Ficha de experiencia Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, octubre 2005

Partage du pouvoir : que faire de la chefferie traditionnelle en Afrique du Sud?

En Afrique du Sud, la transition négociée qui vise à la construction d’un ordre politique post-Apartheid est sous-tendue par une philosophie de réconciliation nationale. Le gouvernement d’union nationale, dirigé par le Congrès national africain (ANC), doit faire face à de multiples défis dont la conciliation des diverses revendications au sujet de la réorganisation du pouvoir. Cette réforme de l’Etat doit en outre, tenir compte de la réintégration des bantoustans (1) dans le territoire national et des townships dans les zones urbaines, réintégration qui pose le problème de la compatibilité des anciennes et nouvelles autorités.

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La nouvelle forme décentralisée de l’Etat, comme source principale du problème

La réintégration des bantoustans et des townships a nécessité une véritable réorganisation constitutionnelle des différents niveaux de gouvernement. L’absence notable de qualification de la nouvelle forme de l’Etat dans la Constitution de 1996 semble démontrer la volonté de concilier les diverses revendications au sujet de sa forme. Les rédacteurs se sont en effet ingéniés à donner satisfaction aux revendications unitaristes de l’ANC, centralistes du Congrès Panafricain (PAC) tout en tenant compte des revendications fédéralistes du Parti National (NP) et du Parti Démocrate (DP), voire confédéralistes de l’Inkatha Freedom Party (IFP). Le fruit de ce compromis qui établit un système hybride consacre un accroissement de l’autonomie politique de la sphère provinciale et de la sphère locale, autonomie relativisée par un pouvoir central qui demeure fort.

La province acquiert, tout d’abord, une plus grande souveraineté. L’élection d’un Conseil exécutif dirigé par un Premier, sorte de premier ministre provincial, témoigne de la réduction du pouvoir de l’Etat dans la province. La Constitution augmente, en outre, les domaines de compétences dévolues à la province, même si celles-ci restent soumises à des conditionnalités qui laissent le dernier mot au pouvoir central. De la même manière, le gouvernement local, obtenant le statut de « sphère de gouvernement » (2), qui lui permet d’élaborer sa propre politique, gagne en autonomie. Celui-ci, instrument de la politique de séparation « raciale » pendant l’Apartheid devient un acteur clef de l’entreprise de démocratisation mais aussi, comme la Constitution le prescrit, un vecteur de développement socio-économique du nouvel Etat et de réparation des inégalités.

Les relations intergouvernementales sont régulées selon le principe constitutionnel de « gouvernement coopératif » . Ce mode de relation semble constituer un élément essentiel de l’intégration politique du territoire. Fondé sur l’exigence de la négociation, le gouvernement coopératif tend ainsi à créer un « fédéralisme intégré » (3) qui cherche à relier les différents échelons de gouvernement tout en créant un espace aux multiples configurations de relations intergouvernementales. Mais dans la pratique, ce principe semble maintenir un mode diffus de domination du pouvoir central. Les structures de représentation nationale des sphères provinciales (Conseil national des provinces, NCOP) et locales (Association des gouvernements locaux d’Afrique du Sud, SALGA) jouent toutefois un rôle patent dans la participation des niveaux décentralisés aux relations intergouvernementales.

« L’organisation des pouvoirs publics entre les différents niveaux de gouvernement n’est pas le résultat d’une dévolution de compétences de l’Etat aux provinces mais le résultat d’un contrat politique et social » (4). La Constitution en garantit le respect par des modalités de révision renforcées, dont un pouvoir de veto du NCOP sur toute proposition de révision du pacte fédéral. Mais l’autonomie financière restreinte des sphères provinciales et locales et la prédominance indiscutable de l’ANC, présent dans toutes les sphères de gouvernement, limitent les effets de cette décentralisation du pouvoir. Toutefois la répartition des pouvoirs semble ainsi plus équilibrée et plus propice à la démocratie.

Cette nouvelle forme de l’Etat, quoique satisfaisante, pose néanmoins le problème de la compatibilité des autorités locales avec la chefferie traditionnelle, problème qui a nécessité, surtout au niveau rural, dans les anciens bantoustans des concessions de la part de l’Etat. On peut se demander comment l’exigence récente de la démocratie et le principe de gouvernement coopératif peuvent s’appliquer à la réalité du pouvoir politique des autorités tribales.

La relégation des chefs traditionnels

Les amakhosi ou chefs traditionnels représentent en effet le pouvoir de proximité qui prévaut dans le milieu rural depuis des siècles. A la fin des années 1980, la perspective d’un changement de pouvoir au profit de l’ANC signifiait pour le parti leur abolition, l’ANC considérant que les chefs coutumiers étaient une institution archaïque, incompatible avec la démocratie, puisque désignés par la famille royale et coupables de compromission avec le régime d’Apartheid. On compte pourtant en 2004, dix rois, huit cents chefs tribaux et dix mille chefs de villages, reconnus institutionnellement et dotés d’un organe de représentation au niveau national, provincial et local depuis 2003. Quel sort a été le leur depuis le début de la transition démocratique ?

Les autorités traditionnelles étaient, avant 1994, légalement le premier niveau d’administration en zone rurale noire et constituaient souvent plus de 50% des parlements des bantoustans. Cette élite rurale administrait la population et était chargée du maintien de l’ordre public ainsi que de la prestation de services publics de base (santé, éducation, eau, électricité, transport, gestion foncière etc.). Si ces chefs étaient alors soumis au gouvernement blanc selon une forme du principe de l’indirect rule (5) colonial, ils restaient la principale autorité dans les zones rurales. L’enjeu principal de l’antagonisme existant entre l’ANC et la chefferie traditionnelle est donc principalement le « contrôle de la ruralité africaine de l’Afrique du Sud » (6), l’ANC voulant étendre la démocratie sur tout le territoire et les chefs tentant de maintenir leur pouvoir.

La région emblématique de la forte implantation de cette institution traditionnelle est le KwaZulu-Natal, province majoritairement zouloue (tribu représentée politiquement par l’Inkatha Freedom Party, IFP) : elle est, par là même, le lieu de focalisation de cette opposition. Un exemple récent en témoigne : en avril-mai 2005, un débat a eu lieu sur la reconnaissance du royaume zoulou et sur la place de la famille royale dans le processus de décision (7). Pour autant, l’importance de la chefferie traditionnelle n’est pas uniforme mais dépend plutôt du traditionalisme de chaque région. L’argument avancé pour une meilleure légitimation de cette institution est la proximité des chefs avec leur village, argument contrebalancé par le fort taux d’illettrisme (70%) chez les chefs, qui relativise leur rôle de développement local.

La « grande dépossession des chefs » (8) commence au début de la transition démocratique avec la mise en place de gouvernements locaux transitoires (transitional local council, TLC) dans les anciennes zones noires. Ces TLC reprennent les fonctions des autorités noires dans les townships (apparues dans les années 1980) et doivent se substituer aux autorités tribales dans les anciens bantoustans. Cette substitution n’est pas du goût des chefs traditionnels, les législations anciennes concernant leurs fonctions étant toujours en vigueur. La coexistence est en fait insatisfaisante pour les deux parties et va jusqu’à provoquer des blocages ou des situations de confusion qui se traduisent, par exemple, par l’interruption de l’accès aux services. Les élections municipales sont l’occasion pour les chefs tribaux de mener un combat à deux fronts : ils réclament la reconnaissance de leur main-mise sur la gestion foncière et s’opposent à l’attribution aux nouvelles municipalités de la fonction de développement prévue dans le Municipal Structures Act. Mais le gouvernement tient sa ligne initiale sur la question des compétences des municipalités.

Sans remettre en cause le principe de rémunération des chefs par l’Etat mais en instaurant des autorités locales démocratiques sur tout le territoire, le gouvernement fait perdre aux chefs traditionnels le rôle d’administrateurs ruraux, tout en leur reconnaissant progressivement une place particulière dans la société.

La prise en compte des autorités traditionnelles

Le manque de clarté sur la définition du rôle des chefs perdure jusqu’au Traditional Leadership and Governance Framework Act, voté en décembre 2003. Comme l’indique son Préambule, cet acte législatif a pour objectif de « transformer l’institution pour la rendre compatible avec la Constitution » et restaurer « [son] intégrité et [sa] légitimité » . Tout en rappelant aux chefs leur obligation de coopération avec toutes les sphères et organes du gouvernement, ce texte propose un encadrement au pouvoir de la chefferie.

La loi prévoit l’établissement d’un Conseil traditionnel qui doit être composé de membres choisis par le chef, d’un tiers de femmes et d’autres membres élus démocratiquement. Ce Conseil et sa composition témoignent d’une modernisation de l’institution car l’obligation d’un Conseil introduit l’encadrement du chef et sa composition la rend compatible avec les principes constitutionnels (non-discrimination et démocratie). Mais les pouvoirs de ce conseil restent indéfinis : la loi prévoit seulement qu’il ait un rôle ouvert, c’est-à-dire que les administrations peuvent lui déléguer des missions non énumérées par la loi. Cette clause « compte tenu des vues de l’ANC sur la chefferie traditionnelle […] fait figure de concession creuse. » (9) Toujours est-il que ce Conseil institutionnalise le rôle consultatif de la chefferie traditionnelle.

Le deuxième point essentiel de ce projet de loi est la prise en compte du problème de légitimité des chefs traditionnels, faits et défaits par l’administration coloniale et le régime d’Apartheid, selon leur soumission au régime en place. Il instaure une nouvelle forme de reconnaissance étatique des chefs par le biais de l’octroi de certificats, sous certaines conditions : l’assurance que la désignation du chef s’est faite conformément aux règles coutumières, qu’il n’a pas de casier judiciaire et qu’il n’est pas mentalement déficient. En bref, l’Etat s’accorde le pouvoir de démettre les chefs tribaux. La nécessité de l’aval étatique renforce le contrôle de l’Etat sur cette institution et amenuise ainsi son pouvoir. Pour autant, cette reconnaissance est bien le témoin du caractère incontournable de la chefferie traditionnelle dans la société sud-africaine. Et si on constate un manque de données sur la perception et le soutien dont bénéficient les chefs, ce qui nous empêche de connaître la réelle légitimité de cette institution, certains ont pu observer une évolution récente, celle de l’apparition d’une nouvelle génération de chefs, jeunes et éduqués, qui s’intéressent au développement local et cherchent à s’adapter au nouveau contexte démocratique.

Ainsi le gouvernement est-il parvenu à imposer la démocratie qu’il souhaitait, c’est-à-dire une démocratie locale cantonnant les chefs à une responsabilité faible et contrôlée. Toujours est-il que les autorités traditionnelles ont su s’assurer une place dans un nouveau régime dirigé par un parti qui leur est pourtant encore largement opposé, une place qui peut encore évoluer, selon l’adaptabilité des nouvelles générations de chefs.

« La Constitution de 1996 [semble avoir] formellement rompu avec le centralisme qui caractérisait l’Etat sud-africain depuis sa création » (10) , et ce en renforçant les statuts et compétences des sphères provinciales et locales, renforcement qui a obligé l’Etat à légiférer sur la question des autorités traditionnelles, habituées à gérer seules le local dans les anciennes zones noires. L’Etat central apparaît toutefois comme l’ultime maître du jeu dans une majorité de décisions. Résultat de compromis, la nouvelle forme de l’Etat a ainsi été l’occasion pour l’Etat de se garder une place de choix. Cette place de l’Etat central associée à une omniprésence de l’ANC dans toutes les sphères du gouvernement permet une stabilité essentielle pour ce pays dans son processus de réunification nationale. La prise en compte, enfin, de la nécessité du compromis et de la négociation est un gage contre le conflit.

Commentario

Cette réforme de l’Etat a dû se faire dans un climat de conciliation. Si des antagonismes persistent, ceux opposant l’Afrique du Sud rurale et traditionnelle et l’Afrique du Sud urbaine et moderne, le gouvernement a su faire progresser la démocratie, en « dé-féodalisant » les zones rurales tout en gardant des caractéristiques de la culture africaine noire. L’Afrique du Sud semble bien être un bon exemple du partage du pouvoir.

Notas

(1)Territoires représentant 13% de la superficie totale du pays, considérés comme des Etats noirs autonomes, voire indépendants, pendant la période de l’Apartheid, censés assurer le « blanchissement » de l’Afrique du Sud, car séparés de la République blanche.

(2)« Le terme de sphère est préféré à celui de niveau pour souligner la réalité de gouvernements distincts, chacun étant responsable devant sa propre législature ou conseil. Il vise également à mettre l’accent sur la nature […] plus égalitaire des relations entre gouvernements » Crouzel, Ivan. « Les municipalités en Afrique du Sud : une autonomisation variable » in Les Etudes du CERI, n°93, avril 2003, p 6 www.ceri-sciencepo.com/publica/etude/etude93.pdf

(3)Simeon, Richard « Considerations on the design of federations : The South African Constitution in a comparative perspective » , South Africa Publiekreg/Public Law, Vol. 13, n° 1, 1998, cité par Crouzel, Ivan. Ibid., p 14

(4)Maziau, Nicolas. « La décentralisation en Afrique du Sud : un Etat « caméléon » in La république d’Afrique du Sud, Nouvel Etat, nouvelle Société, sous la direction de G. Conac, F. Dreyfus, N. Maziau, Coll. La vie du droit en Afrique, Edition Economica, 1999, p 64.

(5)Principe de gouvernement en vigueur dans de nombreuses colonies britanniques qui consiste à contrôler un territoire à travers ses autorités coutumières. Celles-ci restent en place en échange de leur soumission.

(6)Vircoulon, Thierry. « Que faire des chefs coutumiers dans la nouvelle Afrique du Sud ?  » in L’Afrique du Sud démocratique ou la réinvention d’une nation¸ L’Harmattan, 2004, p 51 « Cette expression paradoxale désigne les ex-homelands car l’Apartheid a aussi scindé le monde rural en deux : celui des Blancs et celui des Noirs. »

(7)Mail & Guardian, 22 avril 2005, 18 mai, 19 mai, 21 mai, 25 mai 2005

(8)Vircoulon, Thierry. Op.cit., p 53

(9)ibid. p 63

(10)Crouzel, Ivan. Op.cit. p 4