Julie Noss, Paris, septembre 2006
L’utilisation du symbolique à des fins politiques et géostratégiques : l’expérience des Israéliens et des Palestiniens
Des symboles très forts sont utilisés des deux côtés du conflit afin de légitimer une lutte qui, si elle passe évidemment par des enjeux culturels, est également politique et territoriale. D’autres exemples montrent bien à quel point des référents culturels symboliquement très chargés peuvent être habilement utilisés à des fins toutes autres.
Le conflit israélo-palestinien est essentiellement présenté par les médias comme une vieille guerre fratricide et quelque peu absurde (du fait de sa durée dans le temps), enfermée dans un engrenage sans fin de violence, basée de manière quasi exclusive sur l’origine ethnique et l’appartenance religieuse, et portant sur le partage des terres. La majorité des opposants des deux parties considèrent bien sûr que ce sont ces facteurs qui en sont à l’origine, et qui perpétuent les affrontements depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. Mais d’autres enjeux sont à l’œuvre pour les dirigeants, notamment la question de l’appropriation des sources d’eau (bien que cette lutte pour la mainmise sur les ressources en eau ne soit pas non plus vierge de toute idéologie, et réponde, dans le cas de l’État d’Israël du moins, à des motifs hautement symboliques). On a donc ici un motif également économique au prolongement de la lutte. De même, si les relations internationales sont assez conditionnées par ce conflit, par le soutien à l’une ou l’autre des parties, la lutte idéologique en faveur de l’état d’Israël, ou en soutien à la population palestinienne n’est pas la seule en cause : l’Etat français, par exemple, entretient des relations commerciales qui conditionnent, en partie, son soutien à la politique israélienne. Le conflit israélo-palestinien cristallise toutes sortes d’enjeux diplomatiques, et crée parfois insidieusement une sorte de découpage cartographique du globe, conditionnant ainsi les relations de chacun aux autres, selon le soutien de chacun au gouvernement israélien ou à l’autorité palestinienne. Si l’ensemble du monde arabe entend apporter son soutien idéologique au peuple palestinien face à l’Etat d’Israël, des logiques économiques et politiques sous-jacentes sont également à l’œuvre : le conflit du Moyen-Orient, duquel découle bon nombre de stratégies diplomatiques et politiques internationales, n’est pas non plus, quant à lui, d’ordre purement culturel. Les évènements qui ont lieu au Liban aujourd’hui le montrent bien : l’Etat d’Israël, et l’attitude que les autres forces politiques internationales ont envers celui-ci, met en jeu et orchestre, bon gré mal gré, de nombreuses relations diplomatiques à travers le monde, et en premier lieu dans la région qui entoure Israël, comme le montre cette critique d’un journaliste israélien concernant les récentes attaques du gouvernement israélien au Liban : « Y a-t-il du sens à mettre sous pression maximale les populations chiites du Liban pour qu’elles fassent elles-mêmes pression sur Beyrouth, qui fera pression sur Damas, pour qu’ensuite la Syrie fasse pression sur le Hezbollah et ce dernier sur le Hamas ? » (1)
Comme on le voit en France, ce conflit peut souvent faire figure d’affirmation identitaire dans les banlieues : on assiste parfois à une récupération de l’affrontement israélo-palestinien à une échelle locale, à une identification personnelle aux forces en présence afin de justifier ses propres actes. Les populations juives se trouvent ainsi bien souvent injustement sommées de répondre ou de justifier des actes du gouvernement israélien, comme si être Juif signifiait forcément appartenir et soutenir la politique de feu Ariel Sharon, et celle aujourd’hui d’Eoud Olmert. Le conflit du Proche-Orient est ainsi très souvent le lieu d’instrumentalisations extérieures à des fins politiques, économiques ou idéologiques, que ce soit au niveau des individus, des Etats ou des institutions. L’Etat d’Israël est d’ailleurs bien souvent la cible de dirigeants tels que le président iranien Ahmadinejab, qui s’en sert pour galvaniser des foules, celles-ci y trouvant elles-mêmes un exutoire de choix aux persécutions des populations musulmanes de part le monde. Dans le cas de l’Iran, les Etats-Unis et Israël constituent une véritable cible qu’offre Ahmadinejab à la population iranienne, afin d’y focaliser toutes ses frustrations. L’Etat d’Israël, devenu depuis 1948, pour bon nombre de personnes, le symbole de l’oppression de l’Islam et de ses pratiquants dans le monde contemporain, se retrouve ainsi au cœur de nombreux enjeux, alors même que cet Etat n’est bien sûr pas composé exclusivement de populations de confessions juives, de même manière que tous les Palestiniens de la bande de Gaza ne sont pas musulmans. Il n’en reste qu’on peut voir dans le conflit du Moyen-Orient l’échec d’un dialogue politique qui s’est alourdi, au fil des ans, de tous ces enjeux internationaux dont Israël et la Palestine ne sont même pas toujours tributaires : « On peut, certes, admettre que la guerre est une continuation de la politique par d’autres moyens, puisqu’il s’agit toujours de défendre l’intérêt national. Mais la réciproque n’est nullement vraie : la politique n’est pas un travestissement de la guerre. Les « autres moyens » signifient même la fin du politique : la guerre est un aveu d’échec, le signe que, toutes les voies politiques ayant été épuisées, il ne reste que le recours à la force brute. Quand les armes parlent les discours s’arrêtent ; or la politique est, pour l’essentiel, affaire de discours, de pourparlers, de recherche de compromis et de consensus. » (2) Ainsi, comme le montre Tzvetan Todorov, si la guerre est aveu d’échec de la politique, on peut voir dans le conflit israélo-palestinien un échec des deux parties à briser ce que Michel Rocard appelle le « tabou majeur », à savoir les nombreux enjeux de pouvoir étant venus se greffer sur un conflit qui, au départ, concernait essentiellement le partage d’une terre.
Au-delà des questions d’ordre « purement » politique et économique, le conflit au Moyen-Orient est donc très fortement chargé symboliquement. Du côté palestinien par exemple, qui est devenu petit à petit le symbole de l’oppression des populations musulmanes à travers le monde, du côté israélien d’autre part, dont la place en tant que nation doit toujours se faire entendre et s’imposer, soixante ans après la création de l’Etat d’Israël, et dont le souvenir du traumatisme de l’extermination du peuple juif durant la deuxième guerre mondiale n’est jamais loin : il est lui-même laissé aux mains d’instrumentalisations qui peuvent même venir de l’intérieur, comme on l’a vu lors de l’évacuation des colonies sur la bande de Gaza, lorsque de nombreux colons d’extrême droite n’ont pas hésité à arborer l’étoile jaune de David, symbole emblématique de la persécution du peuple juif durant le XXe siècle : ces mêmes colons ont ainsi voulu mettre en parallèle leur déplacement forcé et les déportations de la deuxième guerre mondiale, en mobilisant ainsi des ressources symboliques extrêmement frappantes dans l’imaginaire collectif. Ces images ont énormément choqué, de part la violence symbolique qui s’en dégageait, et le parallèle sans équivoque qu’elles créaient entre une situation actuelle extrêmement tendue, et un passé historique toujours très pesant, très chargé émotionnellement. La lutte israélienne passe ainsi également par une mise en image du conflit comme affirmation du droit d’Israël à exister, ce qui rend ce conflit si chargé symboliquement, comme le montre ce journaliste israélien qui évoque les récents évènements au Liban : « Nous sommes à un moment décisif et existentiel de notre histoire. Une victoire sur Israël, même purement symbolique, de deux mouvements islamistes ouvertement voués à la liquidation de l’Etat d’Israël fera sortir le démon de sa bouteille et le répandra aux quatre vents du Moyen-Orient. » (3)
On voit ainsi que des symboles très forts sont utilisés des deux côtés du conflit afin de légitimer une lutte qui, si elle passe évidemment par des enjeux culturels, est également politique et territoriale. D’autres exemples montrent bien à quel point des référents culturels symboliquement très chargés peuvent être habilement utilisés à des fins toutes autres.
Notes :
-
(1) : Steve Plocker, Yediot Aharonot (extraits), Courrier International n°820 du 20 au 26 juillet, p.8
-
(2) : Tzvetan Todorov, Le nouveau désordre mondial, Paris, Robert Laffont, 2005, p.56
-
(3) : Steve Plocker, Yediot Aharonot (extraits), Courrier International n°820 du 20 au 26 juillet, p.8