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, Arles, 2002

France - Algérie, les douleurs de la mémoire.

La nécessité d’un travail de mémoire pour l’élaboration d’une histoire commune

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Il existe à Séville, dans le palais de Charles Quint, une carte de la Méditerranée sur laquelle Marseille est située au sud et Alger en haut de la carte : on peut en effet regarder, relire le fait franco-algérien du côté algéro-français. C’est ce qu’a amorcé le président Bouteflika le 6 juillet 1999 à Constantine en rappelant que la culture et l’histoire algériennes avaient une part juive et une part sinon française, tout au moins francophone.

Les temps sont donc peut-être venus que nous fassions, de chaque côté de la mer qui nous unit, le travail de deuil, le travail de mémoire et notre devoir d’historiens. Nous devons à l’occasion de la visite du chef d’Etat algérien nous mettre à réfléchir ensemble sur notre histoire commune par-delà les douleurs, les plaies non cicatrisées, les ambiguïtés, pour aller de l’avant.

La conférence de Barcelone qui doit se tenir à Marseille en cette fin d’année contribuera au grand projet de paix et de sécurité en Méditerranée auquel nous aspirons tous. Mais le chemin à parcourir est ardu car le contentieux réel et imaginaire est lourd : il nous faudra surmonter beaucoup d’obstacles dont le principal est en nous-mêmes. En effet, par-delà l’histoire propre à l’Algérie et à la France, chacun la sienne, l’histoire franco-algérienne et algéro-française est fondée sur deux balises difficilement franchissables : l’amnésie et l’amnistie. Chacun des deux pays a oublié ou amnistié ses propres fautes ou erreurs et glorifie les aspects inverses des éléments du contentieux commun : on peut prendre des dizaines d’exemples tous plus douloureux les uns que les autres. Cheikh Raymond Leyris et Mouloud Ferraoun, tous deux assassinés, pas par les mêmes bien sûr, me paraissent symboles de cette horreur à laquelle nous étions parvenus. Nous avions Jean Moulin, ils ont eu Abane Ramdane et le même débat sur les responsabilités des uns et des autres dans la résistance. Nous avions nos collaborateurs, ils ont eu leurs harkis. Nous avons fait une guerre injuste à un peuple méconnu et celui-ci est passé à la violence au nom même des principes que la France proposait au monde entier. Mais les vainqueurs ne réussirent pas à transformer leur victoire: l’Algérie fut d’abord décrétée islamo-socialiste avant de sombrer dans le clientélisme.

La France maintenait sa pression en continuant les expériences nucléaires au Sahara puis, en dépit de la récupération des ressources naturelles (surtout des hydrocarbures), la pression internationale soumettait l’Algérie à la loi du marché. Aussi la crise sociale et économique, due en grande partie au mauvais partage des richesses et à l’absence de démocratie, provoqua d’abord une émigration massive vers l’Europe de chômeurs sans espoir. La France finit par avouer qu’elle ne pouvait accueillir toute la misère du monde, confrontée qu’elle était à des problèmes de plus en plus insolubles après avoir largement tiré bénéfice du travail des émigrés. Puis la violence réapparut en Algérie sous la forme répressive, d’abord contre la revendication de pluralisme à travers le berbérisme, puis contre la jeunesse d’Alger et d’ailleurs (octobre 1988). Les islamistes qui étaient au travail dans la société civile depuis plusieurs décennies prirent alors le relais politiquement et par la suite violemment, portant même leurs coups jusqu’en France, accusée de soutenir le régime militaire.

Pour les gens de ma génération, l’histoire se reproduisait dramatiquement et accentuait encore un peu plus l’incompréhension réciproque. Il faut maintenant se résoudre à regarder en face l’avenir : Li fat mat, dit un proverbe maghrébin, mais qu’il est dur à enterrer, le passé, sans déshonorer les morts et tous ceux qui ont souffert des deux côtés. Les scientifiques (historiens, sociologues, politologues) français et algériens ont déjà bien amorcé ce travail nécessaire : je pense à Mohammed Harbi et à Benjamin Stora en particulier, mais à d’autres aussi. Les cinéastes, les romanciers, écrivains francophones ou arabophones ont diffusé de nombreux témoignages. Ce qui me choque tient au décalage entre ces travaux pertinents et positifs et les fantasmes, les illusions, les méconnaissances qui continuent à être véhiculés par les médias des deux côtés, comme on a pu le constater lors de l’échec du voyage d’Enrico Macias. Les Français et les Algériens “zappent” des deux côtés de la Méditerranée, des millions d’entre eux habitent réellement des deux côtés et la connaissance mutuelle et réciproque ne progresse pas, bien au contraire. Sans doute parce que la douleur n’est pas encore surmontée : comment pourrais-je oublier la mort suspecte de mon ami Claverie après celle de mon ami Boucebci ? Peut-être faut-il que toute notre génération disparaisse pour que la norme soit banalisée entre nos deux pays. Il nous faut construire la nouvelle Andalousie, la nouvelle Méditerranée occidentale et pour cela rappeler tout ce que nous avons en commun et non pas ce qui nous divise, sans oublier ce qui nous a divisés. C’est en assumant la totalité du passé que nous pourrons donner à nos enfants un lac de paix dans l’équilibre et le respect. Mais la vraie amitié entre les peuples exige que l’on abandonne la langue de bois et que l’on se dise tout ce qu’on a sur le coeur. L’émir

Abdelkader, qui est pour moi le plus grand héros positif de notre aventure commune, disait : “La miséricorde universelle découle de la présence du Clément Al-Rah’mân.”

Notes

  • Auteur de la fiche : Bruno ETIENNE.

  • France - Algérie, les douleurs de la mémoire, La pensée de midi N°3 (Actes Sud, Arles, 2000).