Fiche d’expérience Dossier : Eau et paix, un partage équitable et responsable de l’eau peut-il aider à reconstruire une paix durable ?

Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002

L’expérience en Espagne (Valence), d’un Tribunal des Eaux pour les litiges entre agriculteurs

Un modèle à suivre pour la création d’un Tribunal International de l’Eau ?

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A travers une pratique coutumière, les habitants de toute une région semblent avoir réussi à dépassionner et à pacifier la gestion d’une ressource qui en maintes autres régions du monde – et d’Espagne – devient souvent le catalyseur de nombreux et profonds conflits

Vers 960 après Jésus Christ, le Calife de Cordoue eut l’idée de créer une instance capable d’organiser et de réglementer la distribution de l’eau…

Un millénaire plus tard, la ville de Valence entretient cette tradition et un Tribunal des Eaux (Tribunal de las Aguas), unique en son genre, veille encore au respect des intérêts des agriculteurs de la région. Tous les jeudis matins des juges, choisis et élus parmi les exploitants agricoles, se réunissent sur le parvis de la cathédrale pour arbitrer les litiges qui ont pu survenir dans la semaine entre agriculteurs au sujet de la répartition des eaux de la rivière Turia. La « pax agricola » est ainsi maintenue et respectée depuis des siècles. Le rôle de ces sages qui disputent sans dossiers, sans code et dont les arbitrages sont sans appels, n’est en rien figuratif : en effet, dans la plaine fertile de Valence, l’agriculture repose sur l’irrigation…

Tout le système d’arbitrage obéit ainsi à un subtil équilibre entre les usages traditionnels (ces juges sont dépositaires d’une mémoire collective orale très précieuse) et l’adaptation aux besoins suscités par des aléas majeurs comme les sécheresses.

Le Tribunal des Eaux de Valence offre de ce fait un exemple très intéressant d’auto-gestion par une population de ses ressources. A travers une pratique coutumière en apparence peu contraignante et respectée, les habitants de toute une région semblent avoir réussi à dépassionner et à pacifier la gestion d’une ressource qui en maintes autres régions du monde – et d’Espagne – devient souvent le catalyseur de nombreux et profonds conflits.

L’autorité morale et juridictionnelle que représente une institution comme le Tribunal des Eaux repose sur quatre fonctions sociales et économiques majeures :

  • Le contrôle de l’accès aux ressources en eau d’irrigation et sa réglementation ;

  • La gestion de l’usage de ces ressources ;

  • La centralisation du mécanisme de transfert des ressources ;

  • La régulation des systèmes de comportement et d’interactions sociales.

Ce modèle de « compromis institutionnalisé » est une source de réflexion pour de nombreux acteurs de la gestion de l’eau, et représente peut-être un idéal vers lequel il s’agirait de tendre pour envisager la création d’un Tribunal Mondial de l’Eau – qui pourrait par exemple être rattaché à la Cour Internationale de Justice devant laquelle sont actuellement portées les plaintes relatives aux partages de cours d’eau ou de ressources hydriques.

Commentaire

Le Tribunal des Eaux de Valence, malgré le rôle éminemment positif qu’il peut jouer, n’en demeure pas moins un cas unique qui, en outre, ne manque pas de susciter quelques interrogations.

  • Tout d’abord, la structuration sociale et économique a bien évolué depuis le Califat de Cordoue et de nouveaux problèmes se posent aujourd’hui pour lesquels les arbitrages des sages de Valence ne seront probablement que d’une efficacité très relative. En effet, la concurrence entre les différents usages de l’eau s’est nettement accentuée et diversifiée depuis quelques décennies : les usages industriels notamment, mais aussi les aménagements hydrauliques prévus dans le cadre du Plan Hydraulique National espagnol posent de nouvelles questions et soulèvent de nouveaux enjeux devant lesquels les Juges-agriculteurs seront démunis, sinon dépassés, et dont ils seront dépossédés.

  • D’autre part, une telle institution ne manque pas de développer des conflits d’un autre genre, davantage conditionnés aux rapports de force inter et intra communautaires. En effet, bien que présentées comme les garantes d’une gestion équilibrée et durable des ressources en eau, une gestion par ailleurs volontiers perçue comme démocratique et consensuelle, les communautés d’irrigants sont parfois le lieu d’enjeux économiques et de pouvoir très sérieux…

Du 18 au 20 décembre 1997 les plus éminents experts mondiaux se sont réunis à Valence dans le cadre du programme sur le « Nouveau Millénaire » de l’Unesco. Leur objectif était alors de tracer les grandes lignes d’une coopération internationale quant aux litiges relatifs au partage de l’eau. Le besoin d’un Tribunal Mondial de l’Eau, qui n’a pas encore vu le jour, était alors l’un des principaux enjeux de cette rencontre. Pourtant, si depuis lors de nombreux projets, plus ou moins consensuels et plus ou moins réalistes, ont été présentés, jamais aucun d’entre eux n’a été retenu par la communauté internationale…

Faudra-t-il donc proposer la création d’un Tribunal pour arbitrer entre les différents projets en concurrence pour la création d’un Tribunal de l’Eau ? Ce n’est pas impossible…

Notes

  • Pour une explicitation des concepts sociologiques de « médiation » et de « compromis » se reporter à la fiche de notions en question.