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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Paris, Bureau du Tibet, avril 2003

Entretien avec M. Wangpo Bashi, secrétaire du Bureau du Tibet en France

« Je dirais que le problème aujourd’hui, c’est l’absence de liberté dans le sens politique du terme, l’absence de règles du jeu au Tibet. »

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Astrid Fossier :

Pouvez-vous vous présenter, raconter votre parcours ?

M. Wangpo Bashi :

Je m’appelle Wangpo Bashi, j’ai 42 ans, je suis réfugié tibétain et né hors du Tibet dans des conditions extrêmement difficiles, pendant l’exode des Tibétains en 1959–1960. Mais je ne fais pas exception car tous les Tibétains ont, alors, dit « non » (à l’invasion chinoise) et ont souffert.

J’ai effectué ma scolarité en Inde, dans des structures scolaires mises sur pied au profit des tibétains réfugiés, organisées à la fois par le gouvernement tibétain en exil et le gouvernement indien, mais également par quelques ONG occidentales. Mais c’est surtout le gouvernement indien qui nous a aidés et poursuit cette aide aujourd’hui dans les domaines tels que l’éducation.

Ma famille était éparpillée, comme bon nombre de familles tibétaines exilées. A cette époque j’ai d’abord été placé dans une maternité à Dharamsala, dans le Nord de l’Inde, lieu de la reconstitution de notre gouvernement. Cette maternité, appelée Tibetan Nursery School, gérée par Sa Sainteté le Dalaï Lama, accueillait des enfants tibétains. Elle fut l’ancêtre du Tibetan Children Village School qui s’est beaucoup agrandi depuis. Je ne garde aucun souvenir de cette maternité quittée à l’âge de quatre ans. Comme trop d’enfants étaient accueillis dans cette maternité manquant de place, certains d’entre nous furent déplacés au fur et à mesure dans d’autres écoles en construction.

J’ai alors été admis dans une école financée par une ONG anglaise qui s’appelle Save The Chidren Fund. Il s’agissait d’une école laïque destinée aux enfants réfugiés tibétains, dont une filiale se trouvait à Summer Hill, et l’autre plus grande à Simla dans le Nord de l’Inde. J’y suis restée environ 5 ans, mais un jour cette école ferma, le « cas tibétain » passant à l’arrière plan, face à l’importance prise par les réfugiés vietnamiens, africains etc.

Je fus envoyé chez mes parents habitant à l’autre bout de l’Inde, à Kalimpong, à 1500 km de Simla ! Je fus admis en externat au lycée d’état financé par le gouvernement indien, la Central School for Tibetans de Kalimpong. C’était en 1969, date à laquelle on apprenait que les Américains avaient réussi leur conquête de la lune ! Il faut savoir que le changement de Simla à Kalimpong était important pour moi. Alors que Simla était imprégné d’un caractère victorien, Kalimpong était bien orientale. Simla fut la capitale d’été de l’Inde britannique tandis que Kalimpong fut le passage obligé du commerce vers le Tibet avant l’invasion chinoise. Par ailleurs la population de Kalimpong était composée majoritairement de Népalais immigrés pendant la colonisation britannique.

En 1970, mes parents ayant quitté Kalimpong pour s’établir à Darjeeling (deux heures de route de Kalimpong), j’ai continué ma scolarité à l’école du Centre d’artisanat tibétain. En 1972, je fus admis comme interne au lycée Central School for Tibetans à Darjeeling, où j’ai achevé mes études secondaires en 1977. Le niveau des lycées d’Etat était très élevé malgré les difficultés matérielles, et je reconnais avoir eu une chance exceptionnelle de pouvoir bénéficier de scolarités très complètes.

J’ai fait par la suite mes études supérieures à l’Institut central des hautes études tibétaines, très connu des tibétains. J’y ai étudié 6 ans la philosophie bouddhique, les langues tibétaines, anglaises, sanscrite, et l’histoire de l’Asie. Aussitôt à la fin de mes études à Bénarès, en juillet 1983, je suis arrivé en France, en tant que traducteur d’un lama érudit tibétain. Vous voyez, j’ai beaucoup bougé ! Mais c’était un grand mot de me considérer comme « traducteur », car il fallait repartir de zéro ! Je ne savais pas le moindre mot de français et en plus, il fallait s’adapter à la nouvelle vie compte-tenu de l’écart important entre l’Inde et la France, tant sur le plan matériel que culturel. Entre temps en 1989, j’ai pu effectuer des études supérieures en Français-Langue étrangère à la faculté de lettre de Nice.

Le Bureau du Tibet à Paris a ouvert en septembre 1992. Je me suis présenté en novembre et j’ai été admis en mars 1993. Comme dans toute structure administrative, il y a des périodes de probation et des contrats à durée limitée avant d’obtenir la titularisation. Je travaille donc depuis dix ans au Bureau du Tibet. Nous ne sommes pas une grande structure et notre administration ne dispose pas suffisamment de moyens. Il est donc impératif que notre travail revête un caractère polyvalent dans les connaissances et exige une grande disponibilité pour un maximum d’efficacité.

Astrid Fossier :

Comment se passe le choix des représentants de Sa Sainteté le Dalaï Lama en France et dans d’autres pays ?

M. Wangpo Bashi :

Les représentants du Dalaï Lama sont nommés par le ministre des relations internationales du gouvernement tibétain en exil. Mais le ministre doit soumettre son choix à l’approbation du Dalaï Lama. Effectivement le représentant représente le gouvernement tibétain en exil, il est une sorte d’ambassadeur requérant donc l’aval du Dalaï Lama et du ministre des relations internationales. Un représentant peut être un fonctionnaire confirmé ou être engagé sous contrat à durée déterminée. Pour nous, fonctionnaires, l’embauche est confirmée par la Commission du service public. Certains fonctionnaires sont titularisés, d’autres sont en attente, et certains sont employés sous contrat à durée déterminée.

Auprès du gouvernement tibétain en exil, en plus du Cabinet et des sept ministres avec le Conseil au Plan, ont été constituées trois commissions autonomes :

  • La Commission d’audit ;

  • La Commission de l’élection (des échéances électorales sont prévues tous les 5 ans au sein de la communauté en exil, ainsi le Premier ministre est élu depuis deux ans au suffrage universel) ;

  • La Commission de service public.

Cette dernière décide de l’embauche, des affectations et des promotions de tous les fonctionnaires selon leurs qualifications et expériences.

Autrement dit ce n’est pas le Dalaï Lama qui gère ces administrations, sauf si il s’agit d’un poste impliquant de lourdes responsabilités, ou la gestion des dossiers sensibles et hautement confidentiels.

Astrid Fossier :

En quoi consiste votre travail ?

M. Wangpo Bashi :

Nous avons beaucoup de travail au niveau de la représentation. Représenter le Dalaï Lama signifie que si un journaliste veut s’entretenir avec le Dalaï lama, il doit passer par nous ; si un écrivain français veut écrire un livre sur lui et avoir un entretien, il doit passer par nous. Et si on souhaite organiser un déplacement du Dalaï lama en France, il faut passer par nous. Nous servons d’intermédiaire, de liaison avec le Dalaï Lama.

En tant que gouvernement tibétain en exil, nous sommes là pour informer le public, le gouvernement, les parlements et les ONG. Nous sommes en contact direct avec les gouvernements. Le Bureau du Tibet en France s’occupe également de la péninsule ibérique, du Luxembourg et des Pays bas. Lorsque ces gouvernements ont besoin d’informations ils nous contactent, et lorsque le gouvernement tibétain en exil a besoin de leur transmettre des informations ou de les solliciter, c’est le Bureau du Tibet qui s’en charge.

Notre rôle est aussi de conseiller, d’orienter les particuliers ou tout organisme qui souhaite aider notre communauté. Par exemple il y a des élèves, des chercheurs, des associations ou des professionnels qui souhaitent aider les Tibétains à leur manière. Ils viennent alors vers nous pour nous demander des conseils. Qu’ils les suivent ou non est une autre question, mais nous sommes là pour les orienter.

Sur le plan de l’information nous avons aussi beaucoup de travail. Le gros de l’information sur le Tibet existe en tibétain et en anglais, or en France nous sommes dans un pays unilingue. C’est pourquoi nous publions une revue, ce que ne font pas les autres bureaux du Tibet, afin de sensibiliser l’opinion. Nous intervenons aussi auprès des médias, des institutions, facultés, collèges etc. s’ils nous sollicitent. Mais nous nous abstenons de frapper sans discernement « à toutes les portes » car nous sommes soumis à la fois à des contraintes et à des prérogatives ; des rôles précis et bien déterminés nous incombent. Nous n’avons pas le droit d’exercer des pressions, mais si les gens viennent vers nous, nous sommes là

Astrid Fossier :

Quelle est la situation au Tibet aujourd’hui ?

M. Wangpo Bashi :

Dans les années soixante, la situation était extrêmement grave. Chaque personne était visée par le gouvernement. Les attitudes, les gestes et les propos de chacun étaient décortiqués, analysés, critiqués ; les déplacements étaient interdits ; les vêtements et la nourriture étaient rationnés. Aujourd’hui ça n’est plus ainsi, on ne peut plus dire que tous les Tibétains sont visés. Actuellement, ils peuvent faire des pèlerinages, et même si les Chinois leur causent parfois des difficultés, bien des pratiques religieuses sont possibles. Avant c’était interdit ! Les Tibétains peuvent aussi reconstruire les monastères, faire du commerce etc. Il est important de dire les choses telles qu’elles sont. Parfois les Tibétains sont trop passionnés, ils racontent les choses de façon exagérée, ce qui est regrettable. C’est jouer le jeu de la propagande ! Si les Chinois ont fait des progrès, il faut le dire. Ils ne sont pas là avec une hache pour couper tous les arbres, tuer les hommes et les femmes… Bien sûr le Tibet est une zone occupée et surveillée, où les droits politiques sont très réduits, mais depuis les années 70 il y a eu beaucoup de progrès. Les marges de manœuvre sont plus larges aujourd’hui pour les Tibétains, c’est ainsi que le reste du monde a pu connaître les problèmes du Tibet.

Je dirais que le problème aujourd’hui c’est l’absence de liberté au sens politique du terme, l’absence de règles du jeu au Tibet.

Astrid Fossier :

Avez vous l’impression que le monde occidental est plus attentif à ce qui se passe au Tibet ou au contraire que le discours de la Chine est le seul entendu, comme c’est par exemple le cas, chaque année, à la Commission des Droits de l’homme de l’ONU ?

M. Wangpo Bashi :

Nous avons l’impression que les pays occidentaux, en tout cas en Europe, l’Union européenne et notamment des pays comme la France nous écoutent. Mais le commerce attire les occidentaux au risque de leur faire oublier les valeurs fondamentales des sociétés occidentales. L’intérêt des occidentaux doit aussi se diriger sur le plan humain, sur celui des relations diplomatiques.

Il est vrai que malheureusement l’ONU est un groupe d’Etats au fonctionnement très compliqué. Pour le moment nous, tibétains, n’avons pas trouvé de solution à notre problème et n’avons pu bénéficier d’une intervention conséquente auprès de cette instance. La Chine y a un poids considérable, du Conseil de sécurité à la Commission des Droits de l’Homme. Comme on l’a vu récemment avec la Russie qui a réussi à esquiver toute condamnation pour la Tchétchénie, la Chine elle aussi échappe à toute condamnation depuis plus de 20 ans. Mais ce qui est plus grave encore, c’est qu’aujourd’hui l’ONU ne défend plus une cause, elle défend des intérêts. C’est pour cela que beaucoup de problèmes restent « enterrés » de par le monde.

Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la force du soutien d’un pays comme la France dépend beaucoup de la force de la mobilisation publique. Le soutien au Tibet doit être manifeste. On ne doit pas se borner à dire « j’aime le Tibet et le Dalaï Lama ». Il faut se manifester, il faut que les gens s’expriment. Il faut qu’ils dérangent les élus et interpellent le gouvernement. Sinon les hommes politiques n’agissent pas ! Cela prend du temps mais rétrospectivement, il ne faut pas oublier que la question du Tibet est un sujet de préoccupation grandissant sur le plan des relations politiques et diplomatiques avec la Chine.

Toutefois, au-delà de l’attention et du soutien populaire, l’important est la concertation des grandes démocraties occidentales. N’oublions pas que si le Mur de Berlin est tombé, si le régime de l’Apartheid en Afrique du sud a été dissous, c’est parce que les occidentaux se sont concertés et se sont lancés en bloc contre ces régimes. Malheureusement la Chine réussit progressivement à désaccorder les voix des occidentaux…

Astrid Fossier :

Selon vous que signifie la paix au Tibet ? Autonomie ou indépendance ?

M. Wangpo Bashi :

Pour nous la paix au Tibet signifie que le peuple tibétain soit respecté comme n’importe quel peuple, le peuple chinois, le peuple indien etc… Depuis presque 16 ans maintenant le Dalaï Lama ne demande plus l’indépendance du Tibet. Ce qu’il demande est une réelle autonomie de ce pays, réelle par rapport à l’autonomie actuelle qui n’est que fictive. Cette autonomie il la demande pour l’ensemble du Tibet et non pas seulement pour la soi-disant région autonome du Tibet fondée par la Chine en 1965 et qui ne représente qu’une parcelle du Tibet.

La paix pour nous signifie aussi le respect de l’environnement du Tibet s’agissant d’une géographie unique où il ne faut pas faire n’importe quoi. Parfois des gens nous demandent pourquoi nous n’industrialisons pas le Tibet. Je leur réponds que nous sommes d’accord pour l’industrialisation mais pas à une telle échelle mercantile et compétitive, parce qu’il y a un environnement au Tibet qui est très particulier.

La paix pour nous est aussi le désarmement du Tibet aujourd’hui sur-militarisé. Il suffit de voyager dans l’Himalaya du côté indien pour se rendre à l’évidence. Si du côté indien il y a deux cent mille soldats qui font face à la Chine, il y en a autant du côté chinois qui font face à l’Inde. Et ainsi de suite pour les pièces d’artilleries, les avions de combat, les missiles longue portée : les armements indiens ne sont pas essentiellement tournés vers le Pakistan ! Disons ce qui est, le Pakistan c’est un petit morceau qui bouge de temps à autre mais tout juste existant pour l’Inde. La militarisation excessive du plateau du Tibet est aussi un des obstacles majeurs à la paix.

Mais aussi ce qui doit également être explicité dans ce problème de paix souligné par le Dalaï Lama, c’est que la paix ne se situe pas uniquement dans les actes extérieurs. Bien sûr il faut réduire les armes et les budgets militaires, mais avant tout, le désarmement doit être intérieur, parce que si les hommes et les femmes dotés de mauvaise volonté restent agressifs et haineux, alors à quoi servirait un désarmement ? Que signifie l’absence de bombes et de soldats si finalement à l’intérieur on reste agressif, si l’on veut se venger ? Le désarmement extérieur doit commencer en priorité à l’intérieur ! Nous voulons faire comprendre a tout un chacun que la paix ce n’est pas uniquement des colloques, des restrictions de budget militaire… C’est plus! C’est une responsabilité individuelle ; il faut que chaque personne cultive sa paix. Sinon elle ne se fera pas ! Cela aussi, c’est la paix du Tibet !

Astrid Fossier :

Certains courants tibétains montrent du doigt la non violence prônée par le Dalaï Lama. Ils estiment qu’il est temps de passer à des actions plus violentes pour obtenir la libération du Tibet. Qu’elle est aujourd’hui l’importance de ces mouvements ? Sont-ils plus forts au Tibet même ou en exil ? Que pensez-vous de ces courants ?

M. Wangpo Bashi :

Ces courants ne sont pas si importants que cela, même si bien sûr ils existent. Au Tibet les marges de manœuvre sont très réduites. Faire une manifestation pacifique ou crier des slogans est déjà suicidaire, donc concevoir une lutte armée au Tibet est utopique, c’est la raison pour laquelle ce mouvement prônant la violence est moins important au Tibet même qu’en exil.

Je pense que beaucoup de gens sont tentés par des actes violents croyant que par ce biais on peut obtenir des résultats rapides, spectaculaires. Très souvent, les raisonnements humains ordinaires répondent à la violence par la violence. Si l’on vous lance un coup de pied, vous en lancez un à votre tour ! Or d’après le bouddhisme, et d’après le Dalaï Lama, la violence ne peut pas être une réponse à la violence, ce qui serait non seulement dangereux mais en plus ne connaîtrait pas de fin. La violence se déclenche facilement mais il est souvent vain de vouloir l’arrêter. De plus elle donne des résultats ponctuels apparemment satisfaisants mais qui, à long terme, ne font qu’engendrer d’autres violences. Alors même si la non violence coûte cher, même si il faut beaucoup de patience et de persévérance, elle reste notre seule arme. Nous pensons que la paix durable au Tibet ne pourra persister que si les méthodes utilisées pour sa réalisation sont justes et non violentes. Entre parenthèse, nous avons inscrit dans la Charte de notre Constitution que le Tibet ne recourra pas aux armes et aux moyens armés pour réaliser ses objectifs politiques.

Cependant le Dalaï Lama, comme notre premier ministre Samdhong Rimpoché sait bien qu’il faut aussi éduquer les Tibétains. Les Tibétains ne sont pas tous aussi convaincus des choix du Dalaï Lama. Nous le suivons sur le plan social et culturel mais sommes-nous vraiment convaincus que la non violence est payante et qu’elle est la seule option pour obtenir une paix durable ? Ainsi notre Premier ministre Samdhong Rimpoché veut apprendre au peuple tibétain les valeurs des droits de l’homme, la parité, l’égalité, les libertés collectives et individuelles etc. Je souligne que dans ce domaine, les Tibétains ne sont pas en avance, surtout chez les jeunes qui pensent que ce genre de discours non violent est obsolète et naïf et croient que la violence mène plus vite à des résultats. Beaucoup pensent que l’on a déjà trop payé à la Chine, notamment en cédant sur l’indépendance et en ne demandant que l’autonomie, d’autant qu’elle a été refusée par la Chine ! Ils pensent qu’après tant de souffrance, de génocide, d’atrocités commises et d’oppression, à quoi bon prôner le respect mutuel ? Comme si le régime de Pékin était compréhensif et respectueux…

Astrid Fossier :

Des rencontres ont eu lieu en 2002 entre des envoyés de Sa Sainteté le Dalaï Lama et des officiels de Pékin, où en sont aujourd’hui les relations sino-tibétaines ?

M. Wangpo Bashi :

Entre 1959 et 1979, il n’existait aucune relation entre Dharamsala (siège du gouvernement tibétain en exil) et Pékin. Personne ne pouvait sortir du Tibet, il y régnait un black out total. Après la mort de Mao Zedong et le changement de dirigeants à Pékin en 1979 apparut une ouverture de la Chine. Elle a reconnu tacitement ses erreurs, le Tibet a été ré-ouvert et le Dalaï Lama y a envoyé des délégations dès 1979. Mais en 1985, la Chine a interdit, sans explication, la visite des délégations du Dalaï Lama. Des rencontres plus ou moins officielles entre hommes politiques de rang plus ou moins élevé ont cependant continuées jusqu’en 1993, mais ces échanges furent stoppés, en raison notamment de problèmes internes à la Chine et au gouvernement chinois.

Tous les hommes politiques chinois ne sont pas d’accord quant à la question tibétaine. Les pressions internationales favorables à une reprise du dialogue échouèrent jusqu’au mois de septembre 2002, époque à laquelle la Chine autorisa à nouveau une délégation tibétaine à se rendre à Pékin puis Lhassa. On ne peut pas présumer des résultats consécutifs à ce nouvel échange, mais une chose est au moins positive : la reprise du contact entre le gouvernement du Tibet en exil et les autorités chinoises. N’oublions pas que si l’on veut régler le problème du Tibet, il faut passer par la Chine. Même si un pays comme les Etats Unis nous soutenait, il nous faudrait dialoguer avec la Chine pour parvenir à une compréhension mutuelle et régler les problèmes en profondeur.

Astrid Fossier :

Un nouveau gouvernement vient d’être formé lors du XVIème Congrès du Parti Communiste Chinois. Ce gouvernement est constitué d’hommes appartenant à la nouvelle génération. Selon vous, ce gouvernement sera-t-il plus favorable à une solution négociée avec le Tibet ? Placez-vous quelque espoir en cette nouvelle génération d’hommes politiques chinois ?

M. Wangpo Bashi :

Nous espérons beaucoup que cette nouvelle génération et ces nouvelles équipes seront plus clémentes vis-à-vis du Tibet. Mais plus que cette nouveauté nous pensons que c’est l’importance que prend la Chine au sein de l’ONU, son entrée à l’OMC ou encore l’attribution des Jeux Olympiques à Pékin qui pousseront la Chine sur le chemin du changement, qui l’obligeront à se transformer, à évoluer. Le fait que les dirigeants aient 95 ans ou 62 ans ne fait guère changer un pays aussi ancien que la Chine. Pour un Chinois, les changements ne se calculent pas en 50 ans. Leur rythme d’évolution est différent.

Je pense personnellement que plus les relations internationales de la Chine seront renforcées, plus les Tibétains pourront espérer. Prenons l’exemple de la pneumopathie atypique (SRAS). Il y a trente ans, la Chine n’aurait jamais accepté que l’OMS entre sur son sol, mais c’est aujourd’hui une obligation en raison des liens de son gouvernement avec la communauté internationale. Qu’elle le veuille ou non, la Chine est aujourd’hui obligée de suivre certaines normes. Ainsi ce n’est pas uniquement le changement de dirigeants qui modifiera la situation. Nous avions eu de l’espoir avec l’arrivé de Deng Xiaoping puis avec celle de Jiang Zemin mais ils n’ont pas apporté de réformes politiques importantes pour le peuple tibétain. Et il convient de savoir que ces nouveaux dirigeants ont eux aussi été formés à l’école centrale du Parti communiste.

Astrid Fossier :

Récemment des prisonniers politiques tibétains ont été libérés, tels que Ngawang Sangdrol et Takma Jigme Sangpo, cela marque-t-il un assouplissement du gouvernement chinois ?

M. Wangpo Bashi :

Oui ! La libération de grandes figures de la résistance tibétaine comme Takma Jigme Sangpo marque un assouplissement de la Chine. D’ailleurs le nombre de prisonniers d’opinion tibétains a diminué de façon importante depuis cinq ans. A l’époque on parlait de 1700 prisonniers, aujourd’hui 208 sont connus et répertoriés.

Je crois que l’assouplissement chinois sera progressif. La Chine ne peut soudainement faire de gestes spectaculaires envers les Tibétains. Elle doit garder la face ! Mais petit à petit les choses avancent pour que la non-violence de Sa Sainteté continue de faire on chemin.

Astrid Fossier :

Quel rôle joue et peut jouer l’occident dans l’avenir du Tibet ?

M. Wangpo Bashi :

L’occident a un rôle très important à jouer. Il est démocratique, prospère sur le plan économique et les valeurs d’humanité comme les droits de l’homme y sont mieux respectées qu’en Asie. L’Union européenne et les Etats-Unis devraient, si des négociations avaient lieu, y participer à leur manière. De plus pour la Chine, l’occident est très important. Elle ne se préoccupe pas de son image au Pakistan, en Malaisie ou ailleurs dans la région. C’est son image en France, en Allemagne, aux Etats-Unis qui l’intéresse. Et c’est sur le plan de la projection de cette image par la Chine que l’occident est très important.

Astrid Fossier :

De nombreux jeunes chinois en quête de spiritualité se rendent aujourd’hui dans les monastères tibétains, pensez-vous que cet engouement pour certains pans de la culture tibétaine peut servir la paix dans cette région du monde ?

M. Wangpo Bashi :

Il est difficile de répondre à cette question. Normalement toute personne qui suit le bouddhisme doit comprendre que l’action de compassion et la méditation sont à pratiquer quotidiennement et partout. Sans parler uniquement de la jeunesse chinoise, énormément de gens sont attirés aujourd’hui par le bouddhisme. Mais ces mêmes gens qui pratiquent la méditation et vont dans des centres bouddhistes et des monastères ne participent pas forcément aux manifestations pourtant pacifiques pour le Tibet. On dirait que la plupart de ces personnes suivent le bouddhisme plus pour leur ego que pour la paix intérieure et extérieure. (…) Il me semble que beaucoup de ceux qui suivent le bouddhisme n’ont pas compris son message. Il y a effectivement bien des idées préconçues sur le bouddhisme ! En Chine des rumeurs laissent entendre que les Tibétains sont tellement forts dans leur pratique spirituelle que nos lamas peuvent les aider à avoir des enfants tant désirés! Tout cela est malsain ! Mais je ne veux pas préjuger de la pratique du bouddhisme en Chine car je ne connais pas ce pays, n’y étant jamais allé. En tout cas ici en France, et en Occident, il n’existe malheureusement pas d’adéquation entre la fréquentation des centres bouddhistes et la mobilisation militante en faveur de la paix au Tibet, ce qui est regrettable !

Astrid Fossier :

La propagation du bouddhisme en Chine et en Occident peut-elle être un facteur de paix ?

M. Wangpo Bashi :

Normalement oui ! Mais malheureusement, comme je vous l’ai déjà dit, je constate qu’ici en France les gens qui suivent l’enseignement du Bouddha ne participent pas forcément aux actions concrètes pour le développement de la paix. La paix dans le monde c’est le sacrifice, c’est se donner ! Dans le bouddhisme, on dit que tant que vous ne donnez pas un peu de votre corps, de votre parole et de votre esprit, n’apparaîtront ni développement spirituel, ni purification de soi, et encore moins la paix dans le monde. Pratiquer le bouddhisme sans aller vers une réelle transformation risque fort de mener à l’auto-illusion. La religion peut devenir simplement un moyen pour accomplir le désir de son ego, ce que nous qualifions dans le bouddhisme de quête du matérialisme spirituel.

Beaucoup de gens croient trouver une forme de spiritualité dans le bouddhisme mais en fait, au lieu de se défaire de leur ego ils le renforcent, c’est complètement anti-bouddhiste ! Par une certaine attitude pour l’adoption de cette philosophie, les Occidentaux, comme les Chinois ou même les Tibétains, devoint comprendre que le bouddhisme n’est pas une simple thérapie, ni un rituel exotique. Il vise a soulager la souffrance, mais de façon extrêmement profonde. Effectivement le bouddhisme n’annonce pas « on doit éliminer la souffrance », mais il nous engage à « éliminer les causes de la souffrance ». On ne peut occulter cette fracture dans la contradiction entre ce qu’est le bouddhisme et la façon dont il est largement pratiqué en Occident aujourd’hui. Peut-être a-t-il été mal compris, ou les maîtres eux même n’ont-ils pas réussi à expliquer le contenu réel de l’enseignement. Le danger guette le développement du bouddhisme en Occident et l’ignorance, la pire ennemie, est là pour nous piéger à chaque instant.

Normalement si vous êtes bouddhiste, vous soutiendrez instinctivement la cause du peuple tibétain. Parce que c’est une cause juste, pacifique et qui mérite notre pleine compassion. Mais malheureusement, comme je vous l’ai déjà dit, il n’y a pas d’adéquation entre la propagation du bouddhisme en Occident et le développement de la paix au Tibet.

Astrid Fossier :

Vous pensez alors que la paix au Tibet n’est qu’une question politique ?

M. Wangpo Bashi :

Personnellement je ne pense pas que la cause du Tibet progressera massivement grâce à la spiritualité, ou à l’action des hommes politiques. Ils y contribuent mais tant qu’un vrai changement n’interviendra pas à l’intérieur de la Chine, le problème ne sera pas résolu. C’est pourquoi, au-delà des pressions extérieures, ce sont des échanges commerciaux et culturels, avec l’ouverture de la Chine, les brassages des populations et en fin de compte l’entrée de la Chine dans la communauté mondiale qui feront évoluer grandement la Chine et apporteront une solution au problème du Tibet.

Commentaire

Le conflit sino-tibétain et les efforts de paix font l’objet d’interprétations très différentes selon les acteurs, leur pays d’origine, leur degré d’implication etc.

La position de Wangpo Bashi face au conflit est à la fois celle d’un réfugié tibétain né hors du Tibet, et celle d’un fonctionnaire du gouvernement tibétain en exil et du Dalaï Lama. La richesse de ces deux points de vue m’a aidée, dès le début de mes recherches, à affiner ma compréhension des enjeux liés au conflit sino-tibétain et à la paix au Tibet. Je tiens à le remercier pour cette aide précieuse.