Fiche d’expérience Dossier : Résistances civiles de masse

Marie Lise Poirier, Grenoble, juillet 2006

Lutte non violente des Pathans pour l’indépendance de l’Inde – 1919-1947

Badshah Khan réussit à mobiliser ses compatriotes pour participer à la satyagraha de Gandhi. Trop peu connus, les Khudai Khidmatgars, soldats impétueux et volontaires, forment la première armée non violente de l’Histoire.

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Tout au long du XIXème siècle, les Britanniques tentent d’étendre leur pouvoir sur les régions afghanes afin de contenir l’expansion russe en Asie Centrale. L’Inde est en effet le joyau de l’Empire colonial, et la couronne est résolue à la conserver, quel que soit le prix à payer. La région montagneuse de la Frontière, à la frange occidentale de l’Inde britannique, constitue donc un enjeu stratégique important. C’est aussi la patrie des Pathans, peuple peu enclin à la soumission, et les Anglais doivent régulièrement faire face à des soulèvements. La Guerre de la Frontière en 1897 laisse notamment un terrible souvenir dans la mémoire des Pathans. Menés par le Mullah Mastun, le « Grand Fakir » des Pathans ou le « Fakir Fou » de Churchill, 10 000 hommes réunis en quelques mois prennent l’assaut des garnisons britanniques avec comme seules armes quelques vieux fusils et sabres, mais surtout leur foi, leur courage et leur détermination, investis jusqu’à la mort dans cette nouvelle jihad. Face à cette attaque impulsive peu et mal préparée, la victoire des Anglais est écrasante, et la campagne punitive qui suit dévastatrice. Ils arrivent tant bien que mal à asseoir leur autorité en divisant les Pathans et en raffermissant le contrôle policier et militaire, mais le territoire ne sera jamais totalement soumis. Et ce n’est pas seulement l’héroïsme caractéristique des Pathans qui déloge les colons, mais une évolution historique initiée par celui qui sera appelé Badshah Khan, « le roi des Khan » mais aussi « le Gandhi de la frontière ».

Ghaffar Khan est le fils d’un fermier pathan influent et respecté d’Utmanzai, village de la vallée de Swat. Il se sent très tôt concerné par la situation sociale de son peuple. A l’âge de 20 ans, ses études terminées, il décide de créer une école pour endiguer l’ignorance, la pauvreté, la violence et l’apathie qui règnent dans sa région et qui le désolent. Parallèlement, il commence à fréquenter les cercles de penseurs musulmans progressistes et libéraux. A la fin de la Première Guerre Mondiale, il entend parler de Gandhi et de sa Satyagraha. Il adhère tout de suite aux principes du Mahatma, et intègre à sa mission la quête de la liberté, basée non pas sur l’impétuosité des fiers Pathans, mais sur la non-violence.

En 1919, répondant au jeûne et aux prières prônées par Gandhi, un grand rassemblement politique est organisé à Utmanzai. Les troupes impériales répondent par la brutalité, et Ghaffar Khan est emprisonné sans procès. A partir de cette date, il passera près de la moitié de sa vie en prison dans des conditions souvent extrêmes, et les tentatives britanniques de saper son action seront nombreuses. Mais pour cet homme de Dieu, instruire les Pathans et servir sa nation est aussi sacré que la namaz – la prière quotidienne des musulmans –, et il ne renoncera jamais à sa cause. Il sait qu’il est essentiel de montrer aux Pathans que la violence est fille de l’ignorance, de la superstition et du poids de la coutume. Pendant ses détentions, il continue en outre à se cultiver et à affermir sa détermination en « goûtant aux joies de la prison et de tout ce qu’elle implique », refusant tout compromis, acceptant la souffrance et ses enseignements. Il devient ainsi Badshah Khan, « le roi des Khan », leur leader respecté et aimé. En 1928, après avoir rencontré Gandhi, il cherche à s’organiser et à se préparer à la lutte contre l’exploitation britannique. A côté de la violence du badal, cette vendetta ancestrale et sanglante mystifiée par l’héroïsme, il mesure l’endurance, le courage et l’humilité dont sont capables ses compatriotes. Il ne doute pas de leurs capacités, et crée la première armée de soldats non violents de l’Histoire, les « Khudai Khidmatgars ». Le but de ces « Serviteurs de Dieu » volontaires, habillés d’une simple chemise rouge, est de servir Dieu, donc sa création ; leur moteur, la liberté. Tout Pathan peut participer à condition qu’il fasse un certain nombre de promesses entérinant la non violence de l’organisation, moins dirigée contre les Britanniques que vers les Pathans. Lorsque Badshah Khan est une fois de plus arrêté en 1930, la population se déclare immédiatement membres des Khudai Khidmatgars et des milliers de manifestants se réunissent autour de la prison. Alors que d’autres leaders sont arrêtés dans les heures suivantes, une grève générale spontanée se déclare. Le grand Kissa Khani Bazaar de Peshawar est bientôt envahi de monde pour protester contre les arrestations. Malgré les centaines de personnes tuées et blessées, la foule reste digne et imperturbable face aux soldats. Les Garhwali, bataillon réputé pour la loyauté de ses soldats, refusent de tirer sur leurs compatriotes désarmés. Les Britanniques sont décontenancés par la non violence des Pathans. En mai 1930, ils envoient une importante force militaire encadrer Utmanzai où les Khudai Khidmatgars sont sommés de retirer leur chemise rouge, l’arme pointée sur eux. Les uns après les autres, ils sont battus et humiliés, mais persistent dans leur refus, sans répliquer, ni fuir. Les maisons sont brûlées, les « chemises rouges » mis en prison. Un vieil homme offusqué court chez lui chercher une chemise pour se faire arrêter : alors que Badshah Khan avait difficilement recruté un millier de combattants, la répression britannique en rassemble 80 000. Les deux années qui suivent sont marquées par la violence et les provocations. La loi martiale est promulguée en août, Peshawar mis à feu et à sang. Mais les Pathans poursuivent la lutte sans répliquer, les leaders apparaissent sans cesse, les grèves, les meetings, les manifestations, les actions illégales, toujours strictement non violentes, se succèdent. Ghaffar Khan, pendant ses périodes libres, continue sans relâche ses tournées dans les villages. Il sait qu’un contact permanent est nécessaire pour maintenir les Pathans engagés, étant donnés leur illettrisme et l’opposition des Britanniques, des mullahs et des riches Pathans. En été 1934, Badshah Khan condamné à l’exil pendant 6 ans va mener une vie simple et rude avec Gandhi dans son ashram de Sevagram. La spiritualité, la pureté, l’ascétisme, la détermination de Khan séduisent tout le monde, Gandhi le premier. Mais il continue à se considérer comme humble serviteur, refusant tout titre honorifique, que ce soit celui de chef, de héros ou de saint. Il préfère de loin le travail effectué par tous que la dévotion qu’on peut lui témoigner.

Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, l’attitude du Royaume Uni change. L’opinion publique se positionne du côté de l’indépendance indienne, un gouvernement à majorité travailliste qui promet l’indépendance de l’Inde est élu, et Churchill est démis des fonctions de premier ministre. Les leaders politiques indiens sont libérés. En mars 1947 enfin, Lord Mountbatten, 20ème et dernier vice roi d’Inde arrive à Delhi pour transférer son pouvoir et entériner l’indépendance de l’Inde. Grâce à la manière non violente avec laquelle les Indiens ont choisit de faire valoir leurs droits, ils gagnent non seulement leur liberté mais aussi l’admiration et l’amitié de la Grande Bretagne. Lord Mountbatten est invité à occuper le poste de gouverneur général et est accueilli avec joie par tous les Indiens qui peu de temps avant menaient encore une lutte résolue contre les Britanniques. Seul l’épisode dramatique de la Partition noircit le tableau : malgré tous les efforts de Gandhi et de Khan pour calmer les passions, une guerre civile éclate entre les Musulmans et les Hindous, et le pays est séparé en deux états indépendants, l’Inde hindoue et le Pakistan musulman. Khan sera emprisonné ou exilé plusieurs fois pour activités antigouvernementales, mais continuera à se battre jusqu’à la fin de sa vie pour la formation d’une province pathan et pour les rudiments de démocratie pour son peuple.

Commentaire

Comme dans les autres exemples de luttes non violentes, on peut relever ici quelques points fondamentaux :

  • Le charisme de Badshah Khan, leader exemplaire, obstiné, confiant et digne de confiance, qui fait un remarquable don de lui-même pour sa cause et son peuple. Reconnu comme tel, son combat devient légitime et rallie la majorité de la population pathan. Il ne cesse jamais son travail de sensibilisation afin d’entretenir la motivation et de recruter de nouveaux « soldats ». L’existence d’un leader charismatique aide puissamment la lutte, cependant l’Histoire montre qu’elle n’est pas une condition indispensable ; des résistances ont réussi sans leader charismatique, avec d’autres points forts sans doute.

  • La nécessité d’organiser la lutte, et la création inhérente d’une véritable armée. Les consignes sont précises et irrévocables, l’entraînement est vite mis en place.

  • La lutte non violente implique, contrairement à ce que l’on croit souvent, un engagement fort, donc de vrais combattants, courageux, déterminés, sans peur et disciplinés.

  • L’action de Ghaffar Khan va au-delà de l’action politique : elle est avant tout sociale, ce qui permet de construire les bases de la paix. Construire est l’une des bases de l’action non-violente.

Notes

Eknath Easwaran a écrit un livre qui raconte le parcours de Ghaffar Khan entre 1897 et l’indépendance de l’Inde en 1947 : voir la fiche document « Eknath Easwaran, A man to Match his Mountains – Badshah Khan, Nonviolent soldier of Islam » du même dossier.

On peut également se reporter à la fiche document « A Force More Powerfull… » dans laquelle est décrit succinctement l’épisode de la Marche du Sel menée par Gandhi en 1930, ainsi que d’autres exemples de résistances non violentes à l’oppression.