Fiche d’analyse

, France, 2014

Boko Haram : éléments de compréhension d’une crise multidimensionnelle

La compréhension du phénomène Boko Haram à l’échelle exclusive du Cameroun n’en permet pas le dévoilement de l’enchaînement d’affiliations et d’interactions. Si Boko Haram s’inscrit, au départ, dans l’histoire du Nigeria, il est aujourd’hui au centre des préoccupations de la sous région et au-delà (ses implications internationales étant elles aussi nombreuses).

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Les manifestations d’un conflit ouvert se déclinent ordinairement en désordres et

incertitudes aggravées, qu’il convient de réguler dans le but de préserver la trame, et les éléments essentiels du pacte transactionnel constituant le socle et la stabilité du vivre ensemble dans un État.

Les derniers développements d’une actualité turbulente au Cameroun mettent en présence les acteurs d’un invraisemblable procès en sorcellerie, dont il ne peut ne pas être évoqué en survol, ici, la médiocrité et l’incomplétude dans l’analyse et la projection.

Le déferlement de cette vague « conspirationniste » contribue à dissiper les esprits, à éloigner de l’effort de réflexion et d’engagement auquel sont tenus tous les Camerounais en cette phase de vives tensions dans une partie du pays. Comme il est courant dans ce genre de situation, le déni de responsabilité prime, laissant cours au maniement indélicat d’un langage qui obéit à des objectifs non clairement définis. C’est Brumaire et ses évanescentes incertitudes.

Au centre de toute cette querelle du monopole en patriotisme, se trouvent les actions menées par le groupe Boko Haram au Nord du Cameroun. Il faut en resituer à bon escient le contexte d’émergence, les manifestations et les perspectives, car la « crise Boko Haram » est triplement nigériane, sous-régionale et internationale.

La dimension nigériane de la crise

L’apparition de Boko Haram s’inscrit dans l’histoire globale des cinquante dernières années au Nigeria qui a ses propres caractéristiques : une relation de négociation et de confrontation permanente entre le centre du pouvoir politique et la périphérie, empreinte d’une interaction dont tous les éléments de la complexité ne peuvent être ici rendus.

Le pays connaît ainsi les affres d’une guerre civile (1967/1970) menée par un mouvement sécessionniste d’une des régions productrices de pétrole du pays, l’« État de l’Est du Nigeria », qui deviendra pendant la guerre, « L’État du Biafra ». La « Guerre du Biafra » provoquera la mort de plus d’un million de personnes, se soldant par la défaite des sécessionnistes. Elle conduira nécessairement à une refonte totale de l’organisation des institutions de l’État fédéral, sans empêcher que ne surviennent pour autant d’autres événements perturbateurs de la stabilité nationale. Ils sont politiques, pour l’essentiel, et mettent en présence des stratégies et modalités de revendication, de négociation voire de contestation brutale par divers groupes d’acteurs, du pouvoir central ; ils préconisent leur reconnaissance et leur participation pleine et entière aux bénéfices du pouvoir, qu’ils soient politiques, économiques et symboliques.

Ces groupes et acteurs sont multiples, des mouvements revendicatifs du Delta du Niger, à la grande préoccupation que constitue Boko Haram, mouvement islamiste radical, fortement installé dans le Nord-Est du pays (en particulier dans les États du Borno, d’Adamawa et de Yobe), et dont les actions violentes ont provoqué de nombreuses victimes et d’importants dégâts matériels ces dernières années.

Il y a bien eu aussi dans la même veine, le mouvement revendicatif Ogoni, dans l’État de Rivers, au sud du pays. Les activités des compagnies pétrolières étrangères ont d’ailleurs été en tête de mire des condamnations du MOSOP (Movement for the Survival of the Ogoni People) dont le chef de file Ken Saro Wiwa fut exécuté en 1995, sous la présidence de Sani Abacha.

Les différentes problématiques de la prévalence de l’État sur toute l’étendue du territoire national, de son acception, de ses capacités à mobiliser des ressources suffisantes et en assurer une redistribution opportune sont au cœur des tensions de la vie politique de ce pays. JF Bayart rappellera opportunément l’antique conception par le constituant nigérian de l’enjeu de la politique, conçue comme : « la possibilité d’acquérir la richesse et le prestige, d’être capable d’en distribuer les bénéfices sous la forme d’emplois, de contrats, de bourses, de dons d’argent, etc., à ses parents et ses alliés politiques ».

Les « particularismes » propres au Nigeria sont donc à mettre en relation avec un environnement interne en pleine mutation. Daniel Bach évoque lui, un « développement du fédéralisme par scissiparité » ayant permis de « satisfaire les demandes d’autonomie des groupes ethniques minoritaires, tout en préservant l’unité territoriale et politique du pays ». Mais il insiste plus loin dans son propos, sur les limites de cette perspective, l’une des plus importantes étant les replis identitaires, et le communautarisme de base, déconnecté de l’exigence d’intégration, dans la situation de la réduction drastique des capacités distributives de l’État fédéral. L’actuel déclin des ressources fait partie intégrante donc, de la problématique globale de la conflictualité au Nigeria.

Plusieurs États du Nord instaurent ainsi la Charia dans leur ordonnancement juridique interne, dès la fin des années 1990, se démarquant de l’ensemble du pays et contrevenant aux dispositions constitutionnelles de laïcité républicaine. La force matérielle et symbolique de cet acte a des manifestations immédiates, dans l’incapacité du pouvoir central à restaurer les apparences de la respectabilité républicaine. Cette situation perdure, faisant le lit des drames épouvantables dont il est quotidiennement fait cas dans les médias.

Boko Haram émerge donc dans ce terreau, qui lui est tout à fait favorable. Les avis d’expert divergent encore, quant au véritable profil d’un mouvement jeune (affiliations, nombre de membres, sources de financements etc.) qui participe du registre des opérateurs de nuisance depuis une douzaine d’années. Il promeut la vision singulière d’un islamisme atypique, qui le distingue d’autres opérateurs historiques ayant à cœur le même projet de constitution d’une Umma idéelle dans toute l’Afrique.

Quelques faits marquant sont toutefois à signaler, dans le développement d’une violence qui est allée croissante, et dont les pics des derniers mois traduisent la radicalisation des postures des acteurs. Si le groupe a déclaré, fin août, la création d’un Califat à Gwoza, ville récemment conquise aux forces gouvernementales, il prend activement part aux massacres de masse visant à créer la stupeur, en s’inscrivant dans les lignes de fracture des dynamiques internes au Nigeria. En particulier dans les États du Nord, à majorité musulmane. En 2009, son leader-fondateur Mohamed Yusuf est abattu dans des conditions jamais élucidées, par la police nigériane au terme de plusieurs jours d’affrontements armés. L’arrivée à la tête du groupe d’Abubakar Shekau marque un tournant, dans l’évolution d’une crise qui prend alors un essor qui dépasse les frontières nationales du Nigeria.

Quelles interactions sous-régionales?

Les problématiques générales d’insécurité dans le Golfe de Guinée mettent le Nigeria, puissance économique, démographique, politique et militaire de la sous-région (et de l’Afrique) au centre de toute la chaîne de réflexion et d’action qui se dessine.

Trois pays frontaliers du Nigeria sont directement concernés des projections de Boko Haram: le Niger, le Tchad et le Cameroun. Les raisons essentielles en sont la continuité territoriale et socioculturelle de part et d’autre de ces frontières poreuses, qu’aucun des pays mis en cause n’a par ailleurs les capacités de contrôler effectivement. Puis, il y va également de la question globale même de l’insécurité dans ce bassin et dans chacun des États sus mentionnés.

Avant d’insister sur la dimension spécifiquement camerounaise de la crise, je voudrais souligner l’existence d’une tentative de prise en charge des questions globales d’insécurité transfrontalière dans cette partie de l’Afrique, comme l’attestent les politiques consenties - de manière certes insuffisante - par les différentes organisations inter États que sont la Cedeao (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest), la CEEAC (Communauté Économique des États d’Afrique Centrale), la CBLT (Commission du Bassin du Lac Tchad) ou la CGG (Commission du Golfe de Guinée). En l’espace de onze mois, trois rencontres de très haut niveau se sont tenues dans la perspective de trouver des voies et moyens pour contenir cette vague terroriste dans la sous-région : les sommets de Yaoundé (24-25 juin 2013), et de Paris (respectivement du 05 décembre 2013 et 17 mai 2014). Les deux dernières rencontres de Paris ont abordé des aspects particuliers de ces formes d’insécurité, le dernier se rapportant de manière spéciale à la sécurité au Nigeria.

Le phénomène Boko Haram a donc dépassé les frontières nigérianes, s’inscrivant à la suite d’autres mouvements regroupant contrebandiers et rebelles de circonstance, aux projets politiques incompatibles avec la construction d’un État viable. Ces acteurs s’illustrent dans toute la chaîne qui va de la Somalie aux confins des côtes sénégalaises, établissant même des connexions avec des mouvements islamistes armés du Nord de l’Afrique. Cette sorte d’internationale du Djihad dont il faut cerner les vrais contours prolifère, face à des États totalement désorganisés et dépourvus de ressources pour y faire face de manière opportune.

Pourquoi le Cameroun, et dans quel projet ? Voilà la question à laquelle les nombreuses réponses entrevues devraient conduire, à une compréhension suffisante de la guerre dans laquelle le pays est engagé, comme l’a annoncé Paul Biya au sortir du sommet du 17 mai dernier à Paris.

Il faudrait disposer en parallèle, les réalités du contexte dans lequel surviennent ces atrocités. Dans une tribune qui m’a été accordée ici même il y a quelques jours, je mettais l’accent sur les manquements graves qui ont œuvré au déploiement de pareille œuvre dans le septentrion national. C’est à ces inconséquences là qu’il faudrait s’attarder, c’est à partir d’elles qu’il faudrait puiser les résolutions, le courage et la détermination qui s’imposent, afin d’avancer en rangs unis face à l’adversaire que nous connaissons tous, et dont se servent les tiers acteurs étrangers au pacte républicain. Cet adversaire, c’est notre propre veulerie, les inconstances de gestion des Hommes et des biens, la corruption, le gaspillage et la déprédation. C’est notre propre misère, notre pauvreté entretenue, les prétentions et suffisances de quelques groupes qui plaident à charge, en accusant certains autres au patriotisme douteux ; c’est l’enfermement de chacun dans sa citadelle ethnique, affûtant sa lame, prêt à en découdre. Mais à quelles fins donc ?

Quel modèle de société alternatif avons-nous proposé aux jeunes camerounais qui adhéreraient à Boko Haram? Certains se sont engagés dans cette conception anachronique du Djihad, à l’image de nombreux jeunes citoyens de pays d’Europe de l’Ouest (les chiffres officiels du Ministère français de l’intérieur estiment à un millier, le nombre de français engagés dans ces opérations), qui prennent un billet d’avion en aller simple, pour la Syrie ou l’Irak. C’est tout aisément que les recruteurs de ces filiales du crime organisé investissent les limites de la marginalité sociale, pour repérer les petites mains dont ils font les instruments de leurs funestes projets.

Dans ce pays en conflit permanent avec les chiffres, il faudrait bien qu’il soit indiqué, en rapport avec le volume démographique des régions du septentrion, le taux de chômage chez les jeunes, l’Extrême-Nord et le Nord faisant notamment partie des quatre régions les plus peuplées du Cameroun, si on se fie aux résultats du 3ème Recensement général de la population et de l’habitat de 2010.

À ces spécialistes de l’amalgame et du trouble où qu’ils se trouvent au Cameroun, des rappels de l’actualité de cette grande région du septentrion seraient utiles. Il leur faudrait rappeler les nombreux conflits sociétaux violents, qui parcourent le quotidien des populations de cette partie du pays, tout comme d’ailleurs l’environnement d’instabilité récurrente des pays frontaliers. Dans l’assiette de ces contraintes, on doit dénoncer l’incurie des autorités politiques et leur manque de ressources ; on doit tout autant mettre en relief le manque de vigilance des corps médians de la société civile, qui ont leur rôle à définir et assumer.

Voilà donc, par-delà la déplorable arithmétique du Curriculum Mortis que nous dressons chaque jour de la guerre du Nord qui est bien une guerre nationale, quelques pistes aidant à prendre position dans cette épreuve de force permanente qu’est la construction du lien social et de la cohésion nationale.

Implications internationales

L’organisation des deux derniers sommets de Paris sur la sécurité en Afrique traduit tout l’intérêt qu’a l’acteur déterminant des relations internationales qu’est la France, ici, dans la consolidation de la sécurité et la lutte contre les éléments parasitaires d’instabilité en Afrique subsaharienne. Cette manifestation de grande et prévenante sollicitude s’articule autour des aspects géostratégique et géoéconomique. Mais elle ne concerne pas seulement la France, la densité géostratégique et géoéconomique du continent ouvrant un marché de perspectives à de nombreux autres acteurs: l’Union Européenne, les États-Unis d’Amérique, la Chine et la Russie.

La problématique particulière Boko Haram met la France aux premières loges des préoccupations et initiatives à entreprendre. Elle est la puissance occidentale la plus engagée militairement en Afrique subsaharienne, et la mise sur pied en mai dernier de l’Opération Barkhane vise à circonscrire (de concert avec d’autres acteurs locaux et internationaux) la prolifération d’une situation contrevenant aux investissements de toutes sortes consentis au Nigeria, premier partenaire économique de la France dans cette partie du continent.

Les prétentions de Boko Haram sont clairement affichées, par rapport à tous les éléments de la représentativité de l’Occident au Nigeria. Comme il a été évoqué précédemment, les compagnies pétrolières occidentales ont fait (et continuent de faire) l’objet d’attaques dans le Delta du Niger, et la préservation d’équilibres précaires reste de mise, entre le gouvernement central d’Abuja, les gouvernements locaux et les groupes et mouvements armés qui se déploient dans des zones entières du territoire national, hors de portée des forces de défense et de sécurité.

La perception générale des incidences des actions de ce groupe est donc immédiate par la France : les résidents français au Cameroun ont fait l’objet d’enlèvements d’étrangers dès le mois de février 2013, dans l’Extrême-Nord. Le champ des prérogatives des forces françaises dont l’état-major se trouve à N’djamena (il s’agit de l’Opération Barkhane) couvre l’ensemble des pays allant du Mali en RCA. Mais il existe un champ d’hypothèques à lever, entre les États de la sous-région, en matière de développement d’une politique de sécurité et de défense aidant à faire face aux urgences du moment relayées par les groupes terroristes. Il y a le poids de toute une histoire, dont les susceptibilités demeurent grandes. Il y a aussi à résoudre, l’équation du coût technique et financier de cette opération.

À titre d’illustration, les recettes annuelles tirées du passage de la drogue dans le Sahel (en provenance d’Amérique latine et à destination de l’Europe) sont évaluées par Lionel Zinsou à approximativement 70 milliards de Dollars Us en 2013. En supposant que 10% de cette somme soient affectés aux différents frais généraux nécessités (corruption et désintéressement divers des dirigeants d’États, « taxe de passage » due aux filières terroristes locales), on en arrive au montant de 7 milliards, correspondant au PIB du Bénin, frontalier du Nigeria. Les politiques d’intégration sous-régionales à l’œuvre, sont pour le moment dans l’incapacité d’apporter des réponses efficaces à ce problème.

La question de l’insécurité au Sahel et au Nigeria qui en est une des locomotives est donc vitale pour la France et l’Europe, une nécessité cardinale pour l’ensemble des sous-régions concernées par cette situation. Ce qui justifie largement une fois de plus, la tenue du sommet de Yaoundé sur l’insécurité et la piraterie maritime dans le Golfe de Guinée en juin 2013, fortement recommandé par une résolution de l’Onu.

C’est dans ce contexte que doivent être compris et relatés les paramètres généraux qui permettent de situer le phénomène Boko Haram. Sa compréhension à l’échelle exclusive du Cameroun n’en permet pas le dévoilement de l’enchaînement d’affiliations et d’interactions dont il ne vient d’être fait cas que de quelques lignes de force. Il faut en tirer les pleines conséquences, et ne point s’évertuer aux triviales et improductives querelles de l’heure. Celles-ci devraient produire de la part des citoyens, des mouvements et regroupements de la société civile une obligation de prise de position. Elles enjoignent les responsables gouvernementaux à exercer mieux que par le passé l’imperium qui leur est dévolu, dans le véritable sens du bien commun.

Notes