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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche de document Dossier :

, Martinique, juin 2018

Défann kòw. Une généalogie de l’autodéfense

Une lecture de Elsa Dorlin, « Se défendre », une philosophie de la violence.

Mots clefs : Transformer la violence en conflit | Société civile | Réformer les rapports sociaux pour préserver la paix

Réf. : Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2018

Langues : français

Type de document :  Ouvrage

Thomas Hobbes qui, avec son Léviathan, réinventa la science politique, délaissant le Prince machiavélique pour la société des hommes, prétendait en plein XVIIème siècle esclavagiste qu’il était d’une profonde nature humaine de défendre sa vie et ses biens (droit naturel de conservation). Avec un certain fatalisme, il reconnaissait même que cette disposition naturelle du genre humain prévalait sur toute prétention juridique et s’imposait même au contrat social, lorsque celui-ci venait à faillir dans sa mission de protection. Cependant, nous démontre Elsa Dorlin, la pratique politico-juridique dont nous relevons aurait plus à voir avec l’influence de John Locke (1632-1704), qui va considérer que le droit de « se conserver », finalement pas si « naturel » que ça, doit être restreint à ceux qui, faisant « tourner » l’économie, sont seuls significatifs au niveau social. Pour Locke, qui influença la pensée libérale, l’autodéfense ne peut se concevoir que dans le cadre du droit, en l’occurrence du droit de légitime défense. Le « conservatisme » comme privilège et expression des riches, sujets exclusifs du droit. En effet, en accédant à la propriété et au contrat social, l’homme est sorti de l’état de nature pour fonder société. La Loi devient dès lors le cadre absolu de toute considération publique. La Loi conservatrice qui protègent les honnêtes bourgeois et les plantocrates coloniaux, en légitimant leur armement et leurs milices dans le même mouvement qu’elle marque certaines populations asservies pour lesquelles tout port d’armes, tout renâclement à la dépossession, tout écart du corps devient illégal, passible de torture et de mort. Ainsi le Code Noir, en son article 15. Il est intéressant de noter que Locke, en tant qu’agent de la Couronne, fut Secrétaire du Board of Trade and Plantations et, à titre personnel, actionnaire de la Royal African Company qui détenait le monopole anglais de la traite des nègres…

De cette matrice discursive, l’État moderne évoluera vers une démarcation de plus en plus nette dans l’usage de son monopole de la violence : celle qui sépare ceux qui auraient droit à la légitimité et aux moyens de se défendre, de « se conserver » vs ceux que la pwofitasyon déchoie de toute possibilité de se conserver par eux-mêmes, ceux à qui le racket marchand, le faciès ethnique » et le harcèlement permanent ne laissent que la colère rentrée ou le recours à l’autodéfense. Autodéfense qui, en retour (mais c’est une boucle), est toujours-déjà anticipée dans une forme de prévention, interprétée par Babylone et sa « Justice » comme la preuve confirmée de « qui est coupable ». Coupable de toutes façons, quoiqu’ilelles fasse. Coupable d’être femme, d’être faible, d’être noir ou pas blanc, d’être un jeune sans formation ou un vieux en EHPAD. D’être musulman, gay, autonome ou différent. D’être le singleton récalcitrant des flux mondialisés. De ressentir ce hoquet, comme dirait Damas, qui vous prend d’avoir trop pris sur vous, est l’amorce d’un basculement. La résolution de défendre son corps pour gagner sa vie. La décision de se défendre, voire de rendre coup pour coup.

L’autodéfense est cette réalité qui naît au moment précis où vous vous dites dlo dépasé farin (la goutte d’eau de trop) et que votre corps, désormais, le sait et se met – prudemment ou non - en mode « réaction ». Autodéfense du défann kòw, dont le moindre réflexe musculaire, le moindre bronchement échappé participent déjà – du point de vue systémique de la normalité dominante - de la rébellion organisée et de la dangerosité maximale. En témoigne l’affaire Rodney King, où les mêmes images qui ont soulevé l’indignation internationale, ont servi a acquitter les auteurs de cette violence haineuse. Les jurés ont estimé que les policiers avaient « raisonnablement » fait usage de la violence d’État face à la menace que constituaient les réactions de King sous la grêle de coup. Même scénario pour Trayvon Martin et, plus récemment en France, pour Théo. Litanie des corps violentés car, par essence, fautifs et sacrilèges… Et ce n’est pas un des moindres mérites du dernier essai d’Elsa Dorlin (Se défendre. Une philosophie de la violence, Zones, 2018) que de loger précisément l’interface manipulatoire du biopouvoir postmoderne dans l’intimité même de notre appareil musculaire. « L’objet de cet art de gouverner est l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux ; il opère sur ce qui l’excite ou l’inhibe, le laisse agir ou le contre, le retient ou le provoque, l’assure ou le rend tremblant, ce qui fait qu’il frappe ou ne frappe pas. » Le but d’une telle stratégie ? Susciter la peur de la rébellion par une souffrance promise à travers l’acte même de se rebeller. Faire de la révolte intime du dominé le principe même de sa perte, le dispositif pré-disposé qui déclenche son propre anéantissement ; par effet du pouvoir, sa personne étant – en-soi et a priori – définie comme une culpabilité. Ancrer ainsi en chacun la certitude que le moindre mouvement vers la rébellion sera infiniment douloureux, pour finalement aboutir, du supplice, à l’écrasement. Une stratégie à deux coups, pour tuer dans l’œuf l’aspiration égalitaire des uns et nourrir de privilèges l’impunité impériale des autres.

Partir non des institutions mais du corps

Elsa Dorlin nous avait déjà favorablement impressionné avec La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française (2006). Avec ce nouvel opus, elle confirme la solidité, au sein des sciences sociales françaises, d’un courant de pensée radical émergent qui a défroqué la colonialité du passéisme exotique où elle était cantonnée, pour en faire la clef de recomposition des modes de domination contemporains. De fait, si elle paie dûment sa dette à Michel Foucault, force est de constater que l’élève a dépassé le maître là où celui-ci peinait à reconnaître le rôle fondamental de laboratoire joué par la plantation esclavagiste antillaise dans la généalogie du mode de gouverner contemporain. Ceci dit, j’ai moi-même été surpris (et suis donc, depuis, à moitié étonné) de découvrir cette dernière ligne de l’ouvrage, écrite en créole et dédiée à la famille Dorlin de Guadeloupe. Elsa Dorlin est professeure de philosophie politique à l’université Paris VIII, activiste féministe (elle a, notamment, participé à la création de groupes d’autodéfense féministes et LGBT à Grenoble), elle est l’héritière des travaux de Colette Guillaumin (L’idéologie raciste, 1972). Dans cet essai, elle entend renverser les approches de la domination et des résistances à la persécution vécue: partir non des institutions mais des corps, voire, nous le disions, des muscles et des impulsions nerveuses. Aborder les rapports de domination à partir d’une mémoire corporelle et musculaire des réponses à la violence sociale, réponses composant un « texte caché », selon l’expression de James Scott : « Pour tous ceux qui au cours de l’histoire ont connu des servitudes, que ce soient les intouchables, les esclaves, les serfs, les captifs, les minorités traitées avec mépris, la clef de survie, de loin pas toujours maîtrisée, a été de ravaler sa bile, d’étouffer sa rage et de dominer l’impulsion de violence physique. C’est cette frustration de l’action réciproque systématique dans les rapports de domination qui peut nous permettre de mieux appréhender le contenu du rapport caché. »

Ce rapport caché est la véritable raison d’être de nos ladja-danmyé et autre wolo martiniquais, du sové vayan, du bèrnaden et du maloyè (combat de bâtons) guadeloupéens, du morengue de l’océan Indien. Des techniques corporelles et mystiques, relevant de ce que l’auteur nomme des « éthiques martiales de soi », libérant le corps de ses tensions agressives dans une figuration (qui, à l’exception d’Haïti, finira en ritualisation créole) de l’affrontement ultime qui est infiniment différé. Le moment de l’autodéfense est le moment où se « répète » ce différend différé, ce rendez-vous personnel…

l’autodéfense des damnés de la terre

A partir des pratiques de résistance nègres, une constellation discursive met en résonance toute une série de lieux et de moments qui portent traces des cristallisations collectives de cette mémoire-patrimoine de l’autodéfense des damnés de la terre : des suffragettes féministes anglaises du XIXème siècle, adeptes du ju-jitsu, au développement israélien du krav maga, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers africains-américains, des fellaghas algériens décrits par Fanon à l’activisme LGBT californien des années 1970…

De ce point de vue, on peut dire que l’analyse psycho-anthropo-sociologique de la violence coloniale produite par Fanon dans Les damnés de la terre est enrichie par Dorlin des apports décoloniaux plus récents. Je pense, notamment, à ceux de l’école de la colonialité latino-américaine et caribéenne représentée par A. Quijano et R. Grosfoguel, mais pas que. L’influence de la pensée féministe radicale (Judith Butler) et de son avant-garde afroféministe (Kimberly Crenshaw, entre autres) est perceptible.

Cette philosophie de la violence proposée par E. Dorlin s’appuie sur l’expérience des dominés plutôt que sur l’analyse des institutions. Une philosophie de la violence vécue qui, de l’ombre dont elle traite, vient éclairer d’un faisceau cru les réalités et la problématique de la violence infligée. Une violence abordée de l’intérieur du corps exposé, du bouillonnement et de l’abattement des énergies intimes. Le travail interprétatif engage évidemment le vécu personnel de l’auteure, car il nécessite d’objectiver des situations qui sont rarement observables, quoique partagées par des multitudes. Mais, ici, cette qualité introspective, toujours abondamment documentée, vise à approcher analytiquement au plus près cet objet « historique », improbable et si proche, qui est un corps bafoué et frustré basculant dans l’autodéfense, au défi d’un Ordre tout-puissant. Que celui-ci soit patriarcal, religieux, capitaliste, étatique ; social ou racial. En toute rigueur démonstrative, elle traque et dévoile cette relation tragique de l’intime (auto)répression (qui soumet à la domination et la propage) à la révolte (que le Système anticipe, voire suscite, pour mieux vous anéantir). Il s’agit de rendre visible l’invisible du biopouvoir sur nos corps défendant, d’investiguer sa présence dans nos comportements, de mesurer qu’il mesure nos réflexes et de vraiment comprendre sa capacité à tirer profit de cette violence sourde et quotidienne vécue intimement. Le Système prospère dans la terreur généralisée qui alimente notre angoisse à défier ses assignations. Tout son art du gouvernement, gavé de colonialité, tient dans sa capacité à nous faire renoncer à tout marronnage pour maintenir le profit de la plantation. Toute sa technicité est dans sa capacité disciplinaire à nous faire jouer le rôle de maton (voire de tortionnaires) de nous-mêmes. Nèg kont nèg… bèf bétjé dan savann bétjé !

Et le constat que propose Dorlin peut glacer. Toutes les souffrances infligées sans broncher, tous les crachats séchés sur ces faces inertes, tout les bòk encaissés sans dire kwik, toutes ces avanies, augmentées de la peur et de la méfiance, sont plus sûrement au fondement de nos solidarités communautaires (care) que les sentiments de compassion humaniste ou d’amour du prochain. L’énergie épuisante que nous mettons à éviter la violence, à anticiper ses germes, nous pousse en permanence à guetter chez les autres les signes d’une menace, occasionnant de nouveaux épuisements en rituels de conciliation et de non-agression. C’est le dirty care d’une vigilance exacerbée qui soutient intimement notre relation à l’Autre dans la postmodernité atomisée. Or, si de subir en permanence la violence instituée amène le dominé à un excellent niveau d’analyse du « Système », cette focalisation excessive sur la télé-réalité qu’est devenue la vie sociale, finit par donner à l’objet de cette attention (in fine le « Système ») un pouvoir insoupçonné et interiorisé. « Autrement dit, cet

effort permanent pour connaître le mieux possible autrui dans le but de tenter de se défendre de ce qu’il peut nous faire, est une technologie de pouvoir qui se traduit par la production d’une ignorance non pas de nous-même mais de notre puissance d’agir qui nous devient étrangère, aliénée. ».

A partir d’une généalogie de l’autodéfense, pratique des dominés qu’elle oppose à la légitime défense, privilège des dominants, Elsa Dorlin produit une philosophie de la violence qui vient renouveler avec force la perspective ouverte par Fanon avec Peau noire, masques blancs et le chapitre inaugural de Les damnés de la terre (« De la violence »). Dans l’actuelle situation de violence coloniale généralisée, au sein même de la société métropolitaine, désormais chacun-e en est, potentiellement, venu-e à figurer la proie d’un prédateur tout proche. Cette tension alimente en retour la colonialité ontologique de la gouvernementalité impérialiste. Ce n’est déjà plus l’État républicain mais l’État d’urgence (sic). C’est-à-dire que, ce que Dorlin décrit comme le dispositif défensif du Système élargit sans cesse - de la violence ethnique à la répression sociale - le champ de ceux qui ont de sérieux soucis (supplémentaires) à se faire. Il y a un marquage sélectif des masses (qui a une fiche S ?), l’espace des différences autorisées se resserre, la censure de la pensée terrorise tout débat authentiquement contradictoire (cf, il y a peu, l’affaire Rokhaya Diallo). Certaines formes d’altérité sont d’ores et déjà exhibées sous la forme monstrueuse qui préfigure le bouc émissaire égorgé.

Mais si nous devenons toutes les proies chlordéconées d’une violence généralisée et entretenue, prenons garde de ne jamais perdre de vue que seul-es certain-e-s portent dans leur chair la menace d’être prédestiné-e-s tuables ou expulsables à volonté. Précisément ceux et celles à qui on ne concède que l’acte kamikaze de l’insurgence pour resserrer aussitôt sur eux le nœud coulant du lynchage par la foule des bonnes gens. A moins qu’un agent de l’État en mission ne leur perfore l’anus de sa matraque télescopique pour, en toute impunité, « maîtriser leur excitation »…

Notes

Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2018

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