Fiche d’analyse Dossier : Le droit à la ville

Grenoble

Savoirs au service de l’action #2

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Entre autonomie locale des producteurs de savoirs non universitaires et responsabilité sociale des universités, cet article présente à travers deux études un travail sur la production de savoirs au service de l’action. La première partie sera consacrée à la production de savoirs par les paysan-ne-s au sein d’un système de connaissance très hiérarchisé. Nous aborderons comment ce processus amène à la construction de l’autonomie par et pour ces paysan-ne-s dans les territoires. La seconde partie portera quant à elle sur le rôle de l’université envers la société et questionnera l’engagement des universitaires vis-à-vis de la société civile et les méthodes de recherches en sciences humaines et sociales.

LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DANS LA PRODUCTION DES SAVOIRS : LE SAVOIR AU SERVICE DE L’ACTION ?

Coline Cellier

L’étude présentée ici avait pour but de questionner l’utilité sociale des savoirs produits à l’université et l’engagement de ses membres envers la société. Le travail et l’analyse produits sont le résultat d’une collaboration entre des membres de l’Institut de Géographie Alpine et de nombreux acteurs (notamment associatifs) présents dans le secteur 6 de Grenoble.

La méthodologie de recherche était basée sur des méthodes d’immersion et d’observation participante, d’analyse de documents et d’entretiens semi-directifs. Nous avons donc suivi un cours de licence 3 sur la « recherche-action », participé aux réunions du collectif de lien « Villeneuve-Université » et travaillé avec l’Université Populaire de la Villeneuve. L’objectif de tous ces éléments était de mieux connaître les quartiers du secteur 6 de Grenoble, d’expérimenter la création de liens et de produire un savoir collectif.

Le savoir comme enjeu de pouvoir

Le présupposé de ce travail selon lequel il existe une hiérarchie sachant / non-sachant entre les universitaires et les membres de la société civile nous a amené à explorer la question des rapports de pouvoir liés à la production et la maîtrise des savoirs. Noam Chomsky propose une illustration fort représentative de ces rapports de pouvoir dans un extrait de « Comprendre le pouvoir ». Il y déclare : « Bakounine affirmait que la nature même de l’intelligentsia en tant que formation dans une société moderne industrielle fait que ses membres essaient de devenir les managers de la société. […] ils deviennent les managers de la société parce qu’ils savent contrôler, organiser et orienter ce qu’on appelle « la connaissance » »12. Dans cet extrait, Bakounine et donc Chomsky conçoivent la connaissance comme instrument de contrôle. Or, ce que soulignera ensuite Chomsky dans son œuvre, c’est l’aspect dissimulé de ce contrôle, qui permet en quelque sorte de contenir la société, ou, plus explicitement, les classes populaires, afin que celles-ci ne se soulèvent pas. Cela met donc en avant l’idée d’instrumentalisation du savoir.

Dans notre étude, nous cherchions à mettre en avant le risque perpétuel de dévalorisation des savoirs non-scientifiques et la déconnexion fréquente de la sphère universitaire d’avec la société. Il nous a alors semblé que la différenciation et la hiérarchisation des « types » de savoirs - le savoir scientifique étant souvent considéré comme le seul « juste » et « vrai » engendraient des difficultés à se saisir de la réalité et à donner du sens au monde de manière systémique.

Ce fut d’ailleurs tout le travail de Foucault dans « Il faut défendre la société » que de reconnaître la nécessité de revaloriser le « savoir des gens ». Il y critique le fait que ces savoirs soient en permanence « disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requise » 13. Or, il nous semble que c’est en partie la dévalorisation des savoirs non-universitaires qui cristallise les différences entre groupes d’individus et perpétue un système de domination des élites intellectuelles sur les « gens ». En effet, le savoir expert, dira Foucault, « minorise le sujet parlant, le sujet d’expérience et de savoir »14 et il l’écrase en décrédibilisant sa place en tant que sujet sachant dans la société. De fait, lorsque les universitaires ou les politiciens se servent de ce savoir produit tout en ne lui attribuant aucune légitimité en soi, ils utilisent « le bâton du peuple pour battre le peuple ».

La responsabilité sociale des Universités et la nécessité d’engagement des universitaires

En 2007, la Loi de Responsabilité Sociale des Universités est votée en France. Elle a pour objectif de repenser le rôle de l’université vis-à-vis de la société et permet une réévaluation de l’enseignement supérieur dans sa capacité à intégrer les territoires de proximité dans la production de savoirs. Comme l’expliquent les auteurs du document « Les tours d’en face » 15, la RSU « intègre aussi bien l’idée d’une responsabilité organisationnelle interne (envers ses étudiants et employés), qu’éducative (faciliter l’accès des jeunes aux universités et à la connaissance, former des citoyens responsables), scientifique (faire avancer la recherche pour le développement durable et la paix) que sociale (entrer en dialogue interactif avec la société) ». La responsabilité de l’université est donc diverse et la loi s’avère fondamentale pour transformer l’université et revaloriser d’autres savoirs.

Pourtant, plus de dix ans après, une grande partie des universitaires méconnaissent la loi et/ou n’en appliquent que très rarement les principes. Il est donc à la fois nécessaire de la faire connaître mais également de valoriser l’engagement envers la société comme une fonction intrinsèque au rôle de l’universitaire.

Patrick Wagner indique à ce propos que « Sartres proclame le devoir d’engagement » et que « Dans ce cas, personne ne peut prétendre à la neutralité.[…] le sujet ne saurait se retirer au sein d’une pure subjectivité. Donc, refuser de choisir implique néanmoins un choix car c’est choisir de ne pas choisir. Ainsi, quoique nous fassions, nous sommes toujours dans le coup, « embarqués », et par là même responsables. » 16. Pour Sartres, l’engagement est donc une obligation morale et une forme de contrepartie à notre liberté (de choix, de penser, d’être) quoique relative.

Pour Lagasnerie, nous avons été « jetés dans un monde que nous n’avons pas choisi » et nous n’avons donc « pas de contraintes éthiques à nous engager » 17. Cependant, dès lors que l’on écrit, que l’on publie, que l’on cherche ou que l’on crée, nous choisissons à ses yeux de « faire partie des producteurs d’idées, de faire circuler des discours, et donc de contribuer à façonner le discours du monde ». Le propos soulevé par l’auteur est fondamental car il souligne la responsabilité sociale intrinsèque au rôle de chercheur/trouveur/créateur. A partir de l’instant où ils produisent des idées, les chercheurs doivent assumer leur engagement envers la société.

En partant alors de cette nécessité pour les chercheurs de s’engager, nous avons néanmoins été confrontés à un point de rupture : l’engagement signifie-t-il que la recherche doit permettre le développement d’actions concrètes de manière systématique ?

A cette question, certains universitaires ont défendu l’autonomie du chercheur et la nécessité de sortir de l’utilitarisme intellectuel. D’un autre côté, plusieurs acteurs associatifs attendaient de l’université des réponses pratiques et une utilité concrète dans la production du savoir. Nous avons donc tenté de comprendre de quelle manière l’université pouvait contribuer à faire évoluer la société et s’il était possible de s’engager sans nécessairement produire des actions.

Nous avons alors défini quatre types d’engagement possibles :

L’engagement pratique :

Dans ce cas, l’engagement est une immersion dans le terrain et un investissement pratique. Le chercheur est invité à participer à l’ensemble des activités de manière à servir le collectif, avec la même intensité que les autres, mais avec ses propres outils. Bien des chercheur-e-s militant-e-s se retrouvent dans ce cas de figure où ils et elles incarnent plusieurs postures et où chacune d’elle nourrit l’autre dans une interaction permanente. Ici, l’utilité de la recherche se trouve alors dans l’agir.

L’engagement critique :

De la même manière que la posture critique (propre au terrain), l’engagement critique se manifeste par la création d’un savoir permettant de remettre en question le modèle en place ainsi que de générer un changement de représentations et de croyances. Cela nécessite un pas de côté et on comprendra que la posture sur le terrain est donc plus distanciée. L’engagement critique peut être adressé à ses pairs universitaires afin de transformer le milieu dans lequel ils se trouvent, puisque l’objectif est de changer leur regard sur la réalité.

L’engagement par explicitation :

Ce type d’engagement consiste en une démarche de vulgarisation ou d’éclairage sur des réalités. Le chercheur s’engage alors à rendre explicites des données complexes. Il contribue à une meilleure compréhension de celles-ci et permet aux acteurs de s’en saisir. Il contribue également, par quelques apports théoriques, à compléter des savoirs existants afin de leur donner encore davantage de consistance. L’objectif de ce type d’engagement est d’utiliser la méthode scientifique comme autre moyen d’éclairage des réalités, en complémentarité des démarches de production de connaissances adoptées par les acteurs sur le terrain.

L’engagement « visibilisant » :

Ce cas de figure est probablement l’un des plus attendus par les acteurs (avec l’engagement pratique) puisqu’il est concret et offre des rendus visibles. L’idée centrale est de valoriser l’existant, et de donner une visibilité à des réalités ou groupes d’individus, par des objets diffusables, appropriables et intelligibles (textes de journaux, événements, bandes-dessinées, cartes, films, pétitions). Il s’agit également de plaidoyer, de prêter son nom et de témoigner des réalités observées dans différents milieux.

A travers cette étude, nous cherchions donc à montrer qu’il y avait une réelle nécessité de s’engager dans la recherche en sciences humaines et sociales et la présentation des différents types d’engagement permettait de mettre en avant les possibilités diverses de réponses à notre responsabilité sociale. Ainsi, il nous semble que le savoir ne doit pas nécessairement générer une action directe de manière systématique (bien que ce soit également fondamental) mais qu’il doit également contribuer à un changement des mentalités et manières de faire.

VERS DE NOUVELLES PRATIQUES ? (PROPOSITIONS)

Apprendre à connaître un territoire et co-produire des savoirs situés avec les acteurs locaux : Repenser le rapport au territoire, s’immerger, le pratiquer et former un réseau d’acteurs diversifié afin de co-produire de la connaissance. Promouvoir les initiatives citoyennes et associatives autour des universités.

Développer plusieurs formes d’engagement à l’université : Inciter à l’engagement dans les pratiques universitaires en Sciences-Humaines et Sociales, dès la licence 1. Ouvrir des Unités d’Enseignements sur les méthodes de recherche-action, sur le travail collaboratif avec des acteurs locaux et sur l’éthique de l’engagement. Travailler avec les étudiants sur le contexte de leurs études ainsi que sur la positionnalité et la réflexivité des chercheur.e.s.

Développer la médiation socio-scientifique pour faire un pont entre l’université et la société : L’idée de médiateur « socio-scientifique » consisterait à créer un médium entre le domained’étude parfois appelé « terrain », et le monde de la recherche. Le médiateur aurait pour but de mettre en lien les acteurs sur la base d’une thématique commune et il participerait ensuite de façon intégrale à la recherche-action avec les étudiants et/ou enseignants et les habitants et/ou associations. À la fin du processus et de l’analyse, il aurait pour objectif de créer une forme de rendu vulgarisée, intelligible et appropriable. Le médiateur serait également à l’origine d’organisation d’événements,de conférence ou de communication sur le sujet étudié. Cela permettrait une meilleure diffusion et accessibilité des savoirs produits.

Notes

12. Noam Chomsky, « Comprendre le pouvoir, L’indis-pensable de Chomsky, Troisième mouvement », Bruxelles, Editions Aden, 2006, p.9

13. Op.cit Foucault ,1997, p.9

14. Ibid p.12-13

15. D.Bodinier, C.Dijkema, K.Koop, « Les tours d’en face, Renforcer le lien entre Université et Villeneuve », ITF imprimeur, 2015

16. Ibid, Wagner, paragraphe 12

17. Op.cit, De Lagasnerie, p.12