Fiche d’expérience Dossier : L’insécurité transfrontalière au Cameroun et dans le bassin du lac Tchad

, Bassin du lac Tchad et Paris, juillet 2012

Le trafic d’armes légères et de produits de contrebande : carburant, médicaments, véhicules et pièces détachées

Une large palette d’activités illégales et criminelles.

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La circulation des armes légères et de petit calibre dans cette zone est imputable au contexte sécuritaire dans les pays riverains, spécialement le Tchad pour plusieurs raisons : legs culturels (1), ancienneté des renversements successifs de pouvoir ou des rébellions, ou des différentes campagnes militaires subies ou menées par le Tchad. Selon certaines sources locales, du matériel fourni dans le cadre de l’assistance militaire liant la France au Tchad aurait été détourné. L’ingérence libyenne au Tchad a par ailleurs favorisé la prolifération des armes au profit de différentes factions rebelles suscitées et armées par Kadhafi. Quant à la guerre en Libye en 2011, elle a entraîné le retour massif de nationaux tchadiens, estimés officiellement à près de 60 000 par le Programme alimentaire mondial, dont certains porteurs d’armes.

Comme on l’a mentionné précédemment, les dysfonctionnements de l’armée tchadienne sont un facteur majeur de détention d’armes à feu par les civils. Depuis Hissène Habré, en effet, chaque officier conserve des armes, des munitions et des tenues militaires à son domicile. Dans les quartiers de N’Djamena habités par ces officiers et hommes politiques (2), en particulier sur les rives du Chari, proches de la ville frontalière de Kousséri (Cameroun), sont conservés des stocks d’armes faisant l’objet de transactions commerciales. De même, au sein de l’armée tchadienne, un militaire qui démissionne regagne la vie civile en gardant son arme. Enfin, le « désarmement » des groupes armés n’implique que rarement la cession des armes (3). Ce phénomène contribue à l’insécurité transfrontalière.

En termes de réseaux de circulation, les armes empruntent les mêmes voies transfrontalières que le bétail et les marchandises classiques : les grands axes routiers, les pistes à travers la brousse ou les montagnes (4), mais aussi les pirogues sur le Logone et le Chari jusqu’aux débarcadères des quartiers populaires des villes de N’Djamena et Kousséri. Une mention spéciale mérite d’être faite de l’axe N’Djamena-Kousséri tant il constitue la connexion la plus intense entre Cameroun et Tchad (5). Lors de l’entrée des rebelles à N’Djamena en 2008, d’après les agents douaniers de Kousséri, d’importantes quantités d’armes sont sorties de cette ville en même temps que le flux considérable des personnes qui venaient chercher refuge à Kousséri et plus au Sud, vers Maroua. Elles ont été revendues au Cameroun, en RCA et au Nigeria. D’après le procureur de la République de Kousséri et le responsable de la prison de cette ville camerounaise, le département du Logone est « le plus armé du Cameroun », et Kousséri la ville la plus incertaine en termes de potentiel de violence et de criminalité. Des réseaux mafieux camerounais de cette région Nord et des réseaux tchadiens impliqués dans les trafics d’enfants, de voitures, de motocyclettes ou de pièces détachées y contrôleraient des transactions immobilières et foncières ainsi que quelques produits de contrebande entre les deux pays.

Au niveau du pont Ngueli sur le Logone, point de passage terrestre qui relie les villes de Kousséri et N’Djamena, on constate en effet une libre circulation des personnes traversant à pied, à moto ou en véhicule de tourisme, sans aucun contrôle d’identité ou d’effets personnels. D’où la possibilité de dissimuler divers objets transportables à la main ou dans les malles arrière de véhicules. Les contrôles n’y ciblent que les camions gros porteurs dans la perspective des prélèvements en taxes et pots de vin par les douaniers, policiers et gendarmes des deux pays, sans égard pour l’heure réglementaire de passage, officiellement limitée au créneau 6h-18h.

Sur le Logone et le Chari, les débarcadères sur les deux rivages sont reliés par des pirogues en bois qui servent également aux activités de pêche. La traversée, qui dure 25 minutes maximum, conduit à deux postes de douanes tchadiens installés sur le littoral intérieur du fleuve. Les pirogues ont obligation d’y accoster pour les contrôles de routine. Du côté camerounais, les points d’entrée ou de passage à partir des principaux débarcadères – et qui sont par ailleurs les voies les plus fréquentées pour le passage des marchandises – ne sont contrôlés que par des « agents bénévoles » qui perçoivent un droit de passage sur les marchandises des petits commerçants empruntant cette voie. Ces « agents bénévoles » – en fait des jeunes gens sans emploi ou transporteurs motocyclistes occasionnels que « l’autorité » recrute pour percevoir 100 francs CFA sur chaque passager – sont installés sous des abris de paille et suppléent l’absence de vrais contrôleurs ayant déserté ces positions peu rentables et inconfortables au regard des rigueurs de la chaleur et de la poussière. Ces points de passage sont les principaux axes de la contrebande de divers produits tels que le carburant, les médicaments, les pièces détachées de motos et de voitures (souvent volées), les armes ou encore les stupéfiants (6). Une pirogue peut transporter une quarantaine de bidons de carburant de 20 litres. Des douaniers subalternes se rendraient complices de ce trafic, de jour comme de nuit, profitant de l’absence de leurs supérieurs. Ce faisant, ils contestent et ébranlent le monopole de la contrebande que leurs supérieurs supervisent de manière quasi officielle (7).

Même s’il a été difficile pendant les enquêtes de terrain d’établir un lien clair entre la circulation d’armes et le commerce illicite de carburant ou de produits pharmaceutiques, il semble pertinent de relever la dimension d’insécurité que comportent ces trafics. En provenance du Nigeria où le brut est siphonné des oléoducs pour des raffineries de contrebande ou volé en haute mer, le carburant, souvent de mauvaise qualité, nourrit une importante et juteuse économie de contrebande qui est enrichie par les produits pharmaceutiques (8) contrefaits en provenance du Nigeria, les voitures et les motos volées et leurs pièces détachées. Les conditions dans lesquelles le carburant et les produits inflammables de contrebande sont transportés jusqu’au Cameroun, au Tchad ou en RCA dans d’énormes citernes peu sûres puis stockés dans des petites échoppes à proximité ou dans les habitations comportent un haut risque d’incendie. Quant aux médicaments contrefaits et exposés au soleil, il est superflu de mentionner les risques sanitaires qu’ils représentent.

Il n’est pas exclu qu’une partie de cette économie parallèle bénéficie de près ou de loin à la secte nigériane Boko Haram, très active dans les États du nord du Nigeria, dont celui du Bornou, comme le soupçonnait un commerçant lors de la mission dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Son hypothèse est que la force économique de Boko Haram viendrait de la « sympathie et de la complicité » des gens de la région (qui sont d’ailleurs nombreux à être membres de la secte) qui cotisent ou lui font des dons. Quant au trafic des stupéfiants, il mériterait une étude à part entière pour retracer les nouvelles routes de la drogue latino-américaine par le golfe de Guinée à travers le Cameroun (entre autres pays) pour remonter vers le Sahel (par le Grand Nord et le Tchad) en direction du marché européen. Le bassin du lac Tchad serait une des routes de diversification du narcotrafic latino-américain dont le Sahel est devenu un hub (9).

Notes

  • (1) : Au-delà de l’usage criminel, si l’arme est très présente dans le contexte tchadien, c’est qu’elle est aussi un patrimoine, un leg culturel pour des groupes ethniques tchadiens du Centre et du Nord du pays. En effet, chez ces groupes, comme les Goranes par exemple, chaque enfant (fille ou garçon) reçoit une arme qu’on pose à son chevet au 7e jour après sa naissance. On porte donc l’arme très tôt dans la vie et on ne doit pas s’en séparer. La culture martiale est fort répandue au Nord du fait de vieilles traditions guerrières et fait de la détention des armes un signe de virilité et de bravoure participant d’un rapport à la violence perçu comme inéluctable. Le fait de ne pas posséder une arme entraine un sentiment d’insécurité. La modernité politique en est influencée comme on peut le remarquer à partir de l’iconographie des partis (un fusil et une houe pour le Mouvement Patriotique du Salut (MPS) d’Idriss Déby Itno avec comme slogan « vaincre ou mourir »). Dans les marchés du Nord, les munitions se vendent autant que les céréales et sur les mêmes étals. (Entretien avec Sali Bakali, Kousséri, 1er août 2011).

  • (2) : Les trois quarts des hommes politiques tchadiens sont des ex-militaires ou ex-rebelles. Entretien avec Sali Bakali, 1er août 2011.

  • (3) : À l’exemple d’Hissène Habré, rebelle sous Félix Maloum, ou les démobilisés du Désarmement Démobilisation Réinsertion (DDR) de 1996.

  • (4) : Fondation Paul Ango Ela, Les armes légères et de petit calibre en Afrique centrale. Bases et ressources d’une politique régionale (Cameroun, Tchad, RCA), Yaoundé, 2009.

  • (5) : Les services douaniers estiment entre 10 000 à 15 000 passages de personnes par jour ordinaire, que ce soit à pied, en voiture ou en motocyclette. Ce chiffre double les jours du marché de bétail qui, lui, peut atteindre jusqu’à 5 000 têtes. (Entretien avec des douaniers sur le pont Ngueli).

  • (6) : Entretiens avec des transporteurs motocyclistes et un « pêcheur » sur les lieux. Propos confirmés par le procureur de la République du Cameroun à Kousséri et un ancien inspecteur de police à la retraite. Récemment une importante quantité de drogue d’origine latino-américaine et de chanvre indien a été saisie par les autorités camerounaises, appartenant selon les enquêteurs à deux éléments de la garde présidentielle du Tchad.

  • (7) : D’après une personne interviewée sur place, les trafiquants font d’eux leurs complices (par le biais de cadeaux) afin de s’en tirer sans trop de dégâts en cas de poursuites. (Entretien à N’Gaoundéré, le 3 août 2011).

  • (8) : Couramment appelés « gazons », parce qu’on les expose par terre ou sur le gazon dans les jardins publics pour la vente.

  • (9) : A. Antil, La cocaïne en Afrique de l’Ouest et au Sahel. Volumes, acteurs et impacts, note C/011-026, Paris, Ifri, avril 2011. Voir également M. Taje, « Enjeux ouest-africains. Vulnérabilités et facteurs d’insécurité au Sahel », Note du Club du Sahel-OCDE n° 1, août 2010. Et P. Heirings, « Security Implications of Climate Change in the Sahel Region: Policy considerations », Note du Club du Sahel-OCDE, 2010.