Fiche d’analyse Dossier : L’Amérique Latine, des sociétés en pleine recomposition: quelques enjeux pour la construction de paix

Paris, 2008

Les politiques sociales du Président Lula au Brésil, un outil de réduction de la pauvreté et de prévention des conflits sociaux

Quel bilan en 2008 ?

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Introduction : une présentation succinte du Brésil

Avec une superficie de plus de 8 millions de km2, soit quinze fois la France, le Brésil est le plus grand pays d’Amérique Latine : il couvre la moitié du territoire de l’Amérique du Sud. Il compte en 2006 186 millions d’habitants, soit plus de la moitié des habitants d’Amérique du Sud. La République Fédérative du Brésil, son nom exact, compte vingt-sept Etats relativement autonomes, le pouvoir fédéral ayant cependant l’exclusivité en matière de défense, de relations extérieures, de monnaie et de crédit.

Jusqu’en 1980, le Brésil connaît un taux de croissance annuelle d’environ 6 %, ce qui lui permet de développer efficacement son secteur industriel. Cependant, comme pour de nombreux autres pays d’Amérique Latine, les années 80 sont celles de la crise, suscitée notamment par l’endettement consenti pour le développement. En 1994, le ministre des Finances Cardoso lance le plan Real, qui repose sur la création d’une nouvelle monnaie (le real, dont la parité est ancrée sur le dollar) et qui permet de réduire considérablement l’inflation : alors qu’en 1994 elle est de 1000 %, elle chute à 1,7 % en 1998. Par ailleurs, ce plan prévoit également la privatisation des entreprises publiques, l’ouverture des frontières, l’allègement des contraintes aux investisseurs étrangers ainsi que la pratique d’une économie plus libérale.

Ainsi, le Brésil traverse la crise. Aujourd’hui dixième économie mondiale, son taux de croissance est de 4,5 % et son taux d’inflation de 3 %. Cependant, avec un PIB par habitant et par an de 5 088 $ et un taux de chômage de 10,4 % il est « seulement » au 69ème rang mondial sur 177 au classement IDH. Il faut rappeler ici que le Brésil connaît de très fortes disparités sociales, et que sa dette extérieure représente encore plus de 50 % de son PIB.

Nous allons faire ici un petit tour d’horizon des apports de l’arrivée de Lula au pouvoir. Ainsi, nous commencerons, après une présentation de Lula, par discuter des enjeux politiques et économiques auxquels il doit faire face, à travers l’exemple de la démocratie d’une part et de la réforme agraire d’autre part. Puis nous nous intéresserons aux questions sociales et environnementales, et notamment au programme Fome Zero (Faim Zéro) mis en place par Lula dans le but de venir en aide aux plus démunis et de réduire le fossé qui sépare les très riches et les très pauvres ; nous nous attarderons également sur les questions de chômage et les débats soulevés par le sort de la forêt amazonienne. Enfin, dans une dernière partie, nous étudierons le positionnement de Lula en matière de politique extérieure, et nous exposerons brièvement ses ambitions pour le futur.

I. Enjeux politiques et économiques

A. Lula : un vent de changement

Lorsque Lula se présente à l’élection présidentielle de 2002, il n’en est pas à son premier coup d’essai. En effet, il s’était déjà présenté à cette élection en 1989, 1994 et 1998, sans succès. Revenons rapidement sur le parcours atypique de cette homme sans grand diplôme, et qui pourtant brigue actuellement un second mandat de Président de la République Fédérative du Brésil. Luis Inacio Lula da Silva naît en octobre 1945 dans un milieu rural du Nord-Est (région encore la plus pauvre aujourd’hui). Son père est agriculteur et eut 22 enfants avec deux femmes (la mère de Lula en eut 12). Un an après sa naissance, la pauvreté pousse la famille à chercher une vie meilleure : ils s’installent à São Paulo ; en 1952, ils partent pour la côte, le père trouve un emploi au port de Santos. Mais l’homme est violent et quitte sa famille : seule avec huit enfants, la mère de Lula déménage à São Paulo. Durant cette période mouvementée, Lula parvient à suivre cinq ans d’école primaire en faisant des petits boulots (cireur de chaussures, vendeur de tapioca…). Alors qu’il arrive sur ses 14 ans, Lula entre à l’usine : c’est en effet la période de forte croissance économique, les entreprises recrutent. La situation familiale s’améliore. En 1967 il entre au Syndicat des Métallurgistes, dont il assume la Présidence à partir de 1975, élu avec plus de 90 % des voix. Il est réélu à ce poste trois ans plus tard et parvient à mobiliser massivement les ouvriers à faire grève, notamment pour des revalorisations salariales. En 1979, alors que 170 000 travailleurs ont cessé le travail, le gouvernement militaire déclare la grève illégale. Elle sera réprimée avec force ; une trêve est trouvée rapidement. Le travail reprend, mais le gouvernement est affaibli. Le courant « théologie de la libération » appuie largement l’action des ouvriers. En 1980, la grève reprend, et pour une durée historique de 41 jours. Lula est arrêté et mis en prison avec d’autres responsables syndicaux ; ils sont libérés après six jours de grève de la faim. A la fin de la grève, le gain politique du mouvement syndical est important, et l’idée de créer un parti politique grandit. Le Parti des Travaillistes (PT) sera créé quelques mois plus tard, avec à sa tête Lula da Silva. En 1986, Lula est élu député de l’Etat de São Paulo. Dès lors, le PT poursuit son ascension et ne cesse de gagner des sièges de députés (34 en 1990) et de maires. Le parti assoit sa notoriété dans le sud du Brésil. Cependant, en 1989, Lula connaît son premier échec lors des élections présidentielles : il comprend alors qu’il va lui falloir se battre pour se faire connaître à travers tout le pays, notamment au Nord. En effet, Lula n’obtient qu’un tiers des votes dans les zones rurales, contre les deux tiers dans les grandes villes. Il parcourt le pays, mais échoue également aux élections de 1994 et de 1998 contre le social-démocrate Cardoso (très populaire car il a mis fin à l’inflation avec le plan Real en 1994, alors qu’il était encore Ministre des Finances). Enfin, le 27 octobre 2002, Luis Inacio Lula da Silva, dit Lula depuis son adolescence, est élu avec près de 53 millions de voix, soit 61 % des suffrages exprimés. C’est la première fois dans l’histoire du Brésil qu’un homme est élu avec autant de voix ; première fois également que le Brésil avait à sa tête un homme aux origines sociales modestes et qui n’avait aucun diplôme supérieur. Des millions de Brésiliens placent leur confiance en lui : lors de son élection, 71 % d’entre eux estiment que le chômage va baisser, 64% que la corruption va diminuer et 62 % que leur vie quotidienne va s’améliorer rapidement. Lula est perçu, de par son histoire et son engagement depuis de longues années aux côtés des plus modestes, comme celui qui comprend le mieux les problèmes de la population et qui saura y apporter des réponses efficaces. Et effectivement, avec Lula les choses changent : par exemple, son gouvernement comporte trois Ministres Noirs et quatre Ministres femmes, une première dans le pays. Comme nous le verrons par la suite, la politique de Lula a effectivement été source de changements, même si elle n’est pas en rupture majeure avec le gouvernement précédent.

B. Démocratie participative : une bonne intention

En matière de démocratie participative, le Brésil n’en est pas à ses balbutiements. C’est la désormais célèbre expérience de Porto Alegre, au début des années 90, qui marque le lancement de ce nouveau mode de prise de décisions politiques. En 1988, le Parti des Travaillistes et ses alliés - en 1988, le Parti des Travailleurs et ses alliés du front populaire (le Parti Socialiste Brésilien et le Parti Communiste du Brésil) - remportent la préfecture de Porto Alegre. Le PT avait inscrit dans son programme, la participation des acteurs populaires (syndicats et associations de quartier) à l’élaboration de politiques publiques mais il n’avait déterminé ni les modalités de cette participation publique ni les matières sur lesquelles elle devait porter. Durant plusieurs mois, le débat et l’indécision règnent au sein de l’administration du PT : quel modèle de participation populaire adopter ? faut-il ou non prévoir des conseils ? doivent-ils être « populaires », c’est-à-dire autonomes, ou « municipaux », c’est-à-dire que l’administration imposerait les sujets à aborder ? doit-on accorder un pouvoir consultatif ou réellement délibératifs ? C’est finalement par le biais de l’élaboration et du contrôle direct du budget municipal, au moyen d’assemblées publiques, que fut concrétisée la participation de la population à l’organisation de la ville. Depuis plusieurs années déjà l’importance du budget public, instrument central de la gestion municipale, était très discutée. En effet, dès 1986, les dirigeants de l’Union des Associations d’Habitants de Porto Alegre affirmaient: « l’essentiel de la préfecture étant la perception, la distribution et l’application direct de l’argent public, nous devons batailler pour décider du budget ». Ainsi est mis en place le Budget Participatif, souvent cité en exemple, et qui a été l’objet de nombreuses observations et études à travers le monde. On peut parler ici de démocratie participative dans la mesure où la population participe librement et directement à la prise de décision publique, en l’occurrence à l’élaboration du budget municipal. En pratique, il s’agit d’un ensemble de réunions et d’assemblées, au cours desquelles sont abordées différents problèmes et demandes concernant la municipalité : on débat, on argumente, on classe les projets par ordre de priorité, puis on vote un budget associé. Tout citoyen de Porto Alegre de plus de 16 ans peut librement participer aux assemblées plénières (universalité de la participation) qui se font par région (Porto Alegre est divisée en 16 régions, qui correspondent à des zones sociales différentes, qui ont donc une histoire commune et un lien de solidarité différent). La participation se déploie à trois niveaux :

  • Les réunions de quartiers, où les citoyens discutent des problèmes locaux de la vie quotidienne du quartier (rénovation d’une école, travaux de voirie, éclairage du terrain de football…) et élaborent des projets et des budgets adaptés ;

  • Les assemblées régionales, où chaque quartier a ses représentants : les projets sont discutés, mis en commun, puis à nouveau on vote pour déterminer lesquels privilégier ;

  • Enfin le Conseil du Budget Participatif est l’instance suprême du dispositif qui vérifie les budgets prévisionnels et approuvent ou non les projets.

Depuis Porto Alegre, l’idée de démocratie participative a fait du chemin, notamment grâce à l’importance accordée à ce système décisionnel par le gouvernement Lula. Par exemple, à Fortaleza, capitale du Ceara (au Nord-Est), en 2004, neuf propositions élaborées par des adolescents de la capitale ont été approuvés par le conseil municipal lors de l’adoption du budget de la ville pour 2005. Presque 2 millions de R$ seront attribués à des projets concernant les enfants et les adolescents. Seules cinq propositions élaborées par les jeunes n’ont pas été retenues. Ces jeunes, qui ont entre 13 et 18 ans, font partie du projet « Enfant et adolescent en action, budget participatif » mené par le Centre de Défense de l’Enfant et de l’Adolescent de la région. Parmi les propositions qui vont être mises en place, il y a l’accueil des victimes d’exploitation sexuelle, des activités sportives pour les personnes handicapées, un foyer pour les enfants des rues, une prise en charge psychologique destinée aux enfants et adolescents, des équipements informatiques dans les écoles, un service pour les personnes souffrant de dépendance aux drogues et enfin des programmes garantissant des conditions favorables au maintien des enfants et adolescents les plus pauvres dans leur famille et à l’école. Les jeunes ont suivi de près les sessions de vote concernant leurs propositions, et ils souhaitaient prendre part à leur exécution l’année suivante.

L’engagement dans la démocratie participative, si elle part réellement de l’intention de faire participer les citoyens à l’élaboration de projets les concernant directement et concrètement, a parfois encore du mal à se développer, en raison notamment de la réticence de certains élus, qui considèrent qu’on les prive, d’une certaine façon, de leur légitimité et de leur liberté d’action ; mais également à cause du manque de sensibilisation, et parfois du manque d’intérêt de la population.

C. La situation économique

Lorsque Lula prend ses fonctions présidentielles, en janvier 2003, la situation économique du pays n’est pas au beau fixe. Fin 2002, le taux d’inflation atteint 12,5 % et le real s’est fortement dévalué par rapport au dollar américain, le poids total de la dette représente 59,4 % du PIB et le revenu moyen des Brésiliens a chuté de 13,5 % entre août 1999 et octobre 2002. De plus, en période électorale, c’est-à-dire particulièrement à l’été 2002, la perspective de la potentielle arrivée de Lula au pouvoir inquiète les marchés, qui s’affolent et se rétractent. Le pays est au bord de la faillite, le FMI intervient en urgence pour éviter une véritable faillite économique : le 7 août 2002, il accorde un prêt en urgence de 30 milliards de dollars, pour éviter au Brésil une véritable faillite économique. Après son élection pourtant, Lula annonce que, s’il s’engage à respecter les accords conclus avec le FMI, sa priorité politique est de vaincre la faim et la pauvreté qui frappent durement près de la moitié de la population brésilienne. De façon relativement surprenante, Lula, non seulement maintient la politique d’austérité initiée par le gouvernement Cardoso et imposée par le FMI, mais en plus il va plus loin. Il fixe un objectif d’excédent budgétaire de 4,25 %, soit 0,5 % de plus que ce qui était demandé par le FMI ; il prévoit la baisse de l’inflation à 6% pour l’année à venir, il restreint de 10% tous les budgets publics, visant ainsi une économie de près de 8 milliards de reals (2,2 milliards d’euros). Cette approche orthodoxe de discipline budgétaire et de rigueur monétaire a permis, dans un premier temps, de rassurer les marchés afin d’entrer à nouveau dans une dynamique vertueuse, qui amènerait à la réduction de l’inflation et à l’augmentation de la croissance. En effet, le real se raffermit par rapport au dollar, et la bourse de Sao Paulo gagne 27 % (de 10 600 à 17 800 points) entre le 1er mars et la mi-mai 2003. Il faut également mentionner que les exportations avaient gardé un taux conséquent pendant cette période. La politique de rigueur de Lula porte donc ses fruits ; cependant le chômage augmente, Lula est accusé de jouer le jeu des politiques néo-libérales (sa cote de popularité commence fortement entre décembre 2003 et mars 2004, également à cause d’une affaire de corruption au sein de son gouvernement) et de n’apporter aucune réponse aux questions environnementales. Cependant, Lula obtiendra par la suite des résultats positifs, notamment grâce au programme Fome Zero. Le Brésil a considérablement réduit sa vulnérabilité, même s’il reste fragilisé par le poids de sa dette (plus de 50 % du PIB). En décembre 2005, les autorités brésiliennes ont annoncé le remboursement par anticipation de sa dette envers le FMI, témoignant ainsi de sa bonne santé.

II. Défis sociaux et environnementaux

A. Le programme Fome Zero : vers une réduction des inégalités ?

L’un des défis majeurs du Brésil est celui de la réduction des inégalités, qui sont parmi les plus élevées au monde. Les 50 % les plus pauvres recevaient 14,5 % du revenu total en 2000, alors que les 10 % les plus riches bénéficiaient de 46 % du revenu total. Plus du tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté et la classe moyenne (25 % de la population) est très vulnérable.

Le Brésil est également marqué par de très fortes disparités régionales, quel que soit l’indicateur choisi. Ainsi la mortalité infantile, bien qu’en forte baisse (de 38 %), reste deux fois plus élevée dans le Nord-Est que dans le Sud. Les taux d’équipement en biens durables sont deux à trois fois supérieurs dans le sud du pays. Dans les zones rurales, plus de la moitié de la population a un salaire inférieur au revenu minimum (230 reals soit près de 60 €) alors que ce taux est de 25 % en zone urbaine. On distingue traditionnellement trois Brésil :

  • 1. Le Brésil développé : 50 % de la population brésilienne , sept Etats du sud (Rio Grande do Sul, Santa Catarina, Paraná, São Paulo, Mato Grosso do Sul, Rio de Janeiro, Espírito Santo) et Brasília.

  • 2. Le Brésil intermédiaire : 17 % de la population brésilienne, six Etats contigus, de la frontière vénézuélienne au Minas Gerais (Roraima, Amazonas, Rondônia, Mato Grosso, Goiás, Minas Gerais) et l’Amapá (frontalier de la Guyane française).

  • 3) Le Brésil pauvre : 33 % de la population brésilienne , neuf Etats du Nordeste (Alagoas, Bahia, Ceará, Maranhão, Paraíba, Pernambuco, Piauí, Rio Grande, Sergipe) et les trois Etats amazoniens les plus défavorisés (Acre, Pará et Tocantins).

Dans ce cadre, Lula a depuis des années une préoccupation particulière en ce qui concerne les personnes en situation de grande pauvreté, particulièrement en ce qui concerne les questions de malnutrition. Le gouvernement Lula met en œuvre en 2003 le programme Fome Zero : politique publique qui vise à l’éradication de la faim et de l’exclusion sociale. « Faim Zéro » n’est pas une politique d’assistance : les initiatives immédiates sont conjuguées à des actions structurantes dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la formation professionnelle, afin de rompre le cercle de la misère et d’émanciper économiquement les familles en situation de risque. Les politiques et les programmes de « Faim Zéro » créent les conditions nécessaires à un développement durable. Les mesures ont en effet un impact sur les économies locales : l’argent mis en circulation bénéficie aux petites entreprises et ont un effet positif sur les collectes municipales. On agit sur les causes (politiques structurelles) de la faim, par exemple en favorisant l’emploi des jeunes issus de couches sociales défavorisées, en aidant au développement des micro-entreprises, en consolidant l’économie solidaire, en valorisant l’artisanat… Les politiques spécifiques sont conçues pour permettre l’accès direct à l’alimentation des familles les plus défavorisées : il s’agit de dons de paniers alimentaires de base d’urgence ; dons qui n’ont pas pour vocation de se prolonger dans le temps. Par ailleurs, il s’agit de mettre en place plus de cantine scolaire ou de développer la création de restaurants populaires, qui bénéficient aux travailleurs à bas revenus, aux chômeurs, étudiants, retraités et sans-abri. Ce programme s’adresse à près de 10 millions de familles, et doit leur permettre, à terme, de pouvoir faire 3 repas par jour. Il a rencontré un vif succès, alliant une fois encore les trois niveaux : fédéral, régional et très local (population). Cependant, il y a quelques bémol, notamment le fait que les financements prévus n’ont pas pu être accordés en totalité ; et, dans le Nord-Est, 10 % des bénéficiaires percevaient frauduleusement l’aide publique : ils n’étaient pas censé y avoir droit, ayant des revenus nettement supérieurs au plafond fixé (il s’agissait souvent d’élus locaux).

B. Le Mouvement des Sans-Terre et la difficile réforme agraire

Le Brésil doit faire face, en matière agricole, à l’extrême concentration des terres : 1 % des propriétaires terriens détiennent plus de 43 % des terres, tandis que 53% des paysans possèdent moins de 3 % des surfaces cultivables. Lula s’était engagé à solutionner rapidement le problème des 12 millions de paysans sans terre. En 2003, il a promis que l’Etat offrirait des terres à 60 000 familles, alors que le Mouvement des Sans-Terre en attendait le double. Cependant, seuls 25% des dépenses prévus à cet effet (70 % de ces dépenses devaient indemniser les propriétaires terriens auxquels l’Etat retirait des terres non exploitées) ont été débloquées. La désillusion est grande chez les paysans et les militants du Parti des Travaillistes, d’autant plus qu’il avait fait depuis longtemps de la question agraire un de ses principaux combats. Les occupations sauvages de grandes propriétés se multiplient. Le président de la conférence nationale des évêques, (dom Geraldo Majella), qui a toujours soutenu les revendications des pauvres depuis Vatican II a même déclaré : « la réforme agraire au Brésil ne peut plus attendre ». Depuis le début des années 60, le Brésil pratique avec rigueur une politique de promotion d’un certain type d’agriculture, qu’on peut qualifier d’industrielle et patronale. Cette politique repose sur les importants crédits accordés massivement aux propriétaires terriens. Le Brésil pratique essentiellement une agriculture d’exportation, ce qui a entraîné l’augmentation conséquente des produits exportés (comme le soja) alors que dans le même temps les productions centrées sur la consommation interne n’ont pas suivi l’augmentation de la population. Cela s’est ressenti notamment sous la forme de l’augmentation des prix pour les consommateurs. Cependant les objectifs visés par cette politique, à savoir devenir un des grands acteurs du commerce international de produits agricoles, a porté ses fruits : chaque année l’agriculture engendre un solde commercial positif de 6 à 10 millions de $ depuis les années 90. Mais les conséquences ont aussi été très défavorables pour la population :

  • L’exclusivité accordée à certaines récoltes s’est traduite par une régression de l’emploi rural, et d’un exode rural intense ;

  • L’augmentation des prix a augmenté le nombre de personnes souffrant de la faim ;

  • La souveraineté alimentaire du pays est menacée…

Par ailleurs, l’agriculture a contribué à la dette interne, à cause de l’injonction massive de crédit nationaux. Le président Cardoso avait tenté une timide réforme agraire, notamment en annonçant l’installation de près de 450 000 familles sur plus de 10 millions d’hectares, chiffres largement contestés par les Sans-Terre. Le gouvernement Lula doit donc faire face à une situation enkystée, où une réforme profonde de l’agriculture risquerait d’entraîner des pertes financières conséquentes, alors que ce secteur est prospère. D’un côté, la volonté de continuer à développer l’agriculture intensive, avec notamment l’introduction d’OGM, le financement de recherches, de l’autre la volonté de réduire les inégalités et la pauvreté et de valoriser l’agriculture familiale. (légalisation de 500 000 de familles sur les terres qu’elles occupent, assistance technique, amélioration des moyens de production droit à l’éducation pour tous…). Aujourd’hui, le gouvernement ne peut se vanter d’avoir fait réellement avancer la cause des sans-terre, qui figurent parmi les grands déçus de la politique de Lula, même si sur le papier une volonté politique semble exister.

C. L’Amazonie ou comment allier protection de l’environnement et développement économique

Il a fallu attendre les années 90 pour que les question environnementales soient prises en compte au même titre que la politique, l’économie et le social. La ministre de l’environnement de Lula, Marina Silva, a largement attiré l’attention des pouvoirs publics et de la population sur la question de l’Amazonie, et a mis en place le Programme de Développement pour une Amazonie Durable en 2003. Désormais, tout projet d’exploitation de l’Amazonie devra être en accord avec les principes de développement durable (ex des centrales hydroélectriques qui ne reposeront plus sur des grands barrages). Sous le gouvernement Cardoso, les interventions en Amazonie étaient marquées par de forts investissements économiques visant par ex le développement des infrastructures. Le Programme de Développement pour une Amazonie Durable marque la volonté d’engager une véritable politique d’Etat, avec la coopération de tous les secteurs concernés (aménagement du territoire, défense civile, infrastructures, écologie…). La protection de l’environnement tend à être perçue non plus comme un frein au développement économique mais comme étant partie prenante de ce développement. Les projets actuels se déclinent comme suit :

  • Promouvoir la production durable, dans le respect de l’environnement : dans ce but, une initiative de reboisement massif pour lutter contre la déforestation (l’exploitation illégale couvre 80 % des besoins en bois de la population) a été lancée

  • Préserver de la biodiversité : 29 % de la forêt sont sous protection et pourraient être augmentés de 12 %. Il faut savoir que 24 % des terres amazoniennes sont des propriétés privées, 47 % sont des terres publiques vacantes ou occupées illégalement.

  • Lutter contre l’esclavage, qui malheureusement s’est fortement développé ces dernières années en Amazonie

  • Soutenir le développement d’emplois dans une région pauvre qui peine à trouver un rythme de développement ;

  • Favoriser l’accès à l’éducation pour les enfants et les jeunes qui bien souvent ne vont pas longtemps à l’école pour pouvoir aider les parents au travail….

III. Le Brésil à l’international

Le Brésil aspire à devenir le leader continental d’un pôle sud-américain de stabilité, en mesure de faire contrepoids aux Etats-Unis, ainsi qu’une grande puissance émergente, capable de peser dans les affaires du monde. Le président Lula da Silva a placé la politique étrangère au cœur de son projet politique pour faire du Brésil une « nation mieux respectée, capable de défendre ses intérêts internationalement ».

A. Un acteur essentiel en Amérique Latine

La politique brésilienne en Amérique Latine se décline selon deux axes principaux :

  • Renforcer le marché commun (Mercosul) entre le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. En s’appuyant sur une alliance stratégique avec l’Argentine, le président Lula da Silva veut développer le Mercosul sur le modèle de l’Union européenne : achever l’union douanière (un programme ambitieux a été défini lors de la réunion du Conseil du marché commun à Montevideo en décembre 2003) et engager une réelle coordination des politiques macro-économiques. Les institutions du Mercosul ont été renforcées (secrétariat exécutif, création du comité des représentants permanents, installation d’un tribunal des différends à Assomption le 13 août 2004). L’association envisage d’intégrer de nouveaux membres (Venezuela, Bolivie) mais le somment d’Assomption en juin 2007 a montré de nouvelles divisions du Mercosur (absences et critiques d’Hugo Chavez).

  • Être le moteur de l’intégration et le leader de l’Amérique du Sud. Le Brésil est à l’origine du sommet des Chefs d’Etat d’Amérique du Sud (Brasilia, 2000 ; Guayaquil, 2002). Il a joué un rôle essentiel dans la création, le 9 décembre 2004, de la Communauté Sud-américaine des Nations, qui s’est réunie en octobre 2005 à Brasilia. Le Brésil promeut un renforcement des liens entre le Mercosul et la Communauté andine des nations (avec laquelle un accord-cadre de libre-échange a été signé en avril 2004), ainsi que le développement des infrastructures continentales. De même, sous l’impulsion du Président Lula, le Brésil s’implique davantage dans le règlement des crises régionales : Colombie, Venezuela, Bolivie et Haïti (commandement de la MINUSTAH - force internationale de stabilisation). De plus, la diplomatie parfois controversée du Président Chavez, tout en concurrençant celle du Brésil sur la scène régionale, fait apparaître le Président Lula comme un sage.

B. Une ambition affichée : une place parmi les grandes puissances mondiales

Le Brésil mène actuellement une politique commerciale offensive. Depuis 1994, le Brésil mène une politique d’ouverture équilibrée vis-à-vis de ses différents partenaires pour élever ses exportations (+20 % en 2003)… Avec l’Union européenne, les négociations d’un accord d’association se sont ouvertes en 1999. Ces deux négociations mettent en jeu plus de 70 % des échanges actuels du Brésil. Les principaux obstacles portent sur les questions agricoles et les réticences brésiliennes en matière d’accès aux produits industriels, de services et de marchés publics. Membre du groupe de Cairns, il a pris, lors de la réunion ministérielle de Cancun (10-14 septembre 2003), la tête du G20 (qui inclut notamment l’Inde, la Chine et l’Egypte) pour lutter contre les subventions à l’exportation (notamment contre les subventions agricoles américaines) et négocier à l’OMC.

Par ailleurs, le Brésil souhaite être reconnu comme une puissance, porte-parole des pays pauvres et émergents. En ce sens, il cherche à conclure des partenariats stratégiques avec les grands pays émergents et à promouvoir la coopération Sud-Sud qui viendrait s’élever contre la domination du Nord, et qui constituerait un véritable contrepoids. Le forum de dialogue avec l’Afrique du Sud et l’Inde - baptisé IBSA - montre la volonté du Brésil de développer ses relations avec les grands pays émergents du Sud (partenariat stratégique avec l’Inde, visite de Lula en juin 2007). Le Président Lula veut également s’appuyer sur « les racines » du Brésil pour développer ses relations avec l’Afrique et le Moyen-Orient. Un sommet Afrique-Brésil s’est tenu à Abuja, en novembre 2006.

Le Brésil veut associer les pays émergents à la définition de règles internationales plus équitables. Il a proposé « une alliance contre la pauvreté et la faim dans le monde » lors d’une déclaration conjointe avec les Présidents Chirac et Lagos (Chili) et Kofi Annan, à Genève, le 30 janvier 2004. Le Brésil s’est engagé en faveur de nouveaux modes de financement du développement (taxe sur les billets d’avion par ex) et a contribué au lancement d’une Facilité Internationale pour l’Achat de médicaments (FIAM) lancé officiellement en octobre 2006. Par ailleurs, il est, avec le soutien de la France, candidat à un siège de membre permanent du Conseil de sécurité

D’autre part, le Brésil se pose en promoteur intransigeant du désarmement. Auparavant considéré comme un pays du « seuil nucléaire », le Brésil a ratifié le Traité de non-prolifération, ainsi que le Traité d’interdiction des essais nucléaires en 1998. Depuis cette date, il promeut le désarmement nucléaire mais n’a pas engagé de négociations avec l’AIEA et se montre intransigeant sur la question des contrôles de ses installations.

Conclusion

Nous l’avons vu, la politique de Lula, qui souhaite mettre l’économie prioritairement au service du social, se veut un modèle pour les pays d’Amérique Latine, et plus largement pour les pays émergents. Même si dans la réalité il reste encore de nombreux progrès à faire, la volonté de Lula et de son gouvernement marquent le souci réel de réussir dans les domaines cruciaux tels que la réduction de la pauvreté et de la faim, l’accès à l’éducation pour tous, les questions liées aux Sans-Terre et à l’Amazonie… En mettant en œuvre des politiques globales, décloisonnées, qui se font en concertation à la fois avec plusieurs ministères d’une part, et à travers un travail avec la société civile d’autre part, Lula est arrivé à des résultats plutôt concluants. De ce fait notamment, le Président Lula souhaite aujourd’hui prendre part de manière plus active et avec une légitimité qu’il revendique, au vaste jeu des grandes puissances mondiales, qui dessinent le monde de demain. Lula l’imagine multipolaire et plus équitable… rendez-vous dans quelques années pour voir le cheminement de ce projet.

Notes

  • Auteur de la fiche : Flora LOHMANN.