Fiche d’acteur Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Matthieu Damian, , Grenoble, mars 2006

Joseph ROTBLAT, Ou l’incarnation du mot de François Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Si 2005 a été déclarée année de la physique, nous venons de voir s’éteindre un de ses représentants les plus éclairés en la personne de Joseph Rotblat.

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Eminent physicien, Joseph ROTBLAT fait la connaissance de quelques-uns des plus éminents scientifiques du siècle, Niels Bohr ou encore Dick Feynman. Pourtant, c’est en qualité de « militant associatif » qu’il rencontre personnellement un homme qu’il admire : Albert Einstein. Les deux hommes se retrouvent dans leur combat pour la paix. C’est également dans ce domaine qu’il reçoit les distinctions qui le feront connaître le plus au grand public. En effet, Joseph Rotblat reçoit en 1995 le Prix Nobel de la Paix, attribué conjointement au Mouvement Pugwash dont il fut un des plus infatigables hérauts.

De la physique nucléaire au projet Manhattan

Né en 1908 à Varsovie, il reste en Pologne jusqu’à l’âge de trente ans. Là, il a la possibilité d’aller passer un an à l’université de Liverpool aux côtés du professeur James Chadwick, qui vient alors de recevoir le Prix Nobel de Physique pour avoir prouvé l’existence des neutrons. L’invasion de la Pologne par Adolf Hitler le 1er septembre 1939, le décide à prolonger ses recherches en physique nucléaire en Angleterre. Sa femme, malade, reste en Pologne et il n’aura des nouvelles d’elles que jusqu’en 1941, où elle est arrêtée par les nazis, déportée et trouvera la mort dans un camp de concentration. Si le gouvernement anglais lui cache la nouvelle jusqu’en 1945 (alors qu’il le sait depuis quatre ans), il tentera en revanche de tout faire, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale pour lui permettre de retrouver d’autres membres de sa famille, échappés du ghetto de Varsovie, et de les faire venir en Angleterre autour de lui.

C’est également en 1939 que la découverte de la fission nucléaire se produit. L’entrée des Etats-Unis dans la Seconde Guerre Mondiale en 1941 précipite l’utilisation militaire des possibilités du nucléaire. Ce pays, au contraire du régime hitlérien qui se concentre sur les V1 et V2, développe ses recherches pour mettre au point une bombe atomique : le projet Manhattan de Los Alamos au Nouveau-Mexique est l’aboutissement de cette volonté.

Joseph Rotblat, pour avoir été un des premiers à s’intéresser aussi profondément aux travaux sur la fission nucléaire, se retrouve au cœur de cette aventure à partir de février 1944. Il fait rapidement partie des scientifiques qui réfléchissent à la portée de leurs travaux et sur leur moralité, même s’il est, dans le même temps, convaincu que la barbarie nazie justifie cet avantage technologique qui pourra être décisif dans la guerre.

Cependant, il est le seul scientifique à quitter son poste au projet Manhattan pour des raisons de conscience en décembre 1944, c’est-à-dire plus de huit mois avant les deux explosions d’Hiroshima et de Nagasaki. Il se justifie en montrant qu’il vient d’apprendre que, les Allemands ayant abandonné leur programme nucléaire, le seul danger qui reste réside dans le Japon, un pays qui a beaucoup moins les capacités nucléaires de fabriquer la bombe que le régime hitlérien. Il se rend également compte, après un dîner avec le général Leslie Groves qui dirige le projet Manhattan qu’il existe un agenda caché : Los Alamos doit également servir aux Etats-Unis à acquérir une supériorité militaire décisive sur l’Union soviétique. Suite à son « abandon de poste » , on essaie alors de le faire passer pour un agent russe.

Engagement professionnel et associatif contre les armes atomiques

A la fin de la guerre, il concentre ses recherches nucléaires sur les applications qui peuvent être faites dans le domaine de la médecine. Il travaille notamment sur les retombées des explosions atomiques et notamment du strontium-90 sur le corps humain.

Parallèlement et dès 1946, il créé l’Association britannique des scientifiques spécialisés dans le nucléaire (British Atomic Scientists Association, BASA). Si cette association est nettement plus petite que la célèbre Fédération des scientifiques américains (Federation of American Scientists, FAS), elle pose les bases d’un débat public sur les dangers du nucléaire. La BASA recrute dans son conseil d’administration des scientifiques éminents penchant tout aussi bien du côté travailliste, libéral que conservateur. Elle s’efforce d’être non-politique pour rassembler le plus grand nombre de gens dans sa réflexion. En 1957 cependant, certains des membres les plus célèbres de cette association critiquent fortement la prise de position que sa direction prend en condamnant les dangers des retombées de strontium-90 lors des essais nucléaires. En effet, Joseph Rotblat démontre que les essais nucléaires réalisés par l’armée américaine à l’atoll de Bikini en 1954 ont des conséquences néfastes sur les êtres humains. Il n’hésite pas à l’écrire dans un article pour le grand public au grand dam des officiels qui souhaitent que tout ce qui concerne l’énergie nucléaire demeure un secret d’Etat. La BASA ne s’en remettra pas. Deux ans plus tard, elle est dissoute. Si plusieurs des grands physiciens britanniques avaient joué un rôle important, tels Harrie Massey, Nevill Mott, Rudolph Peierls ou encore GP Thomson, c’est avant tout Rotblat qui en était le moteur.

Le Manifeste Russell-Einstein

Dans le même temps, Rotblat se joint aux efforts de Bertrand Russell, Prix Nobel de Littérature en 1950. Il prend la présidence du fameux Manifeste Einstein-Russell signé le 23 décembre 1954, signé également par d’autres scientifiques éminents souvent Prix Nobel. Ce texte appelle les scientifiques du monde entier à se réunir régulièrement pour discuter des problèmes posés par l’avancement de leurs travaux pour le devenir de l’humanité. Il fait également partie des membres fondateurs de la Campagne pour le Désarmement Nucléaire (Campaign for Nuclear Disarmament), lancé en 1958 et dont il est brièvement dans le comité exécutif.

Les Conférences Pugwash

Ce long combat ne constituait en quelque sorte qu’une préparation au grand œuvre de Rotblat qui lance en 1957, avec le soutien financier de l’industriel canadien-américain, Cyrus Eaton, la Pugwash Conference on Science and World Affairs, qui s’est tenu précisément dans le village de Pugwash en Nouvelle-Ecosse.

Les conférences se sont alors tenues annuellement avec plus d’une centaine de participants à chaque fois qui rassemblaient le gratin de la physique mondiale, notamment de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de l’Union soviétique. Elles éviteront de faire trop de publicité et seront, de ce fait, peu connues. Cependant, leurs travaux constitueront le socle d’un bon nombre de traités internationaux comme le Traité Partiel d’Interdiction des Essais nucléaires en 1963 (conclu entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique et qui empêche tout essai atomique sous l’eau, dans l’atmosphère et dans l’espace) ou encore en 1972, à la fois la Convention sur les Armes Biologiques mais également le Traité Anti-Ballistique (ABM).

Celles-ci seront critiquées du fait qu’elles ne font aucune distinction entre les deux blocs. Les Etats-Unis interdiront d’ailleurs pendant quelques années la venue sur leur territoire de Joseph Rotblat jusqu’en 1964, à la fois pour cette raison mais également du fait que le physicien avait quitté Los Alamos sans avertir les services de sécurité.

Rotblat est secrétaire de l’association durant seize ans, entre sa création et 1973, puis président de la branche britannique de 1978 à 1988 avant de devenir président du mouvement Pugwash au niveau mondial de 1988à 1997.

Une reconnaissance largement reconnue

L’attribution du Prix Nobel de la Paix en 1995 au Mouvement Pugwash et à Joseph Rotblat signera à la fois une sorte de reconnaissance du travail accompli au cours de la Guerre Froide tout comme un symbole pour le cinquantième anniversaire d’Hiroshima et de Nagasaki. Il constituait également l’occasion de critiquer la reprise des essais nucléaires par le président français nouvellement élu, Jacques Chirac.

La hauteur de sa stature morale a été soulignée aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. En 1992, il reçoit avec Hans Bethe le prix de la Paix Einstein. Mikhail Gorbatchev reconnaîtra que les publications de Pugwash (dont Rotblat a été un des auteurs les plus prolifiques) l’ont amené à mieux prendre conscience de certains problèmes nucléaire et ainsi à apaiser la course aux armements.

Parmi ses très nombreux écrits, un des plus célèbres restera son discours lors de la réception du Prix Nobel de la Paix en 1995 où il dénonce les dangers des armes nucléaires. Il appelle également les puissances nucléaires à abandonner leurs stratégies de la guerre froide et invite ses collègues scientifiques à se rappeler leurs responsabilités envers l’humanité. Puis, il cite la dernière phrase du Manifeste Einstein-Russell : « Nous faisons un appel en tant qu’êtres humains vers les autres êtres humains. Souvenez-vous de votre humanité et oubliez le reste. Si vous y parvenez, un nouveau paradis est ouvert, sinon, vous risquez l’anéantissement universel » .

Suite à son Prix Nobel de la Paix, conscient de la notoriété que cela lui avait apporté, il élargit son spectre d’intervention et en appelle personnellement à la clémence du président israélien Weizman envers Mordechai Vanunu qui avait livré plus de dix ans auparavant au Sunday Times que son pays détenait des armes nucléaires. Enfin, signe de sa difficulté à se faire accepter par l’establishment, ce n’est qu’en 1998 que la reine d’Angleterre l’anoblira.

En 2005, le mouvement Pugwash compte 4 bureaux (à Rome, à Londres, à Paris, à Washington), plus de quarante pays où il a des branches locales. Cependant, il ne compte qu’une poignée de salariés et il a de la peine à voir sa cause mise au sommet de l’agenda tant le nucléaire demeure un domaine stratégique et secret.

Sources :

La rubrique Carnet du Guardian du Telegraph, de BBC News, du Monde, tous en date du 2 septembre 2005.

Le site internet du Prix Nobel, www.nobelprize.org

Le site du Mouvement Pugwash, www.pugwash.org

Site web