économique intégré pour éradiquer la pauvreté et promouvoir la reconstruction régionale des secteurs et des infrastructures de production en harmonie avec des initiatives porteuses comme le NEPAD (le nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique). Pour cela, cette Conférence entend faire de la région des Grands Lacs une Zone Spécifique de Reconstruction et de Développement et se dotant de deux outils politiques à portée économique à l’issue du processus (horizon fin 2006) :

1. La création de Bassins de Développement Transfrontalier (BDT)

Les Bassins de Développement Transfrontalier constituent l’un des moyens de rendre opérationnelle la « Zone spécifique de reconstruction et de développement », c’est-à-dire la région des Grands Lacs. Régions de coopération transfrontalière de proximité, ces bassins assureront l’intégration des territoires frontaliers de deux ou plusieurs Etats sur la base d’une histoire commune, ou d’un intérêt partagé en ce qui concerne la gestion ou l’exploitation de ressources naturelles, humaines ou financières, et motivée par le souhait de reconstruire et de développer ce territoire.

Un Bassin de Développement Transfrontalier (une dizaine autour des onze Etats) poursuit les objectifs suivants :

  • a) Parvenir au régionalisme local par le biais de la coopération et de l’intégration économiques locales ;

  • b) Donner une impulsion au développement et assurer la paix et la sécurité, ainsi que le développement inclusif et participatif des communautés dans les régions concernées ;

  • c) Assurer le développement des infrastructures physiques et commerciales locales adéquates en vue de stimuler les investissements ;

  • d) Développer un secteur privé capable de comprendre les possibilités qu’offre le marché, d’étendre les exportations vers des marchés hors de la zone du BDT et de faire naître de nouveaux centres de consommation au sein de la zone du BDT.

2. La mise en place d’un Fonds Spécial pour la Reconstruction et le Développement (SFRD)

Constitué par des ressources du Fonds Spécial provenant de contributions des Etats membres signataires de la Déclaration de Dar es Salaam (les Onze Etats impliqués dans la Conférence) et des versements d’institutions financières nationales et internationales, des dons et subventions de personnes et agences locales et étrangères, ce fond sert d’appui au financement de la reconstruction et du développement des Grands Lacs :

  • a) Aider au renforcement des capacités des institutions gouvernementales et des organisations locales dans la Région afin d’apporter un soutien efficace aux processus de court, moyen et long termes en matière de réhabilitation, de reconstruction et de développement national ;

  • b) Assister à la réhabilitation, à la reconstruction et au développement des Etats membres de la Région en facilitant l’investissement de capitaux à des fins de production, notamment la réhabilitation et la remise en état des infrastructures et des institutions détruites ou perturbées par la guerre ou les conflits ;

  • c) Apporter l’assistance financière pour l’exploration, l’exploitation et la gestion des ressources minières et naturelles des Etats membres de la Région et promouvoir le développement durable et l’intégration économique des Etats membres.

  • d) Apporter l’assistance technique pour la préparation, le financement et la mise en œuvre de projets et d’activités de développement, notamment par la réalisation d’une étude des priorités et la formulation de propositions de projets ;

  • e) Promouvoir les investissements publics et privés dans la Région par le biais de participations lors d’emprunts ou autres investissements des structures des secteurs publics et privés.

  • f) Et entreprendre toute autre activité et fournir tout autre service qui pourrait faire progresser le développement de la Région.

La Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs est porteuse d’une vision de la réconciliation et de la paix, une vision qui pourrait être résumée par l’idée qu’il faudrait relier le destin économique des Etats et de leurs populations sur des centres d’intérêt commun.

Cette idée est forgée sur une leçon qu’a donné cette région. En effet, en dépit des conflits et des guerres qui ont secoué les pays des Grands Lacs, en particulier les trois qui constituaient la CEPGL (2) (Burundi, Rwanda et République Démocratique du Congo), alors que leurs armées respectives se sont battues et que de nombreuses milices et groupes armés se sont mêlés, les infrastructures communes érigées dans le cadre de la CEPGL n’ont été détruites par aucun camp : la Banque de Développement des Etats des Grands Lacs (BDGL), deux centrales hydro-électriques fournissant l’électricité au Kivu, au Burundi et au Rwanda, l’Assurance Grands Lacs.

De même les différents accords et réglementations qui régissaient la circulation des biens et des personnes entre les trois pays dans le cadre de la CEPGL n’ont jamais été remis en cause. Alors que la CEPGL elle-même – comme institution régionale - est paralysée depuis 1993. L’humanité a fait faillite dans les Grands Lacs, avec le génocide et la brutalité des massacres.

Mais si cette vision de la Conférence est économiquement optimiste, elle reste fragile et insuffisante parce qu’elle ne prend pas assez en compte les fondements structurels des violences : un conflit entre :

  •  

    • La démographie régionale (plus de 300 habitants au km2 contre 10 en moyenne dans le reste de l’Afrique) ;

    • Un système économique inadapté et voire même propice aux affrontements, car basé sur l’économie agricole de type rural ;

    • Une forte pression foncière, avec des terres de moins en moins disponibles, très disputées et surexploitées à certains endroits ;

    • Les principes de fonctionnement des sociétés (rurales) où la référence identitaire est très sollicitée en terme de binôme autochtone contre allochtone ou « étranger ».

Par ailleurs, la rareté des ressources foncières a généré des conflits. Des études scientifiques ont établi des liens entre l’intensité des massacres et les litiges à caractère foncier dans le génocide du Rwanda. De même à l’Est de la RDC, les enjeux fonciers ont été au centre des violences internes dans les années 90 ainsi qu’avec les rébellions ou les occupations militaires étrangères récentes soit autour de l’occupation des territoires agricoles soit de l’exploitation des ressources naturelles (minières, forestières, etc.) de ces mêmes territoires.

Enfin, ces insuffisances de la Conférence rencontrent un certain nombre d’incohérences et de contradictions dans des processus de normalisation ou de résolution des conflits mis en place par la Communauté Internationale au sujet des rébellions ou des groupes armés. Si dans certains pays, la vision générale est de les considérer comme illégaux et ennemis de la paix parce qu’ennemis des gouvernements en place, dans certains autres ils ont été invités au partage du pouvoir comme prime à la guerre !

Notes

  • (1) AFDL : Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Zaïre.

  • (2) CEPGL : Communauté Economique de Pays des Grands Lacs.