Fiche d’expérience Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, octobre 2005

Les obstacles à la mobilisation de la population russe

Les difficultés rencontrées par la société civile russe sous Eltsine et Poutine ainsi que les manipulations de celle-ci par le pouvoir.

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Les tentatives de Poutine pour contrôler la société civile

La faible résonance des organisations de la société civile

Sous Eltsine, soit l’Etat était trop désorganisé pour parvenir à agir en interaction avec les groupes de la société civile, soit, dans un excès d’autoritarisme, l’Etat refusait d’en tenir compte. Avec Poutine, cette tendance à l’autoritarisme et à la négation des groupes de la société civile s’est accrue. Les réformes politiques engagées brident toute formation de contre-pouvoir politique. Or si l’Etat refuse de prendre ces groupes en compte, tous deux perdent de la légitimité, exception faite de la popularité exceptionnelle du personnage de Poutine.

Les associations de défense des droits de l’Homme sont aisément marginalisées en Russie car la société russe est tellement atomisée qu’elles ne possèdent pas de réseaux étendus pour relayer leurs actions. Leurs initiatives n’ont qu’un impact limité. Le Kremlin tente de les discréditer en dénonçant l’origine étrangère de leurs financements. En outre, la Douma a émis un projet de loi – non adopté à ce jour – visant à limiter le financement étranger des organisations.

L’instrumentalisation de certains groupes de la société civile

Le Kremlin tente la manœuvre paradoxale de mobiliser les énergies de la société tout en la maintenant sous contrôle. Cette aspiration trouve ses origines dans la tradition soviétique de « masse active » , sans intention pour autant de raviver l’oppression concomitante. L’intention du Kremlin est d’affaiblir les organisations existantes, tout en cooptant des organisations loyales au pouvoir qui agiraient dans le giron de l’Etat. Ainsi, afin de marginaliser les organisations civiques authentiques, des organisations parallèles sont initiées par le Kremlin, alimentant la confusion pour les Russes et les observateurs internationaux.

Mettant en œuvre sa « verticale du pouvoir » , Poutine tente d’acquérir à sa cause la base populaire de la Russie en stimulant des organisations « horizontales » , loyales au Kremlin. Le Kremlin a coopté certaines organisations de la société civile dès 2001 puis a étendu au niveau des régions cette politique de soutien ciblé et conditionné à la loyauté. A l’échelle régionale, les associations de la société civile ne peuvent obtenir des financements que pour des actions concrètes dans les domaines social ou culturel. Les budgets sont refusés si les activités proposées sont teintées d’une coloration politique.

Dans le but de maintenir une façade démocratique, le Kremlin a créé en 2004 une Chambre publique, chargée officiellement de vérifier les opérations du gouvernement. Le projet souffre d’une contradiction de poids : le gouvernement s’engage à ne pas interférer dans les activités de la Chambre publique et pourtant, un tiers des siégeants est nommé par le président et les deux tiers restants par l’intermédiaire des structures fédérales et régionales acquises au président. En outre, la Chambre est financée sur le budget du gouvernement et est exclue des dossiers considérés comme affaires d’Etat.

Analyse des piliers traditionnels de l’opposition

Groupes d’opposition politique

Pendant le premier mandat présidentiel de Poutine, son pouvoir et son influence croissants restaient contenus par le rôle politique des oligarques. Depuis l’arrestation de Khodokorvsky, Poutine s’est réapproprié l’espace politique confié précédemment aux oligarques. En conséquence, toutes les sources de contre-pouvoir du champ politique ont été éliminées ou tout au moins sérieusement amoindries. Les politiciens libéraux russes s’apparentent davantage à des dissidents qu’à une opposition libre. Ils sont marginalisés et leurs opinions et propositions sont ignorées par le gouvernement.

Les réformes politiques de Poutine et sa rhétorique autoritaire, employée systématiquement depuis la tragédie de Beslan ont bouleversé l’attitude des cercles libéraux à l’égard de Poutine. Initialement soutenu et plébiscité par de nombreux libéraux pour sa modernité, bien qu’autoritaire, Poutine est désormais l’objet de toutes les critiques et préoccupations de la part des intellectuels, libéraux ou élites économiques. En octobre-novembre 2004, des voix se sont levées pour critiquer ouvertement la dérive autoritariste de Poutine, dans des cercles et médias spécialisés.

Médias et expression libre

Les médias russes ne s’engagent pas pour une information juste et ne permettent pas d’alimenter et d’inspirer des mouvements d’opposition de poids. En Russie, les médias, les partis politiques et les groupes de la société civile ne sont pas intégrés à un réseau démocratique. Il y a peu de liens entre les médias et leur public. Même si un journal ose publier un article controversé, les autres médias ne relaient pas le débat sur la question soulevée. Les Russes ne conçoivent pas les médias comme un instrument pour renvoyer le gouvernement à ses responsabilités parce qu’ils restent considérés comme jouant le rôle d’intrigants et non celui d’organes d’investigations sérieuses. Ce délaissement est propice à une manipulation du Kremlin.

L’érosion de la cohésion sociale

A l’époque soviétique, la cohésion sociale tenait à la coercition et à la force auxquelles recourait le régime. Les réseaux sociétaux étaient fondés sur la suspicion et la défiance, incapables d’initier un engagement civique sincère. La transition vers l’économie de marché s’est accompagnée d’une rupture du contrat social avec l’Etat comme garant d’un minimum de services sociaux. Le retrait de l’Etat a créé une perte à l’échelle du pays de capital social et de cohésion sociale.

Cette érosion de la cohésion sociale accentue la dégradation des conditions de vie : alcoolisme, puissance des mafias, déclin de l’espérance de vie, taux d’accroissement naturel négatif… Plutôt que de manifester leur mécontentement auprès des autorités, la méfiance des Russes à l’égard de l’action publique a accentué le repli sur l’individu et les cercles familiaux qui sont des cellules isolées, incapables de se structurer en contre-pouvoirs forts.

Les réformes sociales mises en œuvre par Poutine en janvier 2005 ont amorcé une vague de contestation sociale organisée (manifestations, grèves), sans précédent dans l’histoire russe. Retraités et vétérans de l’armée se sont mobilisés pour exiger le maintien de leurs avantages en nature, hérités de la période post-soviétique. La jeunesse d’opposition a tenté de politiser le courant de protestation contre l’autoritarisme croissant de Poutine. Ces dynamiques sont cependant à nuancer par l’ampleur limitée de la mobilisation qui, au plus fort des manifestations, n’a recueilli que 52% d’approbation parmi la population.

Pourquoi une si faible mobilisation des Russes ?

La privatisation des entreprises et des ressources nationales au cours de la décennie 1990 a été dominée par les élites de l’ère soviétique. Cette captation des richesses par une minorité a, selon certains chercheurs, éteint dès l’origine la culture démocratique naissante et les institutions existantes. La faible participation de la population à la vie politique en tant que citoyen s’explique par le fait qu’elle soit pratiquement monopolisée par les élites économiques et administratives. Sous la présidence de Eltsine, la faiblesse de l’autorité étatique a également inhibé le développement de la société civile (partis politiques, groupes environnementaux ou syndicats de travailleurs, corps professionnels, associations de protection des consommateurs…).

Depuis la fin des années 1980, les résultats aux élections ont montré les grandes hésitations de l’électorat russe. Les élections ont toujours lieu dans un climat d’influence de l’étatisme et du clientélisme qui se manifeste particulièrement aux élections régionales. L’électeur rationnel ne domine pas dans l’électorat russe et il n’y a pas non plus de mécanisme de dépendance des hommes politiques vis-à-vis de leurs électeurs. En conséquence, l’influence des élections sur l’amélioration concrète des conditions de vie est limitée. Or, la formation d’une culture électorale est justement fonction de l’amélioration du niveau de vie d’une grande partie de la société. Poutine, jugeant la société russe immature et incapable de vivre dans un véritable régime démocratique a supprimé l’élection des gouverneurs au suffrage universel au lendemain de Beslan.

Commentaire

Le Kremlin s’est prémuni contre toute initiative structurée de la société civile en la soumettant à un contrôle strict de ses activités. Dans ce cadre contraignant, c’est au peuple russe que revient la responsabilité de rompre avec la passivité et l’apathie héritée des années de terreur et d’oppression communiste. Craignant que la révolution démocratique en Ukraine en décembre 2004 ne fasse des émules, le Kremlin a renforcé sa détermination de prévenir toute initiative civique et de neutraliser toute activité qui puisse remettre en question significativement l’autorité du gouvernement. Il incombe alors au peuple russe de dépasser ses fantômes issus du communisme pour s’organiser et défendre collectivement ses droits ainsi que les institutions démocratiques de son pays.