Etats, entreprises, ONG : le défi de la complementarité pour construire paix
Toute guerre entraîne une déstructuration, certes plus ou moins profonde, de l’organisation politique, sociale et économique du pays (par exemple en ex-Yoougoslavie) voire de la région où elle se déroule : ce qui fonde la stabilité de la société (légitimité du pouvoir, régularité du système économique, dialogue social) est battu en brèche par la violence, les combats, la poursuite des buts de guerre…bref par le climat conflictuel qui se crée.
Ce constat n’a pas d’autre objectif que d’interpeller sur la complexité du retour à la paix et sur l’ampleur de la tâche à accomplir pour ré-instaurer des conditions de vie « normales » . Dire que de nombreux acteurs sont impliqués dans un tel processus relève de l’évidence. Ce qui l’est moins, c’est la manière dont chacun va articuler son action, notamment par rapport à ce qui ne relève pas de sa compétence propre. Les Etats (dans lesquels on inclura les militaires), les organisations non-gouvernementales, les entreprises ont tous un domaine d’action spécifique, mais les uns ne peuvent intervenir de manière totalement indépendante des autres. Ils sont au contraire appelés à travailler de façon conjointe, voire parfois à créer des synergies.
Quels sont ainsi les espaces de coopération qui peuvent se créer ? comment parvenir à concilier des acteurs aux intérêts, identités et stratégies différentes, et parfois habités d’un sentiment de méfiance ?
Ce sont les défis qui se posent aujourd’hui dans la gestion des crises, la résolution des conflits et la construction de la paix. Etats, ONG et entreprises ont en commun à la fois une claire conscience d’eux-mêmes et une certaine réserve les uns vis à vis des autres. Cela rend plus difficile, mais peut-être plus concluante, la création d’espaces de coopération.
I) Des identités particulières
Afin de comprendre pourquoi la question de la complémentarité de ces acteurs se pose, il faut avoir à l’esprit que chacun d’entre eux est investi d’une identité propre, c’est à dire une identité qui le distingue des autres par essence et par vocation. Cette diversité contribue à ce qu’ils se définissent à la fois pour eux-mêmes et en recul de l’extérieur.
a- conscience de soi
Les Etats, comme les organisations non-gouvernementales et les entreprises, ont - plus ou moins clairement - conscience de ce qui les caractérise, ce qui les amène parfois à revendiquer, pour ce qui est de leur action pour la paix, un statut et un mode opératoire spécifiques :
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c’est sans doute chez les ONG que cette affirmation « identitaire » est la plus forte. En effet, elles fondent leur action sur trois principes : l’indépendance, politique et économique, la neutralité, par rapport au conflit, et l’impartialité, quant au traitement des victimes. Pour leurs responsables, cette triple dimension est ce qui leur confère leur légitimité et leur liberté d’intervention ;
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le problème se pose différemment pour les Etats. Dans la mesure où ce sont eux qui détiennent les clefs du pouvoir et de la décision, la propension qu’ils ont à influer sur la résolution du conflit est très grande. Dès lors, ils se sentent investis d’une autorité leur conférant une certaine supériorité statutaire ;
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les entreprises sont probablement celles des trois acteurs qui se situent le plus en aval de la résolution conflictuelle. Elles vont avoir tendance à lire la paix à travers le prisme économique et en termes de débouchés et de marchés à prendre. Cette démarche les situe dans une logique de rentabilisation du marché humanitaire.
b- méfiance de l’autre
Ces acteurs semblent donc intégrés dans des logiques exclusives l’une de l’autre, à la fois par leur temporalité (court ou long terme), leurs buts (solution de la crise, soulagement de la souffrance des populations, extension commerciale) et les moyens (diplomatie, aide humanitaire, investissements) pour y parvenir. Le fait est que les relations qu’ils entretiennent sont empreintes d’un double phénomène d’attirance et de rejet, surtout en ce qui concerne les organisations non-gouvernementales :
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jusqu’à il y a peu, celles-ci n’étaient pas considérées comme des acteurs très sérieux en dehors de leurs compétences humanitaires propres. Utiles pour le traitement des impératifs de l’urgence, gênantes au contraire pour la reconstruction politique et économique : cette perception a quelque peu évolué mais, dans la réalité, des réticences demeurent ;
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cette méfiance circule également en sens inverse : les ONG n’apprécient pas les luttes d’influence et les rivalités de pouvoir auxquelles les responsables politiques peuvent se livrer, au détriment parfois d’une plus grande rapidité et d’une meilleure efficacité de la gestion de crise ;
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là encore, les entreprises occupent un statut particulier parce qu’elles se positionnent comme partenaires vis à vis des deux autres tout en cherchant à contenter leurs objectifs propres d’implantation sur un marché extérieur. Elles entretiennent des liens d’intérêt avec leurs Etats mais ne veulent pas être perçues comme leurs instruments, et relaient mes ONG dans la perspective du développement sans entre dans leur logique du don de la gratuité.
II) Espaces de coopération
Malgré ces divergences d’approches et ces identités bien distinctes, ces trois acteurs sont amenés, lors d’une crise, à agir, à des échelons différents, sur un même théâtre d’opérations. Bien que répondant, à l’origine, à des besoins différents, et en dépit de ce qui les sépare, les Etats, les organisations non-gouvernementales et les entreprises doivent se poser la question de leur complémentarité et envisager des passerelles communes.
a- les actions civilo-militaires
Cette idée d’un approfondissement des liens qui les unit semble relever du bon sens : on peut imaginer qu’une action commune, même autour d’un dénominateur minimal, dépasserait en valeur la somme des leurs actions individuelles et séparées. Les actions civilo-militaires (comme celles, dernièrement au Kosovo) donnent une première idée de ce que peut générer une convergences des compétences et des moyens : réhabilitation d’une école, reconstruction d’un système d’adduction d’eau, réorganisation des transports collectifs, réouverture d’un axe de communication. De la détection du besoin à la réalisation du projet en passant par la mise en œuvre des moyens, l’ensemble de ces acteurs est sollicité notamment au niveau du cycle informationnel. Les organisations non-gouvernementales, experts de terrain, connaissent généralement très bien les attentes des populations, les responsables politiques sont à même de débloquer des situations figées et de remettre en route un processus, et les militaires apportent une connaissance et un support logistiques indispensables. Les entreprises, quant à elles, sont susceptibles de prendre le relais de manière rapide et professionnelle pourvu que l’on sache leur signifier leur intérêt.
b- ONG /entreprises
Le partenariat entre les ONG et les entreprises, notamment au niveau du partage d’informations, est plus délicat à envisager s’il s’agit pour les premières d’être les prospecteurs de marchés des secondes. A la limite, la chose n’est même pas souhaitable. L’on peut, en revanche, envisager une telle coopération dans une double optique :
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procéder à la reconstruction en l’inscrivant dans un projet de développement. Là, des synergies sont possibles dans la mesure où il n’est pas question pour l’un de servir les intérêts de l’autre, mais pour les deux de coopérer dans une action à double détente. La mise en place d’un réseau d’assainissement est, par exemple, une nécessité de court terme pour le bien-être des populations, tout en constituant à plus longue échéance un marché à « prendre » ;
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sensibiliser aux attentes et aux contingences de l’environnement post-conflictuel, de manière à ce que les entreprises puissent agir avec discernement et à bon escient. Ainsi le Comité International de la Croix-Rouge entre-t-il en relation avec les entreprises amenées à agir sur le terrain, leur fait part de ses critiques et de ses préoccupations, et s’attache à diffuser une sorte de charte de bonne conduite des “principes humanitaires pour les compagnies privées”.
Avant d’être une réalité de terrain répandue, la complémentarité voulue et opérationnelle entre ces acteurs que sont les Etats, les organisations non-gouvernementales et les entreprises reste un défi : un défi pour l’avenir, un défi en ce qui concerne la construction de la paix et la résolution des conflits. Il est bien entendu qu’il ne pourra être surmonté que pour autant qu’il sera analysé, c’est à dire cerné dans son potentiel et dans ses limites. Nul homme de bonne volonté ne peut se satisfaire de voir la guerre durer et laisser des traces pérennes. Mais nul non plus n’a de remèdes miracles à apporter. La paix, en tant que construction sociale, politique, économique, est une chose difficile à accomplir. Elles sollicitent de nombreuses énergies, nécessitent des moyens importants, alors que rien de tout cela ne peut se faire sans une volonté affichée et partagée d’établir un nouveau modèle de société. Sur le terrain, les efforts menés pour apaiser les souffrances, trouver des solutions, reconstruire ce qui peut l’être, recréer du dialogue, sont bien souvent remarquables. Il reste à savoir si la mise en œuvre d’un projet commun, mobilisant de manière transversale des énergies jusque là séparées, est susceptible d’apporter de l’efficacité, de l’efficience plutôt, au processus de paix. Il y a là comme un défi à relever.