Fiche de défi Dossier : Principes et pratiques de l’action non violente

Alternatives non-violentes, Rouen, mars 2006

Les déboulonneurs et la construction d’une logique d’action non-violente autour de l’industrie publicitaire

Le combat antipublicitaire est de plus en plus marqué par les actions non-violentes de désobéissance civile menées par le Collectif des déboulonneurs. Quelle sorte d’adversaire est l’industrie de la publicité ?

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I. Combien coûte la publicité ?

Les annonceurs, c’est-à-dire les marques, dépensent une somme globale qui ne dit pas grand-chose au simple consommateur. Quand on la compare au budget de la Défense nationale, on commence à prendre conscience d’un phénomène inouï. Les deux sommes d’argent sont comparables !

Sources : Quid.fr//aacc.fr/statistiques : Sommes indiquées en milliards d’euros.
AnnéeDépenses du Ministère de la Défense (hors pension)Dépenses de communication des annonceurs
200028,629,9
200128,829,0
200231,129,2
200332,429,7
200432,931,2

Comme c’est en fin de compte le consommateur qui paie la publicité, cela lui coûte en moyenne 500 euros par an, car, tel un impôt bien caché, le coût des publicités est répercuté sur le prix des produits achetés.

II. Les métaphores militaires

Que les dépenses des annonceurs soient comparables en France aux dépenses militaires fait tout de suite penser au langage publicitaire si riche en métaphores guerrières. Les consommateurs sont des « cibles », les arguments de vente des « flèches », les marchés des « créneaux », les effets des « impacts ». Les publicitaires font des « campagnes », avec des « stratégies » finement élaborées.

L’une des principales publications des professionnels de la publicité s’appelle même Stratégies ! Pour mieux comprendre ce que cela induit, il faut probablement rappeler que le mot « stratégie » provient du grec stratêgia, lequel se traduit par « l’art de faire la guerre ». Les consommateurs-citoyens que nous sommes sont donc avertis : victimes il y a, victimes il y aura !

Des partisans de la non-violence ne sont pas indemnes de l’intrusion du langage militaire dans leurs propos. Certains parlent de « stratégie de l’action non-violente », ce qu’il est probablement préférable de nommer la « logique de l’action non-violente ». Non seulement parce que cette appellation se réfère à une partie centrale de la philosophie, intéressante pour comprendre l’agir humain, mais aussi parce qu’elle induit ce qui fut si cher à Gandhi, à savoir la cohérence de la fin et des moyens pour conduire avec efficacité une action moralement acceptable.

Des antipublicitaires sont parfois coupables, eux aussi, de reprendre à leur compte des métaphores militaires, ou propres au langage de la violence, pour faire valoir leurs revendications. C’est ainsi, par exemple, qu’un excellent site antipublicitaire sur la Toile s’appelle « Brigade antiPub » (www.bap.propagande.org ). Par ailleurs, des autocollants antipublicitaires sont parfois collés sur les affiches d’aubettes (arrêts de bus). Outre le fait que ceux qui les collent fuient la police, ces autocollants ont-ils vocation à faire réfléchir pédagogiquement le passant sur les méfaits de la publicité ou alors à le braquer d’emblée ? Je ne suis pas certain que des injonctions du genre « Consomme, pollue et tais-toi, c’est un ordre ! », « Détruis la pub sinon elle te détruira » soient dans une logique susceptible de faire réfléchir les passants. Il en va tout autrement quand les autocollants sont drôles, imagés, ou quand des militants antipublicitaires collent des poèmes sur des affiches.

Quelle langue française véhicule la publicité ? Certainement pas celle de Voltaire ou de Victor Hugo. Une simple lecture du 4-pages, « l’argumentaire » du Collectif des déboulonneurs (« Invasion publicitaire, désobéissons »), et des fiches qui y sont associées, confirme que les déboulonneurs sont plutôt attachés à la beauté de la langue française. Pour certains, l’intrusion de mots anglais dans le langage courant ne fait que rappeler que la langue américaine sert l’impérialisme commercial et politique des Etats-Unis.

Ah ! et pourquoi « déboulonneur » ? C’est d’autant plus paradoxal que ce mot n’existe pas dans le dictionnaire, à la différence de « déboulonner » ! Les cinq fondateurs du Collectif des déboulonneurs s’en expliqueront peut-être un jour devant un magistrat ! En attendant, ils confirment que ce terme a été retenu par eux, notamment parce qu’il sonne bien dans les oreilles. D’ailleurs, c’est bien ce qu’attestent ceux et celles qui viennent participer activement aux barbouillages. La majorité d’entre eux ont entre 18 et 35 ans. Ce vocable leur plaît à souhait. À se demander si les cinq fondateurs du Collectif des déboulonneurs n’ont pas procédé à une série de tests sur cette tranche d’âge avant de lancer leur appellation non contrôlée ! Il n’en demeure pas moins que ces jeunes appartiennent à la nouvelle génération qui le plus souvent n’a jamais milité nulle part. Ils se disent très intéressés par l’option non-violente des déboulonneurs. Ils ne se disent pas « militants » mais « activistes » antipublicitaires. L’intrusion du langage militaire sous forme de métaphores est vraiment partout, mais on sent que les temps changent. Vive la non-violence !

III. Que vaut l’objectif 50 x 70 cm ?

Il va falloir que les afficheurs embauchent du monde pour retirer leurs énormes dispositifs publicitaires de 4x3 m, ainsi que tous les obstacles urbains que l’on rencontre maintenant dans de plus en plus de villes que leurs maires, tels de vulgaires proxénètes, vendent aux afficheurs ! Par « obstacles urbains », nous entendons, par exemple, les « sucettes » JCDecaux, trop souvent appelées « mobilier » alors qu’elles obstruent plus qu’elles ne meublent… Mais on ne peut pas, diront certains, retirer comme ça des panneaux publicitaires ! Si cela peut se faire, par exemple, à Genève, où la mairie a décidé de retirer 470 panneaux, pourquoi cela ne pourrait-il pas se faire en France ?

La réforme de la loi, souhaitée par le Collectif des déboulonneurs, instaure donc le format 50x70 cm comme taille maximale pour toute affiche. Vous êtes-vous déjà senti agressé par une affiche de ces dimensions ? Pourquoi cette revendication serait-elle utopique ? À Paris, la municipalité impose déjà ce format maximal aux affiches… d’opinion ou associatives ; alors pourquoi ce cas particulier propre à la capitale ne pourrait-il pas s’étendre à toutes les affiches, commerciales et autres, sur tout le territoire ? En limitant à 2m² les dispositifs publicitaires – ce qui leur permet donc d’accueillir chacun quelques affiches de 50x70 cm, et en les limitant par commune en fonction du nombre d’habitants, notre pays cessera d’être défiguré.

Une telle réforme de la loi serait à coup sûr une brèche contre l’envahissement publicitaire, mais l’instauration du 50x70 cm a-t-elle des chances de recevoir l’assentiment de l’opinion publique durant les mois qui viennent, sans quoi la revendication des déboulonneurs tombera à l’eau ?

Il faut compter avec le temps ! En plus du temps, il va falloir que les déboulonneurs usent de pédagogie. Ce n’est jamais simple d’accepter de se désintoxiquer, tant les « 4x3 » font partie du paysage auquel notre champ visuel a tendance à s’habituer en toute passivité. Il m’a fallu trois mois pour être convaincu que le 50x70 cm était un objectif « précis, limité et atteignable ». Pour arriver à cette désintoxication, je me suis mis à scruter tous les panneaux, à descendre parfois de voiture avec un mètre à la main pour aller mesurer ceux que mon regard croisait. J’ai commencé à me dire qu’une affiche de 50x70 ne serait vraiment pas grande ! Puis j’ai eu l’occasion d’en voir plusieurs dans le sous-sol du métro parisien, là où des spectacles sont annoncés sur les quais. Mais c’est parfaitement lisible ! Ensuite, un jour, j’ai dû trouver, dans une ville de cent mille habitants, un hôtel dont je ne connaissais que le nom de la chaîne. Je souhaitais secrètement y trouver quelques grands panneaux m’indiquant la voie à suivre. Comme je cherchais cet hôtel, j’ai alors aperçu plusieurs petits panneaux de 15x60 cm dont l’un indiquait sa direction à un carrefour. De fil en aiguille, grâce à ces tout petits panneaux, j’ai parcouru deux kilomètres sans me tromper jusqu’à la bonne adresse. Tout grand panneau de 4x3 m m’aurait été inutile.

Les grands panneaux de 4x3 m sont vains, sauf pour le matraquage publicitaire, comme les « sucettes » JCDecaux, y compris quand ils annoncent un itinéraire à suivre pour rejoindre par exemple un supermarché. Pour les gens du coin qui connaissent déjà le chemin, leur présence est sans objet. Si je suis en vacances, je n’aurai qu’à regarder les indications semblables à celles des hôtels pour trouver un supermarché si je décide de tourner le dos au petit commerce local. De fait, les pré-enseignes, qui soi-disant indiquent le chemin à suivre pour trouver une activité commerciale, sont des publicités camouflées. Et pourquoi tous les professionnels auraient-ils besoin de grands panneaux publicitaires pour faire connaître leurs produits marchands ou le lieu de leur activité ? En France, les médecins n’ont toujours pas le droit de faire de la publicité. A-t-on déjà vu quelqu’un qui, déménageant dans une nouvelle ville, n’y aurait jamais trouvé de médecin ? Il faut du temps pour accepter de se laisser désintoxiquer de la publicité !

Autre argument en faveur du 50x70 cm ! Les publicitaires aiment à dire que leurs panneaux géants sont de l’art, que ceux-ci décorent les villes et les campagnes, qu’ils contribuent à l’éclairage nocturne ! C’est oublier que, dans plusieurs grandes villes, des mairies courageuses ont fait démonter de grands dispositifs publicitaires pour mettre à leur place des arbres et des fleurs. Personne ne s’en plaint ! Et à quoi ressemblerait demain le rond-point des Champs-Élysées si subitement des panneaux y étaient installés à la place des ornementations florales ?

Les métros de nos métropoles seraient-ils subitement tristes sans l’envahissement publicitaire ? Dans le tout neuf métro d’Istanbul, il n’y a aucune affiche publicitaire, et pourtant il est éclatant de beauté. On y circule avec plaisir. Des décorations de céramique colorées égayent les stations et les couloirs ; de grandes photos, représentant l’Istanbul des années 1960, illustrent avec finesse l’environnement des passagers. À Pantin (Seine-Saint-Denis), une splendide grande fresque murale, réalisée par des élèves des Beaux-Arts, éclairée doucement la nuit, évite encore que ce même mur soit utilisé pour un affichage commercial. Oui, il y a mille choses à inventer pour redonner un visage coloré et non agressif à notre environnement quotidien qui attend d’être débarrassé de l’idéologie publicitaire. Les associations de quartier, dans ce domaine, pourraient fort bien donner des idées aux mairies.

En fin de compte, il faut environ trois mois pour accepter que son regard se désintoxique de l’actuel affichage public et pour se convaincre que le « 50x70 » est finalement une revendication juste et équilibrée.

IV. Du côté des pouvoirs publics

En bonne logique non-violente, le recours à la désobéissance civile est un ultime moyen d’action quand les courriers, pétitions et manifestations n’ont été suivis d’aucun effet. L’un des cinq fondateurs du Collectif des déboulonneurs a fait une enquête sur ce que l’on peut appeler le mépris de l’actuelle majorité parlementaire concernant l’affichage publicitaire et l’atteinte au cadre de vie .

François VAILLANT (*)

Notes

  • (*) : Philosophe. Auteur notamment de La non-violence. Essai de morale fondamentale, Paris, Le Cerf, 1990.