Ficha de análisis

, Bangkok, septiembre 2005

L’Ordre Nouveau : centralisme, domination javanaise et rébellions sécessionnistes

Le conflit en Aceh se fonde sur l’existence de deux entités politiques concurrentes : le GAM (voir fiche GAM) et l’Etat indonésien, l’une ne pouvant être appréhendée sans l’autre. C’est pourquoi, pour analyser le conflit en Aceh, il nous faut comprendre comment s’est construit et organisé l’Etat indonésien au cours de trois décennies sous la présidence d’un seul et même homme, Suharto (1).

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« Although there is no automatic connection between minority ethnic identity and the obstruction of political integration, if the character of the new state is promoted in such a way to indicate that there is no place other than for the major ethnic group, and those willing to assimilate its values, ethnic estrangement is to be expected. Where nationalist success becomes equated with majority dominance, then political alienation will follow and the prospect for integration will be abstracted as ethnic particularism is reinforced through the actions of those who seek to deny it » (2).

Le nationalisme suhartiste qui se met en place dès 1966 s’appuie sur l’héritage des premières années d’indépendance (3). Derrière la rhétorique nationaliste civique, l’Ordre Nouveau camoufle cependant une dimension ethnique de plus en plus présente : « Suharto’s Pancasila translated Javanese ethnic values into a universalistic civic language» (4). Renforçant la domination du centre sur les périphéries et agissant le plus souvent par l’intermédiaire de son armée, le régime se comporte comme un colonisateur intérieur, vecteur d’acculturation, de brutalité et de dépossession des ressources naturelles. Au sein de provinces comme Aceh (5), il constitue un terreau fertile pour l’émergence de mouvements politiques contestataires. « The Suharto rule caused the Java-outer Islands relationship to deteriorate further» (6). C’est dans ce contexte politique général que le GAM apparaît en Aceh.

I. L’Ordre Nouveau ou les causes du désordre (7)

1. Centralisation du pouvoir

Si l’île de Java dominait déjà l’archipel au temps des Indes Néerlandaises, le phénomène n’a fait que s’accentuer une fois l’indépendance acquise (8). Ainsi, dans les années 1970 et 1980, les Javanais ne représentent que 47 % de la population mais occupent plus de 70 % des postes clés de l’armée (9). L’administration et la bureaucratie présentent le même déséquilibre, en faveur du même groupe.

« The 32 years rule of Suharto re-established the perception of Javanese control over the non-Javanese. His ruling style, which was similar to the king of Java, and his promotion of Javanese traditions and customs perpetuated the concept of Indonesia being ruled by the people of Java» (10).

Ce pouvoir central se fonde sur la loi et la Constitution. Rappelons que dès 1959, l’option fédérale est définitivement rejetée pour un retour à la UUD45, constitution unitaire et fortement centralisatrice. En 1974, Suharto remplace de plus la loi de 1957 sur l’équilibre des pouvoirs entre centre et provinces. La nouvelle loi sur les gouvernements locaux permet à Jakarta d’exercer un véritable monopole politique et économique sur tout l’archipel, aux dépens des potentats régionaux et locaux.

2. Exploitation des ressources

Les relations entre Java et les îles périphériques ont toujours été tendues. Java étant depuis longtemps perçue comme la grande consommatrice des productions venant des autres îles (47 % de la population est regroupée sur 6 % du territoire) (11), l’Ordre Nouveau n’a fait qu’empirer le phénomène :

« The Suharto regime blatantly robbed the local resources at the expense of the local people. Although those involved were not necessarily Javanese, they were the collaborators of the Javanese regime » (12).

A Aceh plus particulièrement, d’importants gisements de pétrole sont découverts en 1971. Suharto décide immédiatement d’en tirer profit et signe d’importants contrats avec les sociétés d’exploitation et de raffinement Mobil Oil et Pertamina (13).

« During the New Order period, the exploitation of Aceh’s extremely rich natural resources went on at an unprecedented scale. With its abundant natural resources, including oil, natural gas, timber and valuable minerals, Aceh contributed approximately 11 % of Indonesia national revenue. From the liquid natural gas alone, it is estimated that on average, Aceh contributed approximately US2.6 billion a year to the central government’s coffers. Meanwhile taxes and royalties from the oil and gas fields contributed billions of dollars annually to the central government’s revenues » (14).

A partir des années 1970, Aceh ajoute donc à sa valeur symbolique une valeur économique indéniable : la province devient de plus en plus vitale aux yeux du gouvernement central. Néanmoins, cette exploitation pose de sérieux problèmes économiques et politiques dans la province. Pour l’expansion des grandes implantations industrielles, les petits exploitants sont expropriés de leurs terres sans compensation satisfaisante alors que l’utilisation massive de fertilisants et autres produits chimiques contribuent à une inquiétante dégradation de l’environnement (15). Malgré l’abondance de ses ressources naturelles, Aceh demeure l’une des plus pauvres régions de l’archipel (16).

3. Uniformisation culturelle

Les politiques culturelles indonésiennes et leurs conséquences sur les identités locales constituent une autre source de mécontentement régional. Comme toutes les autres politiques étatiques, celles-ci sont fortement centralisées et visent bien plus l’unité par l’uniformisation que la diversité (17).

Pour le régime de l’Ordre Nouveau, la création d’une identité indonésienne unique est une mission sacrée, ce qui donne lieu notamment à la réactivation des politiques de transmigration (18), « to gather and unite all ethnic groups into a single people, the people of Indonesia (…). The different ethnicities will gradually disappear, and at the end, there will be only one type of people » (19). Destiné au brassage ethnique et à l’intégration des peuples, ce genre de programme est pourtant bien souvent perçu par les populations des îles périphériques comme une véritable politique de javanisation.

Au niveau politique, la forte centralisation du pays érode les institutions traditionnelles et les cultures politiques locales en imposant des structures bureaucratiques de type javanais et un système de cooptation fondé sur le principe récompense/sanction. En Aceh, les Oulémas perdent leur influence sur les communautés au profit d’une nouvelle élite dirigeante (20). Quant au statut spécial (« Daerah istimewa » ) prévu par l’accord de 1959 entre le Darul Islam et Jakarta, il est resté lettre morte.

4. Toute-puissance et oppression militaire (21)

Afin d’asseoir un tel régime, fondé sur le déséquilibre de pouvoir entre le centre et les provinces, Suharto s’appuie essentiellement sur un contrôle militaire intensif, seul capable d’assurer l’unité du pays (22).

Légitimée par le contre-coup d’Etat qui le porte au pouvoir (23), l’armée renforce son influence et sa puissance au cours de la présidence de Suharto en s’appuyant sur une philosophie nouvelle : la Dwifungsi (24). Par l’intermédiaire de cette doctrine (25), la TNI se voit octroyée un rôle socio-politique : la fonction politique de maintien de l’ordre interne est ainsi ajoutée à la fonction traditionnelle de défense de l’armée (26). En découle le détachement de militaires dans de nombreuses positions de l’appareil civil : ministères, administration centrale, territoriale, etc. Si les membres de la TNI n’ont pas le droit de vote, ils obtiennent cependant l’assurance d’occuper plus d’un quart des 500 sièges du Parlement, le Golkar leur servant par ailleurs, de véhicule électoral.

Les militaires occupent également des postes-clés dans les grandes entreprises nationales, Lesley Mac Culloch voyant en cette activité la « Trifungsi » de la TNI (27). L’Etat central ne pouvant subvenir qu’à une petite partie du budget de son armée, celle-ci s’est adaptée en occupant des fonctions économiques officielles mais en s’adonnant également à de nombreuses pratiques mafieuses ou semi-mafieuses. En Aceh, la TNI trouvent des ressources financières légales par l’intermédiaire des contrats pétroliers de la Pertamina. Mais elle participe également massivement à la contrebande de bois et de marijuana (28).

II. Réagir face au GAM : DOM, solution militaire et impasse humanitaire

1. Réaction forte : Daerah Operasi Militer

Dès que le GAM apparaît en Aceh, le gouvernement central s’impose par le biais de son armée et le mouvement est éradiqué de la province dès 1979 (29). La réaction indonésienne ne se fait pas attendre et Jakarta réplique dès 1989 par le lancement d’une opération militaire de grande ampleur (30). Cette opération est suivie par la mise en place, en 1990, d’un nouveau statut pour la province : Aceh devient un Daerah Opération Militer ou « Zone d’Opération Militaire », moyen pour le gouvernement indonésien de mettre en oeuvre dans la province, une véritable « thérapie de choc » (31).

«In an effort to undercut the civilian support base of the guerilla resistance, Indonesian forces carried out armed raids and house-to-house searches in suspected rebel areas. The houses of villagers suspected of providing shelters or support to the rebel were burned to the ground. The wives or daughters of some suspected rebels were detained as hostages and some were raped. Anyone suspected of contact with Aceh Merdeka was vulnerable to arbitrary arrest and detention, torture, “disappearance” or summary execution» (32).

La décennie 90 est ainsi, au nom de l’intégrité territoriale de la République d’Indonésie, une époque de violations massives des droits de l’homme en Aceh. S’il est difficile de dresser un bilan humain précis des huit années de DOM (33), une chose est sûre : ces violations ont été suffisamment massives pour créer une nouvelle génération de combattants du GAM et garantir la continuité du cycle de violence dans la région. Selon Joshua Barter :

«The DOM era saw countless human rights abuses and greater resource extraction ; such exploitation served to create support for the rebels, support which reinforced military oppression» (34)

La victoire de la TNI est écrasante et le GAM est de fait éliminé d’Aceh dès 1991. Les leaders sont cependant toujours en exil alors que le commandement opérationnel parvient, de son côté, à se réfugier en Malaisie. Les méthodes employées par le gouvernement central et son armée sont certes efficaces militairement mais engendrent dans la province des phénomènes socio-politiques clairement contre-productifs.

2. Des dynamiques internes de la violence physique (35)

Lors des huit années de DOM, « anger towards Javanese rulers escalated when Jakarta used military means to oppress the local discontent» (36). Comme nous le rappelle Philippe Braud (37), l’utilisation de la violence physique, selon son intensité et ses résonances émotionnelles et symboliques, peut s’avérer hautement contre-productive. La politique d’éradication et de terreur menée par la TNI permet ainsi au GAM de créer son propre martyrologe et de dénoncer le caractère tyrannique du régime indonésien.

Le DOM entraîne également des effets de recomposition politique profonde en radicalisant les antagonismes. La distinction ami/ennemi devient centrale alors que les positions neutres et/ou modérées sont intenables. Par conséquent, se développent ce que Max Weber qualifie de « communautés émotionnelles ». «La souffrance en commun [unissant] plus que la joie» (38), la mémoire collective du DOM devient en Aceh un ciment communautaire puissant, les violences infligées et subies étant de nouveaux signaux d’identité disponibles pour la représentation symbolique du groupe (39).

Tous les éléments sont donc présents, à la fin des années 1990, pour la perpétuation du cycle provocation-répression-mobilisation alors que la fin de l’Ordre Nouveau, en bouleversant le contexte national indonésien, constitue une véritable fenêtre d’opportunité pour le mouvement acehnais (40).

Notes

(1) Au sujet de la seconde partie au conflit, le GAM, voir la fiche qui lui est consacrée.

(2) J. Barter, 2004

(3) Cf. fiche sur les fondements de l’identité acehnaise pour une étude de ces premières années post-indépendance.

(4) D. Brown, 2005, p.10.

(5) Le nationalisme ethnique provoque souvent des réactions des groupes minoritaires, ces réactions étant plus fortes chez ce que David Brown appelle les « homeland communities », soient les communautés à l’identité ethnique déjà formée dont Aceh est un bon exemple (Ibid, p.8).

(6) L. Suryadinata, 2002, p.5.

(7) « At the risk of oversimplifying, [the sources of discontent and distrust] can be grouped into four main sources: exploitation, excessive centralization of power and cultural homogenization, military oppression and impunity », R. Sukma, 2004, p.16.

(8) « Between 1950 en 1998, Indonesia experienced a period of intense concentration of power in the central government. This option allowed the Sukarno and Soharto’s government total control on the state but it did nothing to establish an acceptable balance of power between the central government and the provinces », H. Soesastra et A. Smith, 2003, p.16.

(9) L. Suryadinata, 2002, p.3.

(10) Ibid p.4.

(11) F. Raillon, p.21.

(12) L. Suryadinata, 2002, p.5.

(13) Pertamina : Pertambangan Minyak dan Gas Bumi Nasional, Compagnie Indonésienne Nationale de Gaz et de Pétrole, conglomérat pétrolier dirigé par l’armée indonésienne.

(14) R. Sukma, 2004, p.168.

(15) On retrouve exactement le même phénomène en Papouasie Occidentale où l’exploitation industrielle des ressources naturelles entraîne la pollution des rivières et terres utiles à la survie des populations indigènes.

(16) « Despite its abundant natural resources, Aceh is among the poorest provinces of the country », Ibid, p.168.

(17) Rappelons la devise du pays : « l’unité dans la diversité ». La priorité est clairement donnée au premier paradigme de cette devise (Persatuan nasional: unité nationale).

(18) Cette politique a été instaurée lors de la période coloniale. Les Hollandais visaient ainsi à équilibrer les densités de population entre les îles et assuraient la présence de main d’œuvre sur tout le territoire. Suharto met lui-aussi en avant cet aspect redistributif de la population mais y ajoute la fonction idéologique de création d’une sorte de « nouvel homme indonésien ».

(19) Déclaration du Ministre indonésien chargé de la Transmigration, 1986, cité par R. Barber, 2000, p.25.

(20) Du Bupati (autorité communale) au gouverneur (autorité provinciale).

(21) Sur le rôle de l’armée en Indonésie, voir A. Dubus et N. Revise, 2004, Armée du Peuple, Armée du Roi, les militaires face à la société en Indonésie et en Thaïlande, Paris, l’Harmattan/IRASEC.

(22) « The New Order was extremely centralized, their legitimacy based on military control », L. Suryadinata, 2002, p.16. Pour plus de détails au sujet de la TNI, de son rôle et de sa place en Indonésie, voir la fiche qui y est spécifiquement consacrée.

(23) L’armée prend le pouvoir suite au putsch communiste du 30 septembre 1965 au titre de sa mission de sécurité intérieure.

(24) Si la Dwifungsi n’est élaborée que sous la présidence de Sukarno, elle trouve ses origines dans le concept de « Voie Moyenne », élaboré par Nasution dès le 12 novembre 1958 : « Nous n’allons pas et nous ne voulons pas copier la situation qui existe dans plusieurs Etats d’Amérique Latine, où l’armée agit comme une force socio-politique directe. Nous n’allons pas non plus copier le modèle occidental européen au sein duquel l’armée est l’instrument inerte [du gouvernement]. [L’armée doit être] l’une des nombreuses forces de la société, l’instrument de la lutte du peuple qui doit travailler avec les autres forces populaires », Nasution, cité par A. Dubus, N. Revise, 2002, p.24.

(25) Une loi de 1982 sur le rôle des militaires vient entériner a posteriori une situation de fait.

(26) En l’absence de menace extérieure sérieuse, cette mission restera marginale jusqu’à ce jour.

(27) 2000, Paper prepared for the International Conference on Soldiers in Business : Military as an Economic Actor, organized by the Bonn International Center for Conversion, Jakarta, 17-19 Octobre.

(28) Cf. A. Dubus et N. Revise, 2002, « Le rôle économique de l’armée : maîtrise du développement et enrichissement des cadres », p.125 à 166.

(29) Pour plus d’informations sur cette première période, voir la fiche consacrée au GAM.

(30) La « Jaring Merah (Red Net) Couterinsurgency ».

(31) « Shock therapy, Restoring order in Aceh, 1990-1993 », Amnesty international, 1993.

(32) Ibid p.6.

(33) Les chiffres varient d’une source à l’autre et aucun recensement officiel n’a été effectué depuis. On peut néanmoins mentionner que Human Right Watch estime à 1 258 le nombre de morts (HRW, 2001, p.8). Richard Barber nous parle de 3 439 cas de torture (2000, p.47). Quant aux disparus, ils sont estimés à 500 selon Human Right Watch, entre 1 000 et 5 000 selon la Aceh Regional Assembly, 39 000 selon l’ONG Forum (HRW, 2001 p.8).

(34) J. Barter, 2004, p.7.

(35) Cf. P. Braud, 2004, « Dynamiques internes de la violence physique », p.81 et suivantes.

(36) « There was also a change in the 32 years of Suharto’s rule. It appears that Javanese domination became more conspicious through authoritarian rule. Military means were often used by the central government to consolidate its power, resulting in the polarization between Java and the Outer Islands », L. Suryadinata, 2002, p.14. Ce phénomène s’observe non seulement en Aceh, mais aussi au Timor Oriental ou en Papouasie Occidentale.

(37) Cf. P. Braud, Violences politiques, 2004.

(38) E. Renan , « La souffrance en commun unit plus que la joie » in Qu’est-ce que la nation ?

(39) Cf. Frederik Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », in, P. Poutignat, J. Streiff-Fénart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995.

(40) Voir la fiche consacrée à la période 1998-2003 pour plus d’informations.