Fiche d’analyse Dossier : Les défis de la paix dans la région africaine des Grands Lacs après les massacres de 1994

, Paris, février 2003

La prévention des conflits dans les Grands Lacs, mission impossible ?

L’absence de stratégies de prévention des conflits entre les autochtones et les populations d’origine rwandaise dans le Kivu.

Mots clefs : Culture de paix | Politique et paix. Exercer nos droits et nos responsabilités. | Responsabilité sociale et exercice de la citoyenneté | Acteurs Politiques. Des autorités politiques et militaires. | Autorités et Gouvernements locaux | Communauté Economique des Pays des Grands Lacs (CEPGL) | Gérer des conflits | Prévenir des conflits | Région des Grands lacs | Rwanda | Burundi | République Démocratique du Congo

Les pays d’Afrique subsaharienne connaissent depuis le début des années 90 de profonds bouleversements liés à des processus qu’ils semblent avoir du mal à maîtriser. Il s’agit d’une part de la fin de la guerre froide, et avec elle, la disparition des lignes de partage et des équilibres que celle-ci avait introduits sur le continent dans une configuration internationale dominée par la séparation des blocs Ouest-Est. Cette fin a poussé les Etats africains – désormais privés de « parrains » - à fonctionner sous des conditionnalités imposées par la nouvelle donne internationale. Le multipartisme et la démocratisation auxquels l’aide occidentale est liée sont, dans le champ politique, de ces conditionnalités. Quant au domaine économique international, la nouvelle configuration s’appuie sur la mondialisation basée sur une dynamique accélérée d’échanges commerciaux et de communications, mais dont les conditions sont loin d’être appropriées par l’Afrique.

D’autre part, l’évolution interne des Etats africains durant les dernières décennies dominées par le monopartisme et les dictatures issues le plus souvent des coups d’Etat militaires que les idéologies de blocs ont maintenus, a généré au sein des sociétés africaines des contestations grandissantes dès le milieu des années 70. Celles-ci se sont amplifiées dans les années 80 et 90 sous la rigueur des conditions socio-économiques imposées par les mesures d’ajustement structurel des instituions de Breton Woods (Fond Monétaire International et Banque Mondiale). Ces contestations ont eu pour réclamations principales l’instauration d’une vraie justice dans l’exercice du pouvoir et dans le partage des richesses nationales, de la liberté dans l’exercice des droits de citoyens.

La rencontre de ces deux contextes – international unipolaire et nationaux bousculés – a donc été à la base d’une série de processus que l’Afrique a connus, notamment les démocratisations et les élections. L’apparition de nombreux conflits actuels ou en cours de résolution, mis à part celui de l’Angola né avant l’indépendance de ce pays en 1975, est liée à cette nouvelle configuration. La nouvelle conflictualité apparue en l’absence d’anciens « parrains » sur la scène africaine, a la particularité de mêler enjeux locaux (nationaux) et régionaux tout en suscitant chez certains Etats des ambitions de leadership régional. Ainsi, ces derniers sont-ils de plus en plus impliqués et à des degrés divers dans les conflits ayant cours chez leurs voisins.

Sans vouloir faire ici un état de lieu exhaustif des conflits africains, cette fiche voudrait faire ressortir quelques-unes des données qui montrent l’absence de stratégies pour leur prévention dans une zone actuellement en turbulence : l’Afrique des Grands Lacs, une région dans laquelle on peut observer des crises, des tensions, des conflits et des guerres nés après la chute du Mur de Berlin – mais pas seulement - et, souvent, à l’issue ou à l’approche du processus de démocratisation et des élections. J’entends par conflit le processus dans lequel un ou plusieurs groupes, ayant l’impression que leurs intérêts sont contrariés ou négativement affectés par une ou plusieurs autres parties, s’engagent dans une logique d’affrontements violents.

Pourquoi une prévention ? Les principes de prévention d’un conflit peuvent être recherchés dans le vieux dicton « mieux vaut prévenir que guérir. » Eric Bonnemaison parle de « désamorcer, pendant qu’il est encore temps, une situation explosive ». Autrement dit, il est plus compliqué et plus coûteux d’éteindre un feu déjà allumé que de prendre des précautions pour éviter un incendie. Un conflit est plus coûteux en ressources (humaines, matérielles et financières) que les efforts à l’éviter.

Mais les principes véhiculés par ce dicton restent la plupart du temps dans l’ordre de vœu que les interactions humaines rendent souvent impossible à réaliser. L’histoire de l’humanité est ainsi chargée de cas montrant la difficulté d’entretenir une harmonie sociale sans heurts et sans frictions au sein de la société. Car les intérêts des individus ou des groupes qui la composent sont généralement amenés à s’affronter, parfois à s’exclure. Souvent de manière violente, voire sanglante.

Comment donc éviter cette violence, tout en garantissant la prise en compte des intérêts et des préoccupations des différentes composantes des Etats ? C’est en quelque sorte cette question qui est au centre des programmes ou des politiques de prévention des conflits dans les Etats. Il s’agirait en fait d’un ensemble de mécanismes chargés de briser le processus progressif que contient un conflit. Le point de départ de ces mécanismes est l’alerte précoce lorsqu’une situation quelconque risque de dégénérer en tension ou en crise. Mais lorsque l’alerte n’a pas pu désamorcer la crise, les principes de prévention voudraient que la crise ne dégénère en conflit ouvert. Cependant, faute d’avoir été évité, un conflit déclaré doit être circonscrit dans son espace, dans le temps et dans son intensité afin d’en limiter toute extension : son territoire, sa durée, ses acteurs et sa manière de s’extérioriser. En somme, la théorie de prévention repose sur l’action d’éviter l’expression de la violence, son escalade et ses dégâts.

Tel est le schéma théorique. Cela supposerait que les revendications et les intérêts des groupes concernés, tout en n’étant pas occultés, ne mettent pas en péril l’harmonie sociale de tous. Mais qu’en est-il en réalité, dans la région des Grands Lacs et en Afrique de l’Ouest ? Comment la prévention a-t-elle été ou plutôt n’a-t-elle pas été menée ?

Des deux régions, l’Afrique occidentale est celle qui est le plus avancée dans la mise en place des structures de prévention et de gestion de conflits violents à l’échelle régionale. Cela ne l’empêche aujourd’hui de voir l’un de ses piliers le plus stable et le plus prospère, la Côte d’Ivoire, s’enfoncer dangereusement dans la crise et la violence.

I. Les Grands Lacs et la République Démocratique du Congo : une trentaine d’années de non prévention

En RDC post-indépendante, la région du Kivu (Nord et Sud) est la partie qui partage les violences propres à la sous-région des Grands Lacs : des violences foncières, institutionnelles, sécuritaires et physiques où la méfiance et la compétition à la fois pour les ressources matérielles (terre) et politiques (pouvoir) restent très présentes. Car il a été, depuis avant 1960 jusqu’en 1994, le réceptacle des courants migratoires officiellement organisés ou clandestins du Burundi et Rwanda. Ces derniers ont très tôt engendré une logique de distinction puis de confrontation entre les Banyarwanda, populations s’exprimant en kinyrwanda et originaires du Rwanda, contre les autochtones.

Montrées de façon sommaire comme des conflits ethniques, les confrontations et les violences qui les ont accompagnées se sont manifestées sous deux angles :

  • D’abord sur le plan foncier, la précarisation de la tenure foncière et les spoliations des terres paysannes entraînaient des violences qui font de nombreux morts dans les conflits locaux.

  • Ensuite sur le plan politique, le groupe banyarwanda (Hutu et Tutsi indistinctement) et les politiciens autochtones ont tenté chacun de marginaliser l’autre et d’acquérir des positions dominantes dans les organes politiques à l’échelle régionale et nationale.

Car ces positions dominantes constituent des voies privilégiées pour l’appropriation des terres et la manipulation des nouvelles législations foncières qui sont édictées durant cette période. Ainsi la compétition politico-foncière déjà violente a été exacerbée par les confusions introduites par deux lois successives sur la nationalité zaïroise en 1972 et en 1981, accordant ainsi aux conflits entre les deux groupes un cadre institutionnel.

Dès l’indépendance de la RDC en 1960, un profond désaccord s’établit entre les deux groupes au sujet la nationalité et de l’implantation territoriale des populations d’origine rwandaise. Ces deux questions – nationalité et territoire - resteront liées sans que le cadre institutionnel ou les interventions de l’Etat n’arrivent à clarifier les conditions d’une cohabitation pacifique de ces deux groupes.

II. La violence des institutions et des lois

En 1972, une solution est envisagée. Sous l’instigation de Barthélemy Bisengimana, Zaïrois tutsi et directeur de cabinet du président Mobutu de 1969 à 1977, une loi édictée confère de façon automatique et collective la nationalité zaïroise aux migrants rwandais arrivés dans le Kivu avant l’indépendance. Cette mesure concerne aussi bien des Banyarwanda « transplantés » dans le cadre du programme colonial de migration des Rwandais au Congo pour la main d’œuvre dans les plantations, des migrants clandestins que des réfugiés ayant fui la « révolution sociale » hutu de 1959 au Rwanda.

Loin d’apaiser ou d’amorcer les tensions entre les deux groupes autochtones et banyarwanda, cette loi les accentua tout en provoquant l’indignation des populations du Kivu. En effet, elle ouvre aux Banyarwanda les bénéfices de la loi foncière promulguée dans le cadre de la « zairianisation » en confiant à des Zaïrois des entreprises, fermes et des domaines agricoles tenus par les étrangers, dans le but de créer une bourgeoisie d’affaires typiquement zaïroise. Ainsi, des hommes d’affaires, des hommes politiques et des notables de la diaspora commerciale rwandaise obtinrent des terres selon la procédure de la concession et de la « zairianisation » des plantations coloniales redistribuées par l’Etat.

Dans un contexte aussi tendu, la loi sur la nationalité collective, tout en donnant accès à la terre, accordait aux Banyarwanda venus du Rwanda, un caractère légal aux implantations foncières de leurs paysanneries du Kivu. Cet acte a eu trois impacts directs dans le paysage socio-politique et économique de cette région marquée par une compétition accrue.

  • Le premier a été l’acquisition d’une majorité démographique et donc politique, avec un poids électoral important dans le nord-Kivu.

  • Le second a été la possibilité d’user des ressources et des procédures foncières nouvelles (acquisition des terres sous forme de propriété privée, enregistrement écrit des transactions, procédures de concession, etc.) en opposition aux usages coutumiers autochtones faisant de la terre une propriété de la communauté clanique ou villageoise. Ces deux modes de fonctionnement ont été la cause d’un imbroglio juridique sur le système foncier où des visions du monde et de la terre divergentes étaient incompatibles. Car, pour les autochtones, le sens du territoire est défini par la relation entre le groupe ethnique, l’autorité (chef coutumier) et une portion d’espace. L’accès à la terre est donc indissociable de l’insertion dans un réseau de relations sociales. Par contre, pour les Banyarwanda transplantés, la terre n’était qu’un objet de mise en valeur individuelle et dégagée des relations personnalisées. Une telle vision de la terre, de l’activité agricole et de la société correspondait à une implantation sociale qui devint vite une conquête foncière: expansion fondée sur le nombre, sur l’efficacité technique agricole et la capacité de défrichement des paysans hutu. Donc la compétition foncière et pour l’espace devient indissociable de l’émancipation sociale et politique.

  • Le dernier impact a été mesurable à partir du moment où l’assise foncière et économique de ce groupe l’a conduit à réclamer une autonomie et une émancipation sociales et politiques vis-à-vis des chefs coutumiers autochtones.

Les mécontentements de ces derniers et les tensions entretenues par les effets de cette première loi ont été aggravés par une autre, en 1981, qui annulait la précédente et ne reconnaissait plus que la nationalité à titre individuel par naturalisation. En versant dans l’extrême inverse, la nouvelle loi plongeait dans « l’illégalité » et la « clandestinité » une population qui était devenue démographiquement majoritaire, notamment dans le Nord-Kivu.

Les logiques administratives, couplées des intérêts de la bourgeoisie politique et économique des deux bords et de la corruption des agents de l’Etat chargés de faire appliquer ces législations ont fonctionné non dans le sens d’amoindrir les tensions mais de les attiser. Désormais le Kivu était devenu le foyer d’une forte tension qui rendait la région impossible à administrer. Dans cette région, en effet, les recensements de 1986 qui avaient eu lieu dans le reste du Zaïre ont été repoussés aux calendes grecques ; quant aux bureaux contenant les actes d’état civil, ils ont été incendiés afin de détruire tout document administratif qui puisse prouver ou pas la nationalité de quelqu’un. Les ressentiments et les inquiétudes ont été implantés au cœur des relations entre les deux groupes – les banyarwanda et les autochtones - créant ainsi une confusion politique et une incertitude identitaire. Dès lors, la question « qui est qui ? » et le vocable de « zaïrois de nationalité douteuse » étaient devenus l’expression de ces incertitudes et de ces tensions.

III. La violence sécuritaire : « eux ou nous !  »

Plus tard entre 1991 et 1993, avec la perspective de désigner des délégués à la conférence nationale souveraine à Kinshasa et dans la perspective des élections multipartites sur toute l’étendue du territoire national, ces tensions ont franchi le palier des violences et des massacres réciproques. Qui devait représenter le Kivu et parler pour cette région à ces assises ?

La question de la nationalité, non tranchée et escamotée, a alors ressurgi de façon plus violente. L’accumulation de tous ces problèmes non ou mal résolus ainsi que le contexte de compétition politique, économique et foncière ont poussé à une violence bilatérale de type sécuritaire. Formulée dans une logique d’exclusion : « eux ou nous » « leur survie ou la nôtre »}, elle a consisté à prendre l’initiative d’attaques et de meurtres selon le raisonnement qu’« il faut détruire ou éliminer le groupe ennemi avant d’être nous-mêmes détruits par lui. »

Cette étape a été franchie dans la constitution des milices par les jeunes de chaque camp dans le but d’attaquer les biens, les propriétés et les champs. Mais le caractère politique de ces violences a désigné pour cibles les chefs coutumiers, jugés corrompus, instigateurs et bénéficiaires d’un climat de haine. L’appel à la violence et à la destruction à leur égard devait être physique.

La fausse accalmie obtenue après la « pacification » musclée des militaires de la Division Spéciale Présidentielle (DSP) n’a fait que retarder la déflagration générale que l’onde de choc du génocide rwandais a précipitée. Celui-ci, avec l’afflux des fugitifs encadrés par les Forces Armées Rwandaises en fuite et les cortèges des réfugiés fuyant l’avancée de l’Armée Patriotique Rwandaise, a balayé comme un ouragan les tentatives de réconciliation et de résolution des conflits internes du Kivu.

IV. L’irrésistible onde de choc du génocide rwandais

Dès 1994, le Kivu devait prendre en charge des problèmes d’un autre ordre et d’une dimension régionale voire internationale, outre les siens propres qu’il traînait sans perspective de solution depuis des décennies. Il a donc manqué au Kivu – de la part des Etats zaïrois et rwandais dont les populations se tuaient - des lieux et des stratégies politiques ou institutionnels de débat à même de promouvoir la recherche du compromis, la communication ou la négociation sur les multiples sujets de compétition : la terre, le pouvoir et les identités nationales. Aucune de ces questions n’a trouvé un espace local, national ou régional de confrontation dialoguée.

Même en 1996, lors de l’offensive de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila, les seuls registres de communication sur ces inquiétudes habilement récupérées et instrumentalisées par cette coalition politico-militaire ont été les discours des politiciens, les rumeurs populaires et la violence armée. Car la question de nationalité zaïroise déniée à des Banyamulenge a été présentée comme le mobile principal à l’origine de la rébellion de ce groupe avant que l’alliance hétéroclite d’acteurs et d’ambitions ne se donne une occasion de chercher à renverser le gouvernement du Maréchal Mobutu.

Paradoxalement, alors qu’elle défendait la nationalité des Banyamulenge à « restaurer » comme but de sa lutte armée, l’AFDL n’a jamais réussi à résoudre cette question. Au contraire, elle l’a aggravée. Car une fois au pouvoir, Laurent-Désiré Kabila et son AFDL composite ont été accusés par les populations congolaises de vendre le pays aux étrangers. Contraint et pressé par l’opinion publique de remercier ses parrains rwandais et ougandais trop encombrants, ce dernier a occasionné la formation d’une nouvelle rébellion et une guerre dont les acteurs sont partis d’une bonne partie de l’Afrique, du nord au sud. Plusieurs médias ont même parlé de « la première guerre mondiale africaine. »

Il était légitime de poser la question de la nationalité. Mais fallait-il employer les moyens armés pour l’acquérir ? Les différents mouvements de rébellion qui se sont accaparés la thématique n’ont fait que la compliquer, car il reste toujours non résolu depuis la chute du Maréchal Mobutu il y a bientôt six ans. Au contraire, les acteurs de ce conflit en ont fait une aubaine pour exploiter en toute impunité les ressources agricoles, forestières et minières de la République Démocratique du Congo. Comment, de la réclamation de la nationalité et des craintes d’insécurité régionale dans les Grands Lacs, on en est arrivé à un pillage en règle d’un pays au point de créer les moyens pour la guerre de s’auto-financer et de rendre sa résolution plus qu’hypothétique? Comment des revendications identitaires armées se sont-elles transformées en business ?

Si l’on s’en tient aux principes théoriques de la prévention, il ressort que la gestion des tensions congolaises du Kivu et des retombées régionales du génocide rwandais dans cette région a été de sorte qu’elle n’a pas évité la conflagration. Une multitude d’acteurs sont intervenus, alors que la guerre a été intense et a occasionné des destructions et des pillages des ressources, et a entraîné près ou plus de deux millions de morts selon les différentes sources.

Membres de la Communauté Economique des Pays des Grands Lacs (CEPGL) avec le Burundi, le Rwanda et le Zaïre n’ont jamais réussi à mettre en place une instance régionale commune chargée de la gestion des tensions localisées et de la prévention du grand désastre qu’ont été le génocide et ses bouleversements dans la région. Certes que lors de l’invasion du Rwanda par l’Armée Patriotique Rwandaise en 1990, l’armée zaïroise a été appelée à la rescousse en compagnie de celle de la France et de la Belgique pour aider l’armée rwandaise. Mais il n’a jamais existé de cadre régional opérationnel dans les Grands Lacs pour anticiper ou résoudre les crises dont la propension à l’extension transfrontalière est particulièrement grande.

Notes

  • À lire : Les Cahiers de l’Afrique, N°1, Premier Trimestre 2003, Paris