Fiche d’analyse Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, France, octobre 2005

Vers un Etat : l’émergence d’un pouvoir central

Face à une telle avancée de la démocratie dans le monde, que devient l’Etat ?

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1989 et les évolutions politiques qui s’en sont suivies, ont initié une ère de dépérissement de l’Etat. Cette période a été marquée par le post-étatisme et le post-national durant laquelle l’Etat était dépassé à la fois par le haut – la mondialisation - et par le bas, avec la crise de la démocratie représentative nationale. L’Etat devait tenir le rôle d’un simple échelon dans la nouvelle gouvernance, entre le mondial et le local. « Entre globalité et proximité, l’Etat était en train de perdre sa primordialité » (1). Cette ère fut close avec les attentats du 11 septembre 2001 : l’Etat est redevenu garant de la sécurité nationale et donc protecteur de la liberté. « La crise sécuritaire a provoqué le contre-temps économique qui a, à son tour, rappelé l’utilité, voire la nécessité d’une certaine régulation étatique » (2).

Indépendamment de cette évolution globale, le contexte de l’Europe centrale et orientale, de l’espace post-soviétique et des pays qui se sont inspirés de ce modèle dresse un rapport singulier entre l’Etat et la démocratie. L’Etat est le mal aimé de la transition démocratique car il est perçu comme le “fief” d’un parti ou “la propriété” de la classe dirigeante. On a pu observer que les acteurs des transitions à l’Est ont eu du mal à séparer l’Etat d’une tendance politique ou idéologique particulière, notamment lorsqu’il s’est agi de discuter de la forme de l’Etat, monarchique ou républicaine. Il y a sans doute ici un besoin d’éducation à l’idée de neutralité de l’Etat qui le place au-dessus des partis et des majorités circonstancielles pour, par exemple, restaurer à l’opposition sa pleine place au sein de l’Etat, et non pas en dehors, et sa fonction essentielle pour le fonctionnement de la démocratie. L’Etat doit aider à consolider la politique démocratique et permettre la confrontation des idées politiques (débats, programmes partisans, projets législatifs) pour installer la culture démocratique en profondeur. L’Etat doit s’imposer comme le lieu où négociation et compromis sont des valeurs légitimantes des décisions, comme instance primordiale d’une nouvelle régulation politique pour que les pulsions de l’opinion intègrent les rythmes plus longs et les mouvements plus profonds de la vie politique.

« La situation est d’autant plus délicate dans les jeunes démocraties d’Europe centrale et orientale que le temps de la société civile vient, avec son incontournable, l’opinion publique, sans que, au préalable, l’institution étatique – représentative – ait pu être consolidée, comme cadre ou “correctif” du libre jeu des forces sur le “marché” ouvert de l’opinion publique » (3).

L’Etat est concurrencé dans son rôle par la « légitimité nouvelle du Marché, désormais présent dans l’espace politique » (4). Pour réaliser leur transition, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) avaient deux urgences : se débarrasser de l’Etat-parti et construire le marché économique. Le capitalisme concurrentiel impliquant une massive désétatisation de l’économie administrée, le marché s’est engouffré dans cet appel d’air provoqué par l’implosion du bureaucratisme réel. L’Etat étant perçu par la perversion de ses fonctions – appareil répressif et bureaucratique – le contexte était particulièrement réceptif à l’idée de marché qui passe complètement au-dessus de l’Etat. On constate une forte promotion de l’économisme parmi les référentiels majeurs des nouveaux discours de légitimation, le marché est prometteur de liberté et de bien-être. La gouvernance de la transition et la mobilisation politique sont organisées sur la base de la croyance que la démocratie politique est productrice de richesses économiques plus qu’elle n’en est dépendante . Les référentiels économiques recueillent la préférence et infiltrent la sphère politique. Les idées politiques tendent à devenir des marchandises et le citoyen se fait consommateur ; le lien politique cède alors la place au lien commercial. Dans les démocraties les plus anciennes, cette évolution se superpose à un acquis historique de l’Etat démocratique. Dans les PECO en revanche, l’Etat n’a pas encore connu un Etat démocratique durable, sa construction commence ou recommence.

Gérard Barthélemy explique le rejet instinctif par les Haïtiens de l’Etat, l’Etat colonial qui a donné naissance à la dictature et a instauré le « citoyen comme son adversaire irréductible ».

Un Etat importé

Certains Etats se trouvent déjà dans la phase post-transitionnelle, celle de la consolidation démocratique. La diffusion des standards européens, sous l’égide des organisations européennes à vocation politique, induit une importation de modèles constitutionnels et de statuts juridiques occidentaux. Cette attitude relève d’une logique d’imposition plus que d’une logique d’adaptation, dans la mesure où c’est un processus unilatéral. Elle prend des allures de marche forcée. Elle peut être interprétée comme une forme d’impérialisme démocratique de l’Europe de l’Ouest. Il n’est pas question de s’adapter aux PECO mais bien « de leur permettre de se plier aux exigences de ces institutions » . « Dans cette perspective, la démocratisation attendue des Etats post-communistes est le résultat d’un processus, global et à sens unique, de transfert de technologies institutionnelles, en quelque sorte d’une perfusion démocratique destinée à produire, par effet d’accoutumance et d’acculturation, des comportements politiques et des régulations juridiques conformes aux standards européens de l’“Europe du droit” (Robert Badinter) » .

Cette attitude procède en effet d’une vision unilatérale et occidentalo-centrée, ce en quoi elle présente en effet un problème, cependant ce travers doit être nuancé par le fond de cette démarche qui vise à implanter le système politique le plus respectueux de la diversité humaine, tant politique que culturelle.

L’émergence d’un pouvoir central

Ou la transformation du conflit et son cantonnement dans l’espace politique

Comment transformer une multitude de pouvoirs locaux (situation d’un conflit armé mais aussi des différentes dissidences dans un régime totalitaire) en un pouvoir central ? Faut-il négocier avec les anciens pouvoirs (même quand ils ne sont pas fréquentables – guerre ou répression violente) ou les écarter ? Une partie de la réponse se trouve sans doute dans les interdépendances qui existent entre les différentes forces politiques, dans la forme que prend l’Etat (partage du pouvoir, organisation de la multiculturalité) et dans ses moyens d’actions.

La présence d’une administration qui fonctionne contribue à l’efficacité du processus de transition (Afrique du Sud, PECO). Le souci, ensuite, d’équilibrer les pouvoirs doit être constant pour prévenir le risque d’émergence d’un pouvoir autoritaire. La décentralisation peut jouer un rôle important dans cet objectif.

Dans une situation de guerre (Afghanistan, Bosnie-Herzégovine, El Salvador, Ethiopie) ou de lutte (Afrique du Sud, Pologne), la première étape, pour les acteurs en conflit, est d’accepter le dialogue, d’abandonner les armes et de changer les termes de leur combat de la lutte armée au domaine politique. Cette situation d’exception (table ronde, négociations, accords de paix etc.) dans la vie d’un pays doit ensuite se normaliser dans les conditions d’une vie politique démocratique.

L’exemple sud africain nous montre la difficulté de conduire des négociations et la fragilité de cette période-clé. L’émergence d’une « troisième force » venue s’interposer entre les deux protagonistes dont les intérêts convergeaient autour de négociations, se révèle fort nuisible. Elle est instrumentalisée par les opposants au processus de négociations pour le saper.

La diversité des acteurs en présence et leur représentation dans le gouvernement :

Un conflit ou l’oppression d’un régime totalitaire font apparaître une grande diversité d’acteurs qui devront négocier et s’entendre sur le partage du pouvoir : élites locales, aristocratie tribale, chefs et dynasties traditionnelles, diasporas, chefs de guerres, chefs religieux, partis conservateurs et nationalistes, partis communistes et révolutionnaires, syndicalistes, nomenklatura, dissidents, factions armées contre armée nationale, oligarques... Tous ces acteurs doivent trouver une représentation dans le nouvel Etat. Leur intégration à un espace politique doit être garantie par le pluralisme et un climat pacifié. Le désarmement et la réintégration des soldats dans la vie civile est une étape primordiale de ce processus.

L’exemple afghan

La démocratie et le pluralisme (lutte contre l’ethnocentrisme et pour une gouvernance à base élargie, défense des droits des femmes et des minorités) ont dominé les débats lors de la conférence de paix de Bonn. Une loya djirga d’urgence a ensuite été organisée pour décider qui assumerait la direction de l’Etat pendant la période de transition. C’est ainsi la conférence de Bonn qui a désigné l’Autorité provisoire et Hamid Karzaï son chef, représentant de l’Etat. La gouvernance à base élargie est un dosage subtil dans le choix des ministres et des 5 vice-présidents, désignés au sein d’ethnies différentes.

La Loya djirga d’urgence s’est réunie le 11 juin 2002, et fut un jalon important du processus. Elle s’est tenue pendant 8 jours et a élu au scrutin direct et secret le chef de l’Etat pour la période de transition. Le cabinet de transition a vocation d’être le lieu de regroupement des différentes factions politiques. Les quotas d’attribution tiennent surtout compte de la diversité ethnique. L’identité islamique de l’Etat a été affirmée et la constitution doit contenir les affirmations suivantes :

  • L’islam est la religion du pays

  • La charia est la source unique de la législation

  • Le rite hanafite est le seul à appliquer par les juges

  • Ne peut être chef d’Etat qu’un musulman de rite hanafite; idem pour les ministres

  • Les institutions de l’Etat doivent être organisées en conformité avec la charia

Le national est constamment mis au service du religieux. Les carences de la réflexion politique sont compensées par le message religieux. D’autre part Hamid Karzaï se réfère de plus en plus au rôle social globalisé des Talibans : le projet que portaient ces derniers était de conception ethnique voire ethniciste. Il s’agissait de rétablir la prédominance des Pashtouns face aux Tadjiks qui dominaient alors la scène politique et militaire. Ce projet inclut l’extension d’un nationalisme islamique dans tout l’Afghanistan et tout le Pakistan (y compris le Cachemire). Le processus est ainsi une succession d’étapes et de transitions et les innovations dépassent les pratiques en cours et s’appuient parfois sur la fiction (5).

La “gouvernance à base élargie” est censée garantir la quête démocratique par la défense de l’équilibre ethnique dans la gestion administrative, la constitution des assemblées, commissions et comités. L’attribution des postes est proportionnelle à l’importance des ethnies mais elle doit être relativisée selon l’importance politique des fonctions. Cet équilibre est une des conditionnalités de l’aide internationale. Elle n’est cependant pas exempte de conséquences négatives : l’extériorisation des appartenances rend les différences plus criantes ; le choix peut se faire au détriment des compétences. Fazelli s’interroge : “Ne sommes-nous pas en présence d’une situation où une conception étriquée de la démocratie se développe au détriment de la vraie démocratie ? ” (6). La qualité de la gestion en souffre. “Le risque existe que le gouvernement à base élargie se transforme en gouvernement à base éclatée” (7).

L’Etat afghan est centralisé et la question de la décentralisation reste floue. Il existe 3 échelons administratifs : welayat (circonscription administrative de base ; il en existe 34), woloswalé (sous-division d’une welayat), qaria (circonscription n‘ayant pas acquis l’importance d’un woloswalé et ne pouvant de ce fait bénéficier de la désignation d’un représentant de l’Autorité centrale).

Karzaï possède une conception particulière et bien précise de l’Etat afghan : il compte restaurer la souveraineté nationale en instituant un gouvernement islamique dans lequel le saint Coran tiendrait lieu de loi. Dans cette projection vers l’avenir, ne figurent ni la démocratie ni les droits de l’homme. L’objectif d’assainissement de l’administration n’a pour recette que la référence constante aux recommandations de l’islam.

“L’approche de Hamid Karzaï, consistant à valoriser constamment les éléments religieux au détriment des institutions de l’Etat, ainsi que son désintérêt pour la démocratie instaurent une certaine distance par rapport aux accords de Bonn, qui eux étaient annonciateurs de changements” (8).

Karzaï favorise l’émergence d’un nouveau fondamentalisme, incarné par le Conseil des Oulémas, doctrinalement proche des Talibans. Ce Conseil revendique un rôle politique ; il revendique un Etat islamique alors que la constitution n’est pas encore approuvée par la loya djirga. Le Conseil va au-delà des prescriptions religieuses, en revendiquant un rôle actif, en tant que corps autonome de l’Etat.

“Ce retour en force du religieux, conçu par Hamid Karzaï comme un moyen de contrecarrer l’extrémisme religieux des opposants au gouvernement, à savoir les Talibans et les terroristes d’Al-Qaeda, ne manquera pas d’affecter l’autorité de l’Etat” (9).

Cette dérive est troublante quand l’administration associe l’ancien roi aux directives du Conseil des Oulémas : la monarchie en Afghanistan a toujours été un vecteur de progrès et d’ouverture. Les monarques dans le pays ont toujours craint l’interférence des religieux.

“Ce serait méconnaître l’histoire que de confondre la légitimité religieuse avec la légitimité monarchique en Afghanistan” (10).

D’autre part, Karzaï en s’en prenant au Front islamique uni, majoritairement tadjik, recherche bien un soutien ethnique auprès des Pashtouns. Une cassure ethnique eut lieu à la loya djirga de la constitution entre les Pashtouns et les autres. Il n’existe pas d’architecture politique, le climat est fortement affectif. La dynamique dominante est celle des affinités ethniques. Dans ce climat, la persistance de cette cassure rend la présence internationale indispensable au maintien de la paix. Or cette semi-occupation limite la souveraineté et se révèle parfois incompatible avec son statut d’Etat indépendant. Les contours de cette gouvernance particulière ont été décidés lors de la conférence de Bonn, en accord avec l’ONU. La période de transition est calquée sur le modèle américain de démocratie avec des commissions indépendantes, le renforcement de l’appareil judiciaire, le développement de la société civile. La conception européenne a apporté la liberté de la presse et son développement.

Des régressions sont à noter dans les dernières phases du processus : la loya djirga est manipulée par l’Autorité de transition ; il existe des incohérences entre démocratie et censure théologique. Mais on sait maintenant que la préférence de Karzaï va pour un parti politique unique. D’autre part, le fondamentalisme ressurgit, défendu par les anciens djihadistes. Des mutations économiques et culturelles sont indispensables pour qu’une dynamique de paix prévale durablement. Compte-tenu d’une insécurité croissante, “les Afghans maîtrisent mal le passage à l’institutionnalisation de l’Etat, toujours tributaire du soutien de la société internationale” (11).

L’Afrique du Sud présente une forme hybride d’Etat pour concilier toutes les conceptions du pouvoir et les revendications des différents groupes politiques : les relations intergouvernementales sont régies par le principe du “gouvernement coopératif”. Il établit 3 sphères de gouvernement non hiérarchisées – local, provincial et national. Le contrat politique est garanti par le droit de veto reconnu au Conseil National des Provinces (2e chambre du Parlement) sur toute proposition de révision du pacte fédéral. L’autonomie financière est cependant réduite. Ce système est bien hybride dans la mesure où étant fortement décentralisé, il est fédéral, cependant le pouvoir central garde le dernier mot. D’autre part, ce système permet d’intégrer les chefferies traditionnelles – elles ont été institutionnalisées par la création d’une représentation au niveau local et reconnues par l’Etat qui légitime ainsi leur participation au pouvoir – mais c’est en réalité une façon de les contrôler. En outre, leurs domaines de compétences ont été réduits : certains services publics liés au développement local leur échappent désormais, ainsi que la question foncière. Grâce à une politique du compromis, le partage du pouvoir est relativement réussi même si certaines questions restent encore ouvertes : notamment par manque de clarté, ce système instaure un mode diffus de domination du pouvoir central.

Au Salvador, on ne peut pas dire que l’Etat ait développé après la guerre un système de partage du pouvoir satisfaisant pour les anciennes parties au combat. Cependant la victoire des factions révolutionnaires armées réside dans leur reconnaissance en tant qu’acteur politique légitime, groupées autour du FMLN : Ce dernier est aujourd’hui un parti politique légal qui s’oppose à l’ARENA, l’alliance républicaine nationaliste, à chaque scrutin mais n’a pas encore remporté d’élections.

La Chine représente un Etat ancien. La question ne réside pas tant dans son émergence que dans ses modes de fonctionnement compte tenu de l’immensité de cet empire et de sa diversité culturelle. Malgré la très forte centralisation du système, des régions tentent d’échapper à l’autoritarisme central. Il s’agit du Xinjiang où les minorités turcophones musulmanes aspirent à une autonomie politique et du Tibet qui revendique son indépendance. Cependant ces processus sont sources de tensions parfois extrêmes et entretiennent une conflictualité permanente. Pour les dirigeants chinois, il n’est pas question de partage du pouvoir mais au contraire de son accaparement dans une logique de colonisation.

La difficile émergence de la démocratie

L’instabilité est source de régression et de destruction. Elle cause conflits, inflation et insécurité économique, changements de gouvernement, militaires notamment, violations des droits de l’Homme etc. Cependant certains schémas de stabilité peuvent être tout aussi destructeurs, comme en Amérique latine, par exemple, où l’héritage persistant du colonialisme ibérique a été transformé pour servir les nouvelles générations de juntes. Les dirigeants ont justifié et assuré leur pouvoir par une culture et des institutions qui considèrent la population comme un groupe et non comme des individus dont il faut tenir compte les besoins et le niveau de vie. Ces classes de dirigeants sont là pour poursuivre avant tout leurs propres intérêts. Ainsi les obstacles rencontrés par la démocratie et le développement sont dus aux institutions et à leur culture et non aux seuls dirigeants. Il faut donc des dirigeants avec un nouvel esprit pour consolider le soutien populaire en vue de changements durables.

En Afghanistan, la démocratie a été littéralement sacrifiée au profit de l’autocratie, dans le cadre d’une république islamique pour servir un homme et une stratégie internationale. “Comme doctrine sociale, la démocratie est restée incomprise en Afghanistan. Expression d’un mouvement séculaire pour faire participer le peuple au pouvoir, elle est identifiée par les djihadistes aux évolutions survenues en Occident pour accroître la liberté des mœurs et promouvoir une société dépravée” (12). Le choix constitutionnel d’un pouvoir fort, répond à différentes attentes :

  • Un régime présidentiel à l’américaine identifié à l’idéal de démocratie, aménagé pour la république islamique ;

  • L’ambition personnelle de Karzaï et ses visions autocratiques

Dans l’état de désordre actuel, l’autocratie apparaît malheureusement comme le meilleur moyen de réorganiser le pays.

Le gouvernement central afghan a besoin de ressources, de puissance et donc de prestige pour conduire sa politique. En même temps, s’il est capable de la conduire, elle lui apportera également tout cela. Aujourd’hui l’Afghanistan tel que Karzaï l’organise est comparable à un Etat féodal, animé de rapports d’allégeance et non plus de clientélisme.

En Russie, le jeu politique se joue entre l’armée, les oligarques et le pouvoir politique, loin de tout fonctionnement démocratique. Le pouvoir n’est pas partagé mais arraché par le plus puissant et le meilleur stratège. Le pouvoir politique substitue une partie des prérogatives de l’armée au bénéfice de structures de forces dépendant du Ministère de l’Intérieur. La pénétration de celles-ci dans la sphère politique témoigne d’une conception du pouvoir anti-démocratique : c’est la « dictature de la loi », une « démocratie dirigée », et enfin la « verticale du pouvoir », expressions chères à Poutine.

Les partis politiques ne sont pas structurés de manière cohérente ce qui réduit la fonction de contrôle du Parlement. De plus, le président n’appartenant à aucun parti, leur légitimité est affaiblie. Les pouvoirs entre le président et le Parlement connaissent un grand déséquilibre. Enfin, le système judiciaire est soumis au pouvoir politique.

L’enjeu du pouvoir en Russie réside bien dans l’Etat : si ce concept a connu un déclin depuis 1991, il est réinvesti par Poutine à partir de 2000 (après son élection comme président).

Boris Eltsine, premier président de la Fédération de Russie, avait contribué à la déliquescence de l’Etat et la baisse de confiance des Russes dans leurs dirigeants en accroissant l’autonomie régionale ; il avait encouragé les gouverneurs à prendre autant d’autonomie qu’ils le pouvaient. La reprise en main de l’Etat par Poutine correspond à sa restauration et à l’augmentation de sa cote de popularité. Les Russes n’aiment pas un Etat central faible : il n’assure pas ses fonctions de régulation. Eltsine avait commis l’erreur de ne pas structurer clairement le fédéralisme qu’il comptait mettre en place. De son côté, Poutine, en supprimant l’élection des gouverneurs, pratique une ingérence qui bouleverse les réseaux d’influence régionaux.

L’exercice du pouvoir et l’avenir de la démocratie en Russie

L’autoritarisme doux de Poutine représente, dans la Russie d’aujourd’hui, la force la plus pro-occidentale. En même temps, il n’est pas assez radical pour créer une résistance puissante ce qui explique qu’il parvient à s’associer des libéraux voire des démocrates. Cependant le glissement vers une dictature authentique se profile. Enfin l’enjeu sécuritaire aide considérablement l’exercice du pouvoir au niveau national par la lutte contre le terrorisme au niveau international.

En Bosnie-Herzégovine, les communautarismes s’opposent à la citoyenneté. Ce constat est le résultat d’une évolution : les identités et les appartenances étaient fluides, non exclusives et les syncrétismes régnaient jusqu’à l’importation des concepts d’ethnie et de nation. Les identités se figent alors et se concurrencent. Toutefois, l’évolution des millet est différente des nationalismes voisins : les mobilisations communautaires tiennent l’Etat à distance quant les nationalismes cherchent à l’investir. On note une tradition de distance avec l’Etat, d’autonomie vis-à-vis de lui, dans l’aire culturelle yougoslave. Paradoxalement, l’institution du parlementarisme s’est ici accompagnée d’une institutionnalisation des communautarismes car les partis politiques possèdent une identité nationaliste. Ils revêtent les identités des communautés. Le communisme yougoslave, comme son équivalent soviétique, a ainsi renforcé les identités “nationales” puisqu’il a fait des identités musulmanes, juives, ouzbèkes etc. des nationalités, à l’opposé de la fusion révolutionnaire des peuples.

Droits collectifs et démocratie

La politique européenne de protection des minorités a évolué, de 1992 à 1998, de la promotion de l’intégration à celle de la ségrégation linguistique, prônant les droits collectifs et favorisant l’avènement de modèles d’Etats ethniques (Hongrie, Roumanie). Par cette politique, l’UE favorise l’établissement de communautés en encourageant l’enseignement par exemple dans les langues minoritaires. La langue nationale n’est plus majoritairement celle de l’enseignement. A quelle communauté nationale donnera naissance une telle école ?

L’ethnicisation rampante du système politique et des relations conduit à une ethnocratie. Les élections ne garantissent pas une alternance politique mais favorisent la concurrence entre groupes qui se répartissent les sphères d’influence politiques et économiques. On assiste ainsi à une désintégration de l’Etat : certains services publics sont confiés aux communautés, l’enseignement par exemple. Cette logique pousse les communautés à se tourner vers l’Etat voisin, perçu comme la Patrie.

Cette opinion personnelle (13) doit en effet conduire à une réflexion sur la nature des relations entre les institutions européennes et les entités locales, les régions ou les Etats : à quelle(s) identité(s) donnera lieu ce système ? A-t-il de meilleures chances de créer une identité européenne ou de morceler les identités ? L’identité étant un concept dynamique, elle sera forcément teintée d’une multitude de composantes : seront-elles régionales ou nationales ? Le défi de l’Union européenne n’est-il pas d’instaurer une identité européenne qui pallie les difficultés d’apparition d’identités nationales, notamment en Europe centrale ?

Notes

(1) La réinvention de l’Etat. deémocratie politique et ordre juridique en Europe centrale et orientale, Slobodan Milacic (dir.)Bruylant, Bruxelles, 2003: 15.

(2) Ibid: 16.

(3) Ibid: 28.

(4) Ibid : 28.

(5)KAcem Fazelli, L’Afghanistan, du provisoire au transitoire. Quelles perspectives ? , Paris, L’Asiathèque, 2004 : 73

(6)Ibid: 130

(7)Ibid

(8)Ibid: 152

(9)Ibid: 155

(10)Ibid: 156

(11)Ibid: 26

(12) Ibid: 216

(13) Pierre Hillard in "La décomposition des nations européennes. De l’union euro-atlantique à l’Etat mondial", éd. François-Xavier de Guibert, 2005