Ficha de análisis Dossier : Les défis de la paix dans la région africaine des Grands Lacs après les massacres de 1994

, R.D.Congo, 2000

Instrumentalisation des conflits et paix dans la région des Grands Lacs

Quelles pistes de résolution des conflits faut-il percer dans les Grands Lacs? La multiplicité d’acteurs, d’enjeux et de mécanismes en place sont mouvants et difficilement analysables. J’émets quelques hypothèses.

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La fin de ce XXè siècle laisse sur les pages d’histoire africaine de grosses tâches de sang. En une décennie, la partie centrale de l’Afrique aura transmis en héritage des spectacles de grande violence suivis ou accompagnés des renversements spectaculaires des pouvoirs jamais vus par le passé :

  • Des coups d’États au Rwanda et au Burundi suivis des assassinats successifs des Chefs d’États dans des situations mal éclairées déclenchant un génocide tutsi au Rwanda en 1994 ;

  • Une guérilla-marathon et un renversement de pouvoir au Zaïre (redevenue depuis République Démocratique du Congo) accompagnés des massacres populations rwandaises hutu en errance sur le sol zaïrois en 1996 ;

  • Une invasion des armées étrangères en République Démocratique du Congo depuis août 1998 camouflée en rébellions et entraînant la “première guerre mondiale africaine”.

Bref, en moins d’une décennie, d’importants bouleversements ont particulièrement remué cette région de l’Afrique au point de susciter bien d’intérêts et d’interrogations sur les enjeux et les liens entre ces événements.

I. Bref état des lieux

Comment comprendre les mécanismes et les enjeux des conflits dans trois États de la région des Grands Lacs africains : le Burundi, le Rwanda et le Congo-Zaïre ? Ces trois pays nous serviront surtout de repères permettant de rendre compte des formes d’expression de la violence, des différents acteurs (États, groupes ethniques, groupes d’intérêts politiques, etc.), de leurs motivations, des mécanismes et des différents réseaux transfrontaliers qui ont contribué à régionaliser et à “mondialiser” cette crise et de leur implication dans une dynamique de résolution des conflits. Tout ceci sera observé et étudié depuis le miroir du contexte socio-politique congolais (zaïrois) et s’attardera surtout sur la période 1959 à nos jours. Ce qui n’exclut pas d’opérer des incursions dans un passé plus reculé, pour expliquer les faits de cette période au cas où cela était nécessaire.

Depuis les indépendances, la région des Grands lacs a été le théâtre des violences récurrentes. Jusque à la moitié des années 1960, celles-ci n’ont pas été qu’étatiques (rébellions dans l’Est du Congo-Zaïre, attaques des “inyenzi” - cancrelats, cafards - au Rwanda, affrontements interethniques au Rwanda en 1963-64, au Burundi en 1965). A partir de la seconde moitié des années 1960, la violence est progressivement monopolisée par les États : répressions des rébellions au Congo-Zaïre et avènement du régime Mobutu, fin des incursions des “inyenzi” et des pogroms anti-tutsi au Rwanda, consolidation du régime Micombero au Burundi (même si des éléments non-étatiques ont contribué au déclenchement des événements de 1972, l’État y sera de loin le plus grand producteur de violence). Au Rwanda et un peu moins au Zaïre, la violence politique prendra surtout des formes non-physiques jusqu’à la fin des années 1980.

Et c’est de façon assez soudaine qu’autour de 1990, le champ de la violence va s’ouvrir à nouveau à des acteurs non-étatiques.

  • Au Rwanda, ce sont l’invasion des rebelles du F.P.R. (Front Patriotique Rwandais) en 1991, les massacres organisés (souvent téléguidés par des milieux associés au pouvoir, mais ne représentant pas l’État), les attentats et les assassinats, dont celui du Président Habyarimana et le génocide de 1994 qui ouvrent le champ des conflits à des acteurs autres que l’État.

  • Au Burundi, divers groupes non-étatiques (milices) hutu et tutsi s’engagent dans des affrontements qui connaissent leur apogée en 1993 par l’assassinat du Président et les rébellions qui s’ensuivirent.

  • Au Zaïre, les nombreux blocages des travaux de la Conférence Nationale Souveraine (CNS), espoir d’un changement de régime, ont provoqué des pillages et des émeutes populaires dans les rues des grandes villes du pays.

  • Au même moment dans le Kivu (à l’Est du Zaïre), des luttes interethniques aux enjeux politiques, fonciers et régionaux relayés par des débats sur la “nationalité douteuse” de certains Zaïrois du Kivu font des milliers de morts dès 1992. C’est sur fond de ces crises, enflées par une cohabitation hostile entre les réfugiés rwandais et les habitants du Kivu (Zaïre) et par les attaques contre le Rwanda orchestrées depuis les camps de réfugiés, que se greffera le démarrage de la guerre de l’AFDL (Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo) dès septembre 1996 dont la rébellion actuelle est une continuité.

II. Les acteurs et leurs dégrés de mobilisation

La compréhension des conflits des Grands Lacs passe par celle des rôles, des mobiles suivis et du degré d’engagement de leurs acteurs. S’ils peuvent être nombreux, leur implication effective n’a pourtant pas le même niveau. L’effort de connaissance nous poussera d’abord, après avoir identifié ces derniers ainsi que les objectifs qu’ils recherchent, à les percevoir dans une logique d’inter-subjectivité et de face à face : les jeux d’alliances et de retournement d’alliances. Il s’agit de savoir qui combat contre qui ; qui s’allie à qui et pour combattre qui ; comment enfin les objectifs de chacun souvent contradictoires peuvent devenir compatibles pour le besoin de la cause. En recourant au schéma établi par L. Reychler, trois grands groupes d’acteurs sont identifiables dans ces conflits des Grands Lacs : les parties primaires, secondaires et tertiaires.

Les acteurs reconnus, nous essayerons de comprendre les raisons et les objectifs qu’ils poursuivent et qui les poussent à user du langage de la violence politique. A cette occasion, il sera intéressant de voir comment des objectifs peuvent évoluer selon la dynamique prise par les conflits (dynamique qui pousse souvent à des changements d’acteurs, d’alliance et de degré de mobilisation).

A. Les acteurs primaires

Le cercle d’acteurs primaires rassemble les parties “dont les intérêts dans la situation de conflit sont contradictoires ou sont présentés comme contradictoires et qui dépendent les unes des autres pour satisfaire leurs intérêts”. Ils sont directement concernés par les conflits et leur engagement est partisan :

  • Les États (les régimes) touchés ;

  • Les “groupes ethniques”, les groupes armés (APR, AFDL, RCD, Mayi-Mayi…), les partis politiques ou d’autres “groupes”, avec notamment la part prise par la jeunesse.

B. Les acteurs dits secondaires

Ce groupe rassemble des parties qui ne sont pas directement concernées par le conflit, mais ont un intérêt direct dans une issue bien déterminée du conflit et sont donc par là-même partisanes.

Ce sont des voisins régionaux en tant que “nouvelles puissances militaires émergentes” (Ouganda) ou en tant que puissances militaires confirmées à cause d’une longue expérience des guerres civiles (Afrique du Sud, Angola, Soudan …), et leurs jeux d’alliances (leur soutien aux maquis, leur “préparation lointaine” de la planification des violences, leur rôle déterminant dans les récents bouleversements depuis 1994-1997). Comme “partenaires”, “alliés” ou comme “ennemis” des États en situation de conflit, ils permettent de voir les guerres de l’extérieur ou de voir le rôle joué par l’extérieur.

C. Les acteurs tertiaires

La classification de Reychler distingue dans cette catégorie trois types d’acteurs:

  • (1°) Les tiers qui observent avec résignation et ne veulent pas être impliqués dans le conflit, mais en subissent les conséquences négatives (exode des réfugiés, interruptions des relations commerciales, contre-coup des sanctions économiques internationales, etc.). Cas du Kenya, de la Tanzanie, de la Zambie, du Zaïre (pendant les massacres rwandais de 1994) et de la Centrafrique.

  • (2°) Les tiers non intéressés, non impliqués et qui désirent se maintenir à l’écart (comportement de la partie la plus forte).

  • (3°) Les tiers qui s’impliquent activement dans la transformation constructive du conflit.

Ce sont des acteurs indirects, investis du rôle de “garde-fous” et sont supposés se poser en général de manière neutre en essayant de rétablir la paix par la médiation. On trouve dans ce cercle:

  • La “Communauté internationale” : l’O.N.U. et ses différentes missions ainsi que ses organismes spécialisés ; les O.N.G. des pays occidentaux.

  • La “Troïka” occidentale : les USA, la France et la Belgique qui sont les “maîtres et bailleurs des fonds” des États de la région. Leurs rôles financiers et “techniques” les ont souvent obligés à “s’interposer” ou à “s’impliquer” d’une façon ou d’une autre lors des conflits. La Troïka et la Communauté internationale, souvent confondues l’une avec l’autre par les peuples africains parce que leurs missions respectives lors des guerres sont mal définies ou se recoupent, sont les principaux acteurs de la mondialisation des conflits grâce à leurs puissants moyens médiatiques. Dans le contexte de la guerre froide, leurs implications étaient nettement orientées et définies.

  • L’Afrique du Sud, bien que souvent contestée, s’affirme comme un médiateur auquel on fait de plus en plus recours.

III. Les mobiles d’implications dans des conflits

Il est important de comprendre l’engagement politique instrumental et sentimental de la population d’un pays. Sur quelles bases les parties en conflit mobilisent-elles les gens ? Les contextes politiques, économiques et sociaux endogènes en ont été pour beaucoup dans les éclosions des violences. On peut répartir les mobiles d’implication en intérêts socio-économiques, politiques, communautaires (ethniques) ou institutionnels.

Pour les trois pays des Grands Lacs étudiés, l’évolution récente des conflits pousse à privilégier des combinaisons des relations :

  • Ethnicité et classe (intérêts professionnels) ;

  • Classe et politique ;

  • Ethnicité et politique ;

  • Economie et politique, etc.

Mais partout c’est la politique qui a été l’élément central. Car les révoltes, les querelles, les mouvements générés en général par une situation d’insatisfaction économique ou communautaire, ou par des litiges ont été orchestrés par des dirigeants des groupes pour leur donner une formulation politique. La violence a alors été instaurée en expression politique.

Au Rwanda et au Burundi, les conflits se sont d’abord exprimés par le biais de l’identification communautaire. Les communautés se sont alors dirigées les unes contre les autres en prenant la forme d’affrontements, de querelles ou des massacres répétitifs. L’étape suivante a été l’intervention de l’État afin de tenter de rétablir une situation de non-guerre.

Au Congo-Zaïre, avec une économie en lambeaux, le pays a accumulé plusieurs handicaps politiques (Parti Unique militarisé, Régime militaire dictatorial, Conférence Nationale tronquée et mal achevée, Transition qui n’en finissait pas, Élections éternellement repoussées, vacillement de l’appareil institutionnel, etc.) qui rendaient les violences et contre-violences inévitables. La violence a été instaurée par l’État en stratégie politique envers sa propre population (auto-censure) et envers les Opposants comme un moyen radical de freiner l’évolution vers la démocratisation, tout en faisant régner une insécurité urbaine. Face à la violence étatique, les populations ont répondu par la “violence populaire”: émeutes et pillages; conflits interethniques et puis la guerre civile de l’AFDL (ou agression ougando-rwandaise, selon la version officielle zaïroise) s’est réclamée de l’élan populaire de libérer la démocratisation du pays.

Dans les trois cas, le rôle de la jeunesse urbaine sera particulièrement déterminant dans l’évolution des violences. S’estimant massivement victimes du système en place (chômage, injustices, corruption, “dé-scolarisation”, échecs scolaires, culture urbaine de violence et d’agression), les jeunes ont été des acteurs-clés aux premiers postes des conflits parce qu’ils n’avaient rien à perdre. Les “kadogo” (petits), enfants-soldats de l’AFDL l’attestent. L’armée des maquis se présenterait également comme un grand recruteur-employeur donnant l’illusion de répondre au chômage des jeunes.

IV. Mécanismes et instrumentalisations socio-politiques des conflits

A. Saignées démographiques par l’exil les massacres

Qu’est-ce qui nourrit les conflits ?

La sanglante actualité des dernières années semble s’inscrire dans la longue durée, comme un phénomène récurrent. Comme si l’Afrique des Grands Lacs, l’Afrique des Volcans serait une Afrique du feu. Vu du Congo-Kinshasa, les cycles des violences au Rwanda et au Burundi s’expliqueraient suite aux luttes de pouvoirs politiques et à l’appropriation des terres par l’un des deux grands groupes ethniques qui composent la population du Rwanda et du Burundi : les éleveurs Tutsi et les agriculteurs Hutu. C’est cela notre première hypothèse.

Après les luttes des indépendances (années 60), les phénomènes de l’exil, les bannissements du territoire, les départs et les retours massifs des réfugiés, accompagnés d’épurations ethniques régulières sont devenus autant d’éléments qui rythment désormais les prises de pouvoirs par la violence. Les cas rwandais illustrent bien ce fait : les groupes construits (identifiés et s’identifiant) comme “Hutu” et “Tutsi”, se succèdent au pouvoir par les armes. L’arrivée au pouvoir et sur le territoire national (ou le retour) des uns suit un renversement des autres, dans l’exil et les massacres.

Loin d’être de simples règlements des comptes, les exils et massacres sont des mécanismes poursuivant des objectifs communs : l’élimination physique des “ennemis” du champ politique et du territoire. Le binôme Hutu-Tutsi semble fonctionner alors au Rwanda et au Burundi selon une logique politique et territoriale d’exclusion réciproque. Et le pouvoir politique suprême acquis par l’un paraît lui conférer une certaine “légitimité de violence” et d’exclusion sur l’autre; exclusion qui va jusqu’à l’anéantissement physique par des méthodes d’élimination de masse : tuer à l’arme à feu, à l’arme blanche ou en affamant.

B. Alliances et appartenances socio-politiques

La deuxième hypothèse soutient que ces alternances s’appuyent sur des jeux d’alliances internes et externes que nouent les protagonistes. Les particularités et les termes de ces alliances, les recompositions politiques qu’elles induisent suivent donc deux logiques assez simples, que donne à voir les trois États (Burundi, Rwanda, Congo-Zaïre), dont l’histoire politique est très liée.

  • La première logique fonctionnerait selon une entente entre “hommes forts du moment” des trois États pour mieux asseoir leur pouvoir et celui des leurs groupes d’appartenance (armée, parti, ethnie, etc.), en réduisant au silence (par l’exil, le génocide, la répression à l’intérieur des États, la soumission forcée, etc.) les autres voix divergentes. Ces ententes sont scellées par des institutions politiques de “coopération” entre les signataires. La perversion faite de la CEPGL (Communauté économique des Pays des Grands Lacs) pourrait être citée en exemple. D’après cette même logique, les groupes ou les hommes (leaders) des trois États jouissant du statut d’”opposants” et de réfugiés se ligueraient pour affaiblir par différents mécanismes (dont la rébellion armée) le pouvoir des “hommes forts” afin de reconquérir le pouvoir et (re)devenir à leur tour “hommes forts”. Les renversements à la tête du Rwanda en 1994 et de l’ex-Zaïre en 1997 nous donneraient de la matière.

  • La seconde logique, utilisant le binôme Hutu-Tutsi, met face à face l’élite politico-militaire et ses populations, dont les “extrémistes” jouent les premiers rôles. L’élite (“les diplômés”) qui instrumentalisent ce binôme théorisent l’antagonisme pour créer une certaine division des opinions publiques de sorte que leur adhésion et l’acquisition des alliances se tissent en fonction de la séparation des deux ethnies.

Quand au peuple engagé, victime de cette manipulation, il attendrait en retour des avantages promis : la terre (pour l’élévage et l’agriculture). Alternativement en position de groupe d’appartenance de l’« homme fort » (donc groupe fort) ou en situation de réfugié (massacré, en conquête de pouvoir), chacun de deux groupes focalise l’attention des voisins ou de l’étranger de telle manière que les partenaires extérieurs des alliances sont définis comme “pro-Tutsi” et donc “anti-Hutu”, ou “pro-Hutu” et donc “anti-Tutsi”. L’appartenance ethnique du leader, du mouvement politique ou militaire bénéficiaire d’une alliance serait plus déterminante que l’idéologie de celui-ci.

Les “nationalités” et les “races”: la contestation/l’attribution de la nationalité zaïroise, la distinction entre peuple bantou et non bantou.

Comment les sentiments d’appartenance communautaire interviennent-ils dans l’évolution des conflits des Grands-Lacs ? En simplifiant, la situation de conflit entre les populations très impliquées des trois pays a été souvent réduite en guerre entre les Bantous et les non-Bantous, et à l’arrière plan se trouve une forte pression foncière et démographique.

Disséminés dans les pays de la région, les Hutu, les Nande, etc. sont des bantous, alors que les Tutsi ne le sont pas. Cette différence construite par l’ethnologie coloniale dans le but de diviser (C.Braeckman) et de différencier les colonisés pour mieux gouverner en les opposant les uns aux autres, suffit pour exacerber les haines “raciales”. La systématisation des antagonismes entre Hutu et Tutsi, au Rwanda comme au Burundi et leur régionalisation progressive sous forme d’ethnonationalismes à l’échelle de la région renvoient à l’intensification des luttes agraires dans ces pays et surtout dans le Kivu, au Congo-Zaïre) où il y a encore des terres disponibles. Alors, sur les territoires des trois pays, lorsqu’une de ces entités est menacée, ses “congénères” se sentent en devoir de solidarité pour intervenir. Ce qui est un fervent non négligeable dans la régionalisation des conflits. Mais ce schéma se complique dès qu’interviennent des éléments de politiques intérieures.

Du côté du Congo-Zaïre, les conflits avec les voisins des Grands Lacs se sont nourris de l’usage de la nationalité. Elle a été utilisée comme arme à agiter pour déstabiliser ou réhabiliter les rwandais installés au Zaïre. La dernière hypothèse soutiendrait que les conflits fragilisent et déstabilisent la notion de “nationalité”. Cette fragilisation joue sur le fait que les répercussions d’un conflit “interne” dans l’un des trois États se propagent comme une onde de choc dans les autres pays et y trouveraient un terreau favorable aux violences.

L’afflux des réfugiés rwandais aux frontières du Zaïre en 1994 a créé un climat de grande violence dans les régions frontalières rwando-zaïroises. Violences contre l’écosystème (faune et flore) brusquement envahi, violences entre réfugiés et Zaïrois du Kivu, violences des milices réfugiés contre le gouvernement rwandais et contre-violences rwandaises qui ont été instrumentalisées en révolte des Rwandais tutsi (“Banyamulenge”) installés au Zaïre et à la guerre menée par l’AFDL.

Les révoltes des Banyamulenge avaient suivi les doutes émis en 1991 par la Conférence Nationale Souveraine sur leur nationalité zaïroise et leur déchéance éventuelle au cas où une tricherie était prouvée. Ces doutes aujourd’hui se renforcent parce que ces Banyamulenge étaient massivement partis ou rentrés au Rwanda, après la victoire du FPR et se faisaint néanmoins enrolés dans l’APR (armée du FPR) avant de revenir avec l’AFDL. En fait on s’interroge ou on reproche aux Banyamulenge de se reclamer congolais quand cela les arrange.

Parallèlement une partie du personnel politique zaïrois cherchait à tirer un profit politique de la masse de réfugiés Hutu comme des “voies potentielles”, dans une perspective des élections une fois la nationalité zaïroise accordée et pour affaiblir les forces politiques autocntones. Reconnus comme zaïrois et intégrés sur le territoire national zaïrois, les réfugiés seraient reconnaissants envers ceux qui leur auraient conférer la nationalité zaïroise. Par une sorte de transfert des problèmes rwandais au Zaïre, il y aurait sur le sol zaïrois des milliers des Hutu devenus zaïrois qui menaceraient directement les Tutsi (Banyamulenge). Cette perspective et les affrontements entre les milices paysanes tutsi du Zaïre et les “Interamwe” (milices hutu du Rwanda exilées au Zaïre) ont inquiété les paysans tutsi du Zaïre. Parce que militairement utilisés comme bouclier humain et dissimulant parmi eux des officiers de l’ancienne armée rwandaise, ces réfugiés ont été présentés comme ennemis du nouveau gouvernement rwandais et des Banyamulenge zaïrois. Ce qui explique la “liquidation” des camps des réfugiés et leur extermination par l’armée rwandaise aidée des Banyamulenge. Il est intéressant de voir comment a été politiquement exploitée l’opposition ethnique hutu-tutsi au Rwanda et au Zaïre.

La création de la peur, comme impératif d’une économie de la violence :

La marche victorieuse de l’AFDL (alliée à des éléments ougandais et rwandais) au Zaïre entre septembre 1996 et mai 1997 ainsi que la tentative de rébellion actuelle se sont inspirées de l’avancée du FPR au Rwanda en 1994. Il est attesté que l’appui logistique de ce dernier et de l’Ouganda a été déterminant pour le succès de l’AFDL. Ces actions se définissent comme des “révolutions” ou des “libérations”. Comme telles, elles se sont appuyées sur des efforts de guerre demandés aux populations civiles. En créant un sentiment de peur générale auprès des citoyens installés dans des régions “libérées”}, ces révolutions ont mis en place un système économique fonctionnant sur la “cueillette” ou sur l’aumône forcée et obligatoire : celle que J.F.Bayart appelle “économie politique et souvent sexuelle de la guerre”.

Ainsi, pour soutenir les combattants et comme participation civile à l’effort de guerre, les entreprises, les ménages ont été mis à contribution : apports financiers et alimentaires, requisitions des véhicules, etc. Cette forme “d’impôt révolutionnaire” - exécuté par peur et non par devoir civique - a d’autres formes d’expression à travers les exactions, les recrutements forcés des jeunes et des enfants, les viols, les abus multiples et l’exécution publique des déserteurs ou des “opposants” à ces actes. Dans ce contexte, faire la guerre, surtout pour les jeunes, c’est “pratiquer, en toute impunité, un pillage politiquement légitime, s’adonner au commerce, prélever sa dîme en diamants ou en cobalt, s’emparer des femmes dont vous privent la pauvreté et l’arrogance des aînés” (J.F. Bayart).

Le phénomène de “rumeur” a été utilisé comme moyen médiatique pour communiquer et implanter la peur.

V. Les dynamiques des conflits

Loin d’être une simple chronologie ou une succession des phases, l’analyse dynamique d’un conflit “accorde beaucoup d’attention à la naissance, au développement, aux différentes phases, aux périodes de crise, aux occasions manquées et aux seuils” (L. Reychler, op.cit. p.58). Il s’agit de chercher à comprendre les mécanismes de l’évolution d’un conflit et les moments décisifs à partir desquels, la sécurité et la survie étant en jeu, la guerre appelle plus de guerre afin de rendre la victoire indispensable ou la guerre entame des phases décroissantes, propres à favoriser des négociations de cessez-le-feu. C’est donc voir le conflit à partir des moments où le seuil de violence est dépassé et où il devient plus difficile et plus coûteux de le gérer. Mais c’est aussi voir les phases descendantes propices à des négociations de paix.

Les guerres menées par l’AFDL et la rébellion actuelle ainsi que les différentes négociations orchestrées jusqu’aux accords de Lusaka en 1999 nous serviront de corpus pour affiner cette analyse. Depuis la déconfiture de l’État et de l’armée au Zaïre jusqu’au déclenchement des révoltes des “banyamulenge” au Kivu, il a existé des terreaux nationaux et régionaux propices à l’embrasement des conflits longtemps en gestation et des litiges mal réglées. Ce qui a rendu presque rectiligne et à sens unique le déroulement de la guerre de l’AFDL, comme si tout le monde voulait en finir avec un type de fonctionnement de l’État au Zaïre. Mais la dynamique du conflit n’a pas été aussi spectaculaire que le faisaient croire les illusions cartographiques. A certaines de ses phases, la guerre a bénéficié des diplomaties et des complicités.

Négociations de cessez-le-feu, fin de conflit et recherche de paix :

Dans ces trois pays, après que le seuil de violence ait été dépassé, des efforts de pacification (peace-making) et de maintien de la paix (peace-keeping) ont été tentés, puis mis en oeuvre dans certains cas pour le règlement des crises. Ces différents conflits ont eu des issues diverses : un seul a donné lieu à des accords de paix ; tel est le cas du Rwanda. Au Burundi et au Zaïre, cela ne fut pas le cas.

Au Rwanda, la signature des Accords d’Arusha, le 4 août 1993, devait mettre un terme définitif aux trois années de guerre civile, mettre sur pied une nouvelle armée dans laquelle serait repris un nombre de soldats de l’armée gouvernementale et du FPR. Les soldats restants devraient être démobilisés et désarmés. Il y eut aussi un règlement pour le retour et la réinstallation des réfugiés. Un appel fut lancé à l’ONU pour prêter assistance à l’exécution des Accords, l’OUA ayant été écartée en raison de son manque de moyens. Le Conseil de Sécurité répondit à la requête en installant la United Nations Assistance Mission for Rwanda ou UNAMIR ou MINUAR. Mais la présence de l’UNAMIR ne put empêcher que le Rwanda soit frappé par un génocide, huit mois après la signature des Accords de paix d’Arusha. Qu’est-ce qui s’est passé entre temps pour que la politique de prévention fût un échec? Nous essayerons d’étudier les failles et les déficiences qui ont fait échec au processus de paix.

Au Burundi, l’ONU n’a pas créé une force de maintien de la paix - alors que son son envoi fut maintes fois envisagé sans jamais se concrétiser- pour trouver une solution à la crise armée. Mais le 24 octobre 1993, soit trois jours après le déclenchement du coup d’État, le Secrétaire général de l’ONU désigne un envoyé spécial chargé d’une mission de bons offices qui arrive à Bujumbura. Une équipe onusienne est également envoyée chargée notamment d’établir les faits relatifs au coup d’État.

Il ressort du rapport de cette mission l’adoption d’une solution interne : ce sont les Burundais eux-mêmes, les autorités, les institutions, les organisations et les citoyens qui peuvent apporter les changements indispensables et adopter les mesures nécessaires. La communauté internationale et le système des Nations Unies peuvent seulement aider, sans se substituer aux acteurs de la scène nationale. Le rapport se réfère à l’expérience de la mise en oeuvre de la MIPROBU (Mission internationale de protection et d’observation pour le rétablissement de la confiance au Burundi) créée à l’initiative de l’OUA avec l’accord des autorités burundaises et insiste sur l’inefficacité de la mission, sur la perte de crédit de cette dernière et sur l’hostilité ainsi que sur des divergences de vue des Burundais à une force étrangère sur le territoire nationale. Après des élections présidentielles qui voient triompher le président de l’Assemblée nationale Sylvestre Ntibantunganya fin septembre 1994, une convention de gouvernement est signée entre le FRODEBU et l’UPRONA, les deux principaux partis, en vue du partage du pouvoir. Mais cette solution interne n’empêche pas que la situation se dégrade, qu’un nouveau coup d’État soit perpetré et qu’un embargo consécutif à ce coup de force de ramener la paix. L’hypothèse d’une intervention onusienne aurait-elle apporté une stabilité? Nous essayerons d’étudier les différents obstacles à une solution de paix.

Pour le cas du Zaïre, en dépit des appels répétés des autorités à une intervention d’une force d’interposition dès avant le déclenchement de la rébellion en septembre 1996 pour superviser le retour des refugiés rwandais et trouver une solution à la guerre du Kivu qu’elles considèrent comme une invasion des armées ougando-rwandaises, ni l’ONU ni l’OUA n’ont envisagé l’envoi de cette force. Au plus fort du conflit, c’est l’Afrique du Sud qui se proposa de mener les négociations entre l’AFDL et le gouvernement zaïrois afin de trouver une issue pacifique dès le début de 1997. On sait que ces négociations échouèrent, parce que l’AFDL ne se présenta pas à la dernière rencontre prévue en mai 1997 entre le président Mobutu et le chef de rebelles Kabila et prit le pouvoir à Kinshasa le 17 mai 1997. Les projets des accords qui devraient être signés, toutes les tractations entre les partis commencent à être connus: de nombreux acteurs commencent à parler. L’échec des négociations et la prise du pouvoir par les armes ont eu des répercussions sur une possible perspective de recherche de paix.

Deux ans après le début de la rébellion de l’AFDL, celle-ci fait face à une rébellion ayant le même point de départ : l’est du Congo-Zaïre. Mais composée de façon hétérogène, avec une partie dissidente de l’AFDL et d’autres groupes, soutenus tous par ses anciens alliés rwandais et ougandais. Contrairement au Zaïre de Mobutu, le Congo de Kabila a eu des alliés parmi les États africains qui ont réussi à éviter le renversement de pouvoir. Néanmoins le conflit est toujours ouvert, bien qu’ayant baissé d’intensité. Et les négociations en cours tentent d’éviter l’enlisement de la crise pour lui trouver une issue pacifique.