Ficha de análisis Dossier : Les Cahiers de Modop n°2

, , Etats-Unis; France, diciembre 2015

Comment comprendre les attentats de l’année 2015 en France dans la dynamique générale du terrorisme aujourd’hui ?

Un acte terroriste est un acte politique dont le but est de déstabiliser un gouvernement ou un appareil politique, où les effets psychologiques recherchés sont inversement proportionnels aux moyens physiques employés et dont la cible principale, mais non exclusive, est la population civile1.

Keywords: Trabajar la comprensión de conflictos | | Resistencia a los grupos terroristas | Oponerse a la impunidad | Seguridad y paz | Francia

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Les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo puis contre un supermarché Hyper Cacher ont fait 17 morts. Ces actes terroristes sont alors les plus meurtriers depuis 1961 en France2 (l’attentat à la station Saint- Michel en 1995, par exemple, avait fait 8 morts). Quelques mois plus tard, au terme d’une virée meurtrière dans Paris prenant pour cible des lieux de rassemblements populaires (cafés, restaurants, salle de concert, stade de foot…) à nouveau, le terrorisme frappe les Français, faisant cette fois 132 morts et plus de 350 blessés. Un chiffre qui laisse perplexe quand on sait que depuis 1972, 174 attentats ont tué en France 241 personnes3.

Si le terrorisme n’est pas un phénomène nouveau, loin s’en faut, les attentats de l’année 2015 nous poussent à l’analyse du terrorisme dans sa forme actuelle pour mieux comprendre la nature de la menace à laquelle nous sommes confrontés.

Face à la multitude d’informations qui circulent, le risque, comme toujours, serait de céder au piège d’une « pensée paresseuse », pour reprendre l’expression de Boris Cyrulnik4, simplificatrice et binaire. Or, l’urgence de la situation ne saurait faire l’économie de sa pleine compréhension : nous sommes devant une réalité complexe que nous devons appréhender comme telle.

Évolution du terrorisme : des différences sur fond de continuité

Bien que les médias et certains experts propagent l’idée selon laquelle le terrorisme pratiqué par Daech est d’un genre nouveau, il convient de remettre les choses en perspective. Certes, chaque mouvement terroriste, chaque vague de terrorisme est particulière. Les anarchistes poseurs de bombes du 19e siècle avaient des objectifs très différents des mouvements de libération nationale pratiquant la « guérilla urbaine.» Les djihadistes d’aujourd’hui sont animés d’une idéologie qui a peu en commun avec celle qui motivait les groupuscules d’extrême gauche des années soixante. Les stratégies de Daech et d’Al-Qaeda divergent de manière importante. Mais, malgré toutes les différences qu’on peut observer entre les uns et les autres, l’essence du terrorisme reste la même et, phénomène plus surprenant, ses techniques et ses modes opératoires sont quasiment inchangés depuis plus d’un siècle et demi, lorsque les anarchistes et les nihilistes avaient découvert dans les années 1860 tout le potentiel offert par l’invention de la dynamite et les progrès réalisés en matière d’armements.

Depuis l’Antiquité, avec les Sicarii (ou Zélotes, en Palestine), depuis le Moyen-Âge, avec les Assassins (ou Hashashins, qui sévirent en Iran et en Syrie), les mouvements qui choisissent l’arme du terrorisme le font dans le même but : miner la société et l’autorité gouvernementale en terrorisant les populations par le truchement d’une théâtralisation de la violence. Qu’entend-on par cette expression ? L’action terroriste tente de provoquer un choc émotionnel par une mise en scène publique de la violence. De cette façon, l’attentat tente de projeter une image amplifiée de l’événement. Il ne s’agit pas, comme dans un conflit armé classique, d’infliger des pertes physiques à l’adversaire de manière à ce qu’il n’ait plus la force de résister. Au contraire, la puissance physique est quasiment absente de l’équation. L’objectif recherché est l’affaiblissement ou l’affaissement psychologique de l’adversaire désigné. Dans cette optique, le nombre de victimes n’a qu’une importance relative. Ce qui compte, c’est la manière dont l’attentat a eu lieu, où il a eu lieu, l’horreur qu’il provoque, l’image qu’il va laisser dans les esprits. En ce sens, la décapitation filmée d’un individu a un impact infiniment plus grand que n’aurait, par exemple, un attentat qui ferait plus de victimes dans un lieu dénué de charge symbolique. Un attentat, même sans victimes, sur un lieu bénéficiant d’une dimension symbolique ou affective élevée peut également provoquer un choc immense alors même que ce lieu est stratégiquement insignifiant. Le propre de l’attentat terroriste est donc foncièrement attaché à son empreinte visuelle. D’évidence, les moyens de communications modernes amplifient davantage encore l’impact visuel de l’attentat mais l’on voit malgré tout que les couvertures dessinées à la main du Petit Journal frappaient peut-être autant les esprits au 19e siècle que ne le firent depuis la photographie, la télévision, l’Internet et les smartphones qui relaient aujourd’hui les images de manière instantanée, et sur l’ensemble de la planète. Désormais, cette théâtralisation de la violence par la terreur s’effectue sur une scène globale.

Ces mouvements qui choisissent l’arme du terrorisme sont généralement fortement idéologisés — par la religion ou les idéologies laïques — et leur objectif est de renverser le statu quo à leur profit. Souvent, l’idée de purification de la société et sa régénérescence font partie des idéaux alors que l’acte terroriste est perçu comme de la « propagande par le fait (ou par l’action) ». Suivant les moyens disponibles, ces mouvements pratiquent, s’ils le peuvent, une combinaison de guerre classique, de guérilla, et de terrorisme (le cas de Daech), pour d’autres, une combinaison de guérilla et de terrorisme (appelé dans ce cas guérilla urbaine) ou, pour les mouvements les plus faibles, uniquement le terrorisme.

Dans la mesure où le terrorisme est une mise en scène de la violence qui fonctionne à partir des symboles, les lieux chargés de symboles sont privilégiés. C’est le cas de Paris notamment, qui dès le 19e siècle (1er attentat contre Bonaparte en 1800), fut à diverses époques une cible privilégiée ; les attentats commis par les Ravachol, Émile Henry et autre Auguste Vaillant à la fin du 19e siècle n’étaient pas sans rappeler les attentats du 13 novembre 2015. À l’époque, déjà, on ciblait les cafés, à l’instar du Terminus de la Gare St Lazare où Émile Henry avait balancé une bombe sur la foule le 12 février 1894. La vague de terrorisme des années 1970, avec le groupuscule Action Directe, fut une autre période de grande tension. Du reste, les attentats du 13 novembre firent en quelques minutes un nombre de victimes correspondant à plus de 50% de toutes les victimes d’attentats à Paris entre 1800 et le 12 novembre 2015 (environ 235 tués pour cette période de plus de 200 ans).

Si les mouvements qui pratiquent la terreur sont générale- ment éradiqués ou contenus en l’espace de quelques années, il est impossible de se prémunir contre une nouvelle vague. Pour les terroristes, la meilleure arme est la surprise. Pour les autorités publiques, c’est l’identification des réseaux.

C’est pourquoi ceux qui utilisent l’arme du terrorisme connaissent des succès initiaux qu’ils ne peuvent rarement rééditer sur la durée, à moins d’avoir un soutien important de la population. Et c’est cette incapacité initiale à répondre à des attentats de groupes émergents qui nous poussent en tant que société à chercher les causes profondes du « malaise » qui incitent certains individus à commettre ces actes de barbarie. Malheureusement, les raisons qui peuvent pousser un individu ou groupe d’individus à de tels actes sont extrêmement diverses et soigner la « maladie » semble bien plus complexe que de s’attaquer aux « symptômes ». Aujourd’hui, le terrorisme est presque exclusivement le fait de groupes djihadistes. Si ces groupes ne diffèrent pas radicalement dans leur essence aux mouvements qu’on a pu observer par le passé, un phénomène cependant se dégage qui tient à l’ampleur qu’ont pris ces groupes et, plus grave peut-être, à leur fragmentation. De fait, il n’est plus possible, désormais, d’espérer éradiquer la menace en annihilant un mouvement ou un groupuscule. Le terrorisme est aujourd’hui une hydre à plusieurs têtes et c’est peut-être là que réside son inquiétante particularité.

L’État Islamique, un groupe terroriste aussi puissant qu’un État ?

Aux origines de Daech

L’État Islamique d’Irak, rebaptisé en 2013, État Islamique en Irak et au Levant — dont Daech est l’acronyme — a vu le jour en 20065 sous l’occupation américaine. Une guerre confessionnelle avait alors lieu entre les musulmans s’identifiant comme sunnites (majoritaires mais marginalisés politiquement et économiquement) et ceux s’identifiant comme chiites (minoritaires mais représentés au gouvernement, et protégés par la police et des milices paramilitaires). Les combattants de l’EI ont exploité ces divisions en défendant la cause des sunnites insurgés contre l’occupation américaine et le gouvernement chiite de Bagdad. Durant cette période, une grande partie des représentants actuels de l’EI ont séjourné dans les geôles américaines. Certaines, parmi lesquelles le camp Bucca au sud de l’Irak, sont considérées comme de véritables « Académies du Djihad ». En effet, « 17 des 25 leaders les plus importants de l’État islamique ont été enfermés dans des prisons américaines entre 2004 et 2011 »6. Abou-Bakr Al Baghdadi, à la tête de Daech depuis 20107, en fait partie.

Stratégie offensive et territorialisation

Lorsque les Américains quittent Bagdad en 2011, le champ est laissé libre aux djihadistes de l’EI. Leur stratégie repose alors sur « la restitution du pouvoir local, dans chacune des villes conquises, à des acteurs locaux : chefs de tribus, de clans, de quartiers, notables, autorités religieuses sunnites et ex-militaires de l’armée de Saddam Hussein. »8 Ils gagnent ainsi la confiance des populations sunnites auxquelles ils garantissent par ailleurs une relative sécurité, l’accès à certains services et l’approvisionnement des marchés, etc. En quelque sorte, Daech vient combler un vide, pallier les défaillances du gouvernement irakien à leur égard. En contrepartie une allégeance exclusive doit être portée à l’organisation et ses mœurs. Aucun écart n’est toléré et Daech construit également sa réputation sur son intransigeance et sa cruauté.

La guerre civile éclate en Syrie en 2011. Daech envoie des hommes combattre le régime de Bachar el-Assad, dès 2012, avec l’objectif non pas de contribuer à la victoire de la révolution mais « de s’imposer au sein des multiples bandes rivales »9 formant l’opposition, et d’amener à une stricte application de la charia sur les territoires conquis.

Moins de deux ans plus tard, Daech implante son quartier général à Raqqa et investit la Syrie toujours avec cette même stratégie double : d’un côté, promesse d’une vie meilleure à ceux qui lui prêtent allégeance (offres d’emplois rémunérés, protection, services, etc.), d’un autre, extermination des opposants (dans une mise en scène macabre, destinée à intimider et asseoir son autorité). Notons que nombreuses sont les populations ayant été châtiées voire exécutées parce qu’elles ne se conformaient pas aux règles de Daech, ou pour avoir voulu quitter l’organisation.

Après Falloujah en janvier 2014, Daech parvient, au mois de juin, à faire tomber Mossoul, la deuxième ville d’Irak, et proclame le califat sur « un territoire grand comme la moitié de la France à cheval sur la Syrie et l’Irak »10. Cette territorialisation de Daech le distingue des autres organisations (y compris Al-Qaeda) ; elle répond à la volonté de construire un État et d’apparaître comme une alternative rédible aux gouvernements de la région. En effet, cette entité politique en construction dispose d’une administration : à sa tête, le calife auto-proclamé Abou Bakhr Al-Baghdadi, aux côtés duquel se trouvent deux députés, un cabinet qui réunit les plus proches conseillers de Baghdadi, un groupe de conseillers religieux, des gouverneurs pour chaque « province » de l’EI11 et des leaders locaux.

Des moyens économiques colossaux

Avec la prise de Mossoul, Daech, s’empare de l’arsenal militaire légué par les Américains à l’armée irakienne (estimé à 3 milliards de dollars), et pille la banque centrale en repartant avec plusieurs centaines de millions d’euros en liquide.

Mais d’autres sources de revenus font de Daech une entité autonome financièrement :

  • Le pétrole d’abord. « On estime que les djihadistes contrôlent une vingtaine de puits, soit 10% de la production irakienne et 60% de la production syrienne. Le chiffre d’affaire est évalué entre 500 000 et 1 millions d’Euros par jour »12. Ils alimentent ensuite de vastes réseaux de contrebande, en Irak, en Syrie, en Turquie, au Kurdistan, etc.

  • Les récoltes de céréales et de coton ensuite. Daech contrôle d’immenses champs agricoles en Irak et en Syrie dont il revend la production à bas prix.

  • Le pillage de sites archéologiques et de musées en Syrie et en Irak, vient gonfler son budget.

  • Le trafic d’êtres humains. L’EI procède à de nombreux kidnappings et réclame des rançons pour leur libération. Il vend aussi des populations qu’il réduit en esclavage (notamment des femmes).

  • Les divers taxes et impôts, mis en place par Daech sur tout ce qui transite par les territoires qu’il contrôle.

L’on comprend donc qu’aujourd’hui, en plus d’individus prêts à combattre et d’un arsenal militaire sophistiqué, l’EI détient des moyens financiers colossaux. Jean- Charles Brisard, expert en financement du terrorisme et président du CAT (Centre d’Analyse du Terrorisme), affirme que « si l’EI était sur le marché, il vaudrait 2000 milliards de dollars »13.

Le « rayonnement » de Daech à l’étranger

Haute maîtrise de la communication et « théâtralisation de l’horreur »

Avec Daech s’ouvre une nouvelle ère de communication terroriste : une propagande à l’image de cette génération de terroristes 2.0 qui maîtrise parfaitement les outils de communication actuels. Des vidéos calquées sur les films de guerre occidentaux. Bandes son et effets spéciaux hollywoodiens son utilisés pour mettre en scène la barbarie de ses actes.

« Cette théâtralisation de l’horreur, explique Gérard Chaliand, tout en faisant un nombre de victimes limité, produit un impact profondément déstabilisateur auprès des populations occidentales habituées à la sécurité et facilement terrorisées, ce qui permet dans le même temps à l’organisation de pallier sa relative faiblesse numérique».14

Les candidats au djihad : qui sont-ils et pourquoi se radicalisent-ils ?

Les djihadistes étrangers qui viennent rejoindre les rangs de l’EI sont plusieurs milliers : les services amé- ricains parlent de plus de 30 000 hommes partis en Syrie et en Irak depuis 201115.

Au total, 110 pays fournissent des combattants à l’EI. D’après les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur en juillet 2015, 1880 personnes françaises ou résidant en France seraient enrôlées dans les filières djihadistes, 491 seraient toujours sur place et 133 auraient trouvé la mort (de plus en plus au travers d’actions meurtrières, sous forme d’attentats suicides). Ces chiffres sont à prendre avec précaution tant ils évoluent rapidement, dans un sens comme dans l’autre, au gré de l’actualité sur le terrain (bombardements, nouvelles recrues…).

Si les candidats au djihad sont majoritairement des jeunes, parfois même mineurs, il n’existe toutefois pas de profil type. Contrairement à certaines idées reçues, ils sont « une juxtaposition de différentes catégories — familles athées, catholiques, musulmanes, désunies, unies, insérées ou désocialisées, de banlieue ou de province. »16

Par ailleurs, d’après les données recueillies par la cellule anti-radicalisation du ministère de l’Intérieur, parmi les Français en voie de radicalisation, et proches du djihadisme, 40 % sont des convertis. Ce fort pourcentage de conversion serait révélateur du fait que « seuls ceux qui n’ont aucune culture musulmane peu- vent croire au discours totalitaire de Daech comme étant celui de l’Islam. »17 Ils ont été séduits par la propagande de l’EI qui fait la promesse d’un avenir meilleur, donne une place et une raison d’être à ceux qui choisiraient de défendre sa cause. La religion n’a rien à voir là-dedans, même si c’est ce qu’on leur fait croire. L’outil privilégié de cette propagande est Internet via des sites d’apologies du terrorisme, les réseaux sociaux, You tube, etc. Les organisations terroristes utiliseraient aussi des techniques de manipulation mentale. La plupart des terroristes se perçoivent comme des justes agissant pour une cause supérieure où la fin justifie les moyens.

Au-delà, si ces techniques fonctionnent, si ces discours trouvent un écho auprès des populations, c’est bien que la société française échoue à proposer une alternative crédible à cette quête de sens des candidats au djihad. Michel Wieviorka pointe des logiques internes, qui « renvoient aux problématiques de difficultés sociales, d’intégration, de discriminations, de chômage, etc. Ces éléments affectent des individus de plusieurs types. Certains ont le sentiment qu’ils n’ont aucun espace dans la société. D’autres, en dépit d’une intégration sociale poussée, peuvent être à la recherche de sens dans une société qui n’offre plus aucune perspective. Enfin, on doit souligner la présence d’individus ayant une place dans la société qui ne correspond pas à leurs attentes personnelles. »18

La France, pays des droits de l’homme, mérite-t-elle toujours ce titre lorsque l’on voit combien notre société produit de l’exclusion : cette rupture du lien avec la société touche aujourd’hui un nombre croissant de jeunes, frappés par le chômage, désorientés, en manque de perspectives et qui se sentent abandonnés dans une société qui les marginalise. Les sentiments de frustration voire d’humiliation qui s’ensuivent sont des terreaux favorables aux discours de mouvements totalitaires comme Daech, qui eux proposent à ces jeunes un rôle, une place, une reconnaissance.

La France comme cible privilégiée du terrorisme (de l’EI)

De la même façon que l’un des objectifs communs et partagés de la majorité des djihadistes français serait « de punir la France pour sa politique vis-à-vis des pays arabes) »19, en Europe, la France est particulièrement menacée par l’EI. Elle serait même devenue son « ennemi n°1», selon Marc Trévidic20. En réalité, la France est depuis longtemps déjà dans la ligne de mire des organisations djihadistes.

Ses prises de positions en matière de politique internationale, ses interventions militaires sur des terrains extérieurs - notamment en Syrie, en Irak, mais aussi au Mali sans oublier la Libye, l’Afghanistan et le Sahel -, un débat politique stigmatisant à l’égard de la communauté musulmane, et des décisions telles que l’interdiction du voile à l’école et l’interdiction du port du voile intégral, sont autant d’éléments qui augmentent le ressentiment envers la France. Mais aucun n’explique à lui seul que la France soit la cible prioritaire de Daech. De même que l’explication selon laquelle la France incarne tout ce que les organisations terroristes bannissent — mœurs libérales, laïcité, liberté d’expression etc. — ne tient pas. Cela aggrave sans aucun doute l’hostilité de ces groupes à l’égard de la France, mais ne permet pas d’expliquer que la France en soit la cible privilégiée. Une lecture politique semble préférable. Nicolas Hénin — journaliste et otage de l’EI pendant dix mois en Syrie — avance l’hypothèse selon laquelle la France serait aux yeux de l’EI le maillon faible de l’Europe, un pays où il serait facile de semer la division. Or, Daech craindrait plus notre unité que nos frappes aériennes21.

Comment répondre aux attaques terroristes de l’EI ?

La réponse de la France et de la coalition internationale aux attentats de novembre à Paris, est avant tout militaire : dès le 15 novembre une vingtaine de bombes sont larguées sur la Syrie par la France qui n’exclut plus l’envoi de forces spéciales au sol.

Éliminer Daech est-il la solution ?

La réponse est peut-être une réponse en deux temps. Neutraliser Daech, lui couper ses sources de financement et l’affaiblir pour réduire son pouvoir de nuisance est sans doute une première étape, à très court terme qui ne doit pas être écartée d’emblée. Mais, cette réponse militaire, privilégiée à l’heure actuelle par la coalition internationale, ne doit pas faire l’économie d’une réponse politique de plus long terme.

Le problème aujourd’hui est l’absence de stratégie de la coalition internationale pour contrer Daech.

Autre dimension importante : la stratégie du tout militaire ne tient pas suffisamment compte de la nécessité de protéger les populations civiles directement exposées aux bombardements. Ces populations sont prises au piège ! 500 000 civils vivent à Raqqa, fief de l’État islamique, et sont les victimes collatérales des nombreux raids de la coalition internationale, ne les oublions pas. Par ailleurs, et comme le souligne Serge Sur22 « si l’on prend pour cible la collectivité que ces groupes prétendent représenter, on risque de la conduire à se solidariser avec eux, on leur permet de développer leur audience et bientôt leur légitimité — d’où la nécessité de bien cerner l’adversaire, et autant que possible de l’isoler ».23 Au lieu d’anéantir Daech, le risque est donc celui de renforcer les rangs de celles et ceux qui lui portent allégeance, comme conséquence directe d’une action militaire non appropriée.

Pour résumer, donc, « si on ne veut plus que Daech existe, il ne suffit pas de le détruire ».24

Éliminer Daech est-il la priorité ?

Ce qui se joue dans la région, en termes d’enjeux politiques, géostratégiques, économiques, en termes d’alliances et de pouvoir, est extrêmement complexe.

Daech est avant tout une organisation criminelle qui a su profiter des faiblesses des différents régimes et saisir cette opportunité pour s’imposer comme une alternative. Si le régime chiite de Bagdad et son armée ne bafouaient pas les droits des populations sunnites en les marginalisant et en les excluant de la société, l’EI ne pourrait pas séduire par son discours et imposer sa loi.

Si le régime de Bachar el-Assad n’était pas la cause de plusieurs milliers de morts en Syrie, l’EI n’aurait pas pu se faire passer pour une armée de libération et duper les Syriens déçus par l’échec du Printemps arabe.

Si l’Arabie Saoudite ne jouait pas un double jeu en laissant des acteurs privés et des réseaux religieux informels financer l’EI, elle ne serait peut-être pas menacée aujourd’hui, sur son propre territoire.

Si la Turquie ne fermait pas les yeux sur les trafics d’armes et de pétrole qui transitent par sa frontière avec la Syrie, l’EI ne pourrait pas s’assurer des revenus de la contrebande qui lui garantissent son autonomie financière.

Si l’Iran ne soutenait pas le régime de Bachar el-Assad, ses efforts contre l’EI pourraient (peut-être?) s’inscrire dans une stratégie plus globale, car pour l’heure, les États-Unis et l’Europe refusent toute collaboration avec Téhéran.

On voit donc combien le combat contre l’EI est en fait bien plus que cela et l’on comprend que la réponse militaire ne résoudra pas l’après Daech, si tant est qu’elle permette de le détruire. Par ailleurs, d’autres mouvances, affiliées ou non à Al-Qaeda ou Daech ont pris corps, notamment en Afrique et elles posent déjà problème dans leurs contextes régionaux. Nul doute qu’une défaite militaire de Daech renforcerait ces autres mouvements, ne serait-ce qu’avec l’afflux de militants rejetés d’Irak et de Syrie qui trouveraient là une nouvelle cause. Il devient donc impératif que la communauté internationale réfléchisse à des solutions collectives qui prennent en compte tous les facteurs participant à la menace terroriste globale, aussi bien sur le court, le moyen, et le long terme.

Notas

  • Image 1. Sources : Parzis – Shutterstock.com. Concept of terrorism. Silhouette terrorist on city background in smoke.

  • 1 www.thucydide.com/realisations/comprendre/terrorisme/terrorisme2.htm

  • 2 Sept clefs pour comprendre le terrorisme en France depuis 40 ans (www.letemps.ch/monde/2015/01/09/7-cles-comprendre-terrorisme-france-40-ans)

  • 3 Selon la Global Database of Terrorism

  • 4 Boris Cyrulnik est psychiatre et psychanalyste français, connu entre autres pour avoir vulgarisé le concept de «résilience»

  • 5 L’EI existe en tant que milice informelle depuis 2003 ; celle-ci combat alors les Américains en Irak, sous la direction d’Al-Qaeda. À partir de 2006, elle se constitue en « État Islamique d’Irak » et s’éloigne d’Al-Qaeda

  • 6 « Daech naissance d’un État terroriste », documentaire écrit et réalisé par Jérôme Fritel, produit par Pierre-Antoine Capton et Patricia Chaira (2015)

  • 7 Lorsque l’EII est constitué il est d’abord dirigé par Abu Umar jusqu’à sa mort en 2010.

  • 8 Pierre-Jean Luizard, « De quoi Daech est-il le nom », revue Sciences Humaines, hors série n°4, la Grande histoire de l’islam, novembre – décembre 2015.

  • 9 « Daech naissance d’un État terroriste », op. cit

  • 10 Idem

  • 11 « Aujourd’hui, pour le Daech, la Syrie est divisée en trois « provinces » et l’Irak en quatre (…) » : Gérard Chaliand, in G. Chaliand et A. Blin, Histoire du terrorisme, de l’Antiquité à Daech, Paris, Ed. Fayard, 2015.

  • 12 « Daech naissance d’un État terroriste », op. cit

  • 13 Jean-Charles Brisard, expert en financement du terrorisme et président du Centre d’analyse du terrorisme.

  • 14 Gérard Chaliand, op. cit., p 654.

  • 15 Thousands Enter Syria to Join ISIS Despite Global Efforts, The New York Times, 27 septembre 2015 (www.nytimes.com/2015/09/27/world/middleeast/thousands-enter-syria-to-join-isis-despite-global- efforts.html?hp&action=click&pgtype=Homepage&module=first-column-region&region=top-news&WT.nav=top-news&_r=1)

  • 16 Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences po Paris, historien et spécialiste de l’Islam contemporain : « Qui sont les Français sur la piste du Djihad ? », Le Monde, 19 novembre 2014 (www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/11/19/qui-sont-les-francais-sur-la-piste-du-djihad_4524774_4355770.html)

  • 17 Jean Pierre Filiu, « Le discours de l’EI ne peut prendre que chez ceux qui n’ont aucune culture musulmane », Le Monde, 18 novembre 2014 (www.lemonde.fr/societe/article/2014/11/18/le-discours-de-l-ei-ne-peut-prendre-que-chez-ceux-qui-n-ont-aucune-culture- musulmane_4525226_3224.html)

  • 18 Michel Wieviorka est sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

  • 19 Flore Thomasset, « Trois générations de djihadistes français », La Croix, 18 novembre 2015 (www.la-croix.com/Actualite/France/Trois-generations-de-djihadistes-francais-2015-11-18-1382050)

  • 20 Marc Trévidic est magistrat, juge d’instruction au TGI de Paris entre 2006 et 2015, au pôle antiterroriste.

  • 21 Nicolas Hénin, « J’ai été otage de l’État islamique. Daech craint plus notre unité que nos frappes aériennes », The Guardian, 19 novembre 2015 (www.theguardian.com/commentisfree/2015/nov/19/etat-islamique-daesh-syrie)

  • 22 Serge Sur est Directeur du Centre Thucydide, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), directeur de l’Annuaire français de relations internationales (AFRI) et rédacteur en chef de la revue Questions internationales (La Documentation Française)

  • 23 Serge Sur, « Un mal qui répand la terreur » (www.thucydide.com/realisations/comprendre/terrorisme/terrorisme3.htm)

  • 24 Jean-Pierre Massias, spécialiste des processus de pacification et de transition démocratique (mediabask.naiz.eus/eu/info_mbsk/20151126/comment-eradiquer-daech-ici-et-la-bas