Fiche d’analyse

Gabriel PELLO, Cameroun, 2015

Migration transfrontalière et droits économiques et sociaux

Une lecture des prémices d’un conflit entre migrants et populations locales dans la ville de Bertoua.

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Mise en contexte

Le label « Cameroun : Afrique en miniature, terre de paix et d’hospitalité », largement promu par les pouvoirs publics, en a fait le point de convergence de vagues successives de populations déplacées à la suite de conflits armés, malheureusement récurrents dans la sous région Afrique centrale depuis les années 60. L’intégration, relativement aisée, de ces nouveaux arrivants dans la trame sociale locale a contribué à la consécration dans l’imagerie populaire du concept de « l’étranger roi ».

Mais à l’heure de Boko Haram et ses méthodes insidieuses, « l’îlot de paix  dans une Afrique centrale dans la tourmente » se surprend à réinterroger ses politiques sécuritaires, en lien direct avec la régulation du flux de migrants sur son territoire et partant, le concept d’hospitalité. Ce dernier questionnant les dispositions des citoyens à céder certaines de leurs prérogatives, déjà limitées, aux nouveaux arrivants, en l’occurrence l’accès aux biens et services sociaux de base. Cette soudaine hostilité à l’encontre de l’immigré s’observe au travers de la multitude de heurts, depuis fin 2013, avec les populations d’accueil dans les zones frontalières avec des pays en conflits notamment le Nigéria et la RCA. Les principaux théâtres de cette coexistence délétère sont les régions de l’Extrême-Nord, du Nord, du Nord-Ouest, de l’Adamaoua et de l’Est.

Le département du Lom et Djerem présente selon le HCR1 la plus grande concentration de réfugiés centrafricains, de la vague de 2013, hors des sites HCR de tout le pays, soit environ 20 000 âmes dans les premiers jours du conflit au quintuple aujourd’hui. Dans la ville Bertoua, à 350 kilomètres de Yaoundé et chef-lieu de la région, la cohabitation avec les 173 000 habitants a très vite été source de diverses tensions.

Bertoua ou la précarité au cœur de l’opulence : aperçu historique et physique2 :

Fondé vers 1860 au gré d’alliances matrimoniales diverses et de conflits territoriaux par Ndiba, un chef clanique Gbaya, le village Gaimona va connaître une expansion, grâce à sa position stratégique au cœur du réseau de routes commerciales liant le lamidat de Ngaoundéré, dont il est un vassal, à la partie forestière de l’actuel Cameroun. Mbar’toua le fils de Ndiba va mener Gaimona à son apogée au début des années 1900, en s’appuyant sur une redoutable organisation militaire et la construction de villages fortifiés. Il sera vaincu par le corps expéditionnaire allemand en route pour l’Oubangui, laissant son nom à la chefferie qu’il aura créée.

De 1927, date à laquelle les mandataires français l’érige en centre administratif, à sa transformation en communauté urbaine à la faveur du Décret présidentiel N° 2008 /016 du 17 janvier 2008 (avec 02 communes d’arrondissement, Bertoua 1er et 2 et une commune rurale), Bertoua a connu de nombreuses mutations dont les plus notoires se sont opérées à la faveur du comice agropastoral de 1980 qui aura impulsé les bases du développement de cette localité.

Aujourd’hui Bertoua est la capitale régionale de la plus grande région forestière du Cameroun, riche par son sol et son sous-sol. Sa situation géographique en fait le principal pôle de développement. Sa superficie actuelle est estimée à 100 km². Elle est traversée de nord en sud par le cours d’eau dénommé Dja dombe. Son climat est de type subtropical à trois saisons : deux pluvieuses et une sèche ; avec des températures oscillant entre 23° et 30°.

La trame socio-économique

La tranche active de la population de Bertoua, constituée en majeure partie de jeunes, est répartie en trois secteurs professionnels. La fonction publique, principale pourvoyeuse d’emplois, en occupe environ 45% ; le secteur industriel, essentiellement axé sur l’exportation des agrumes, avec 10% des embauches, et le secteur informel, avec la prédominance du petit commerce et le transport urbain par mototaxis.

Le niveau de vie est toutefois très faible de part la modestie des revenus générés par ces activités, ce qui limite considérablement l’accès aux services de base que sont l’éducation et à la santé dont l’offre demeure relative.

Une vue de la principale artère de la ville de Bertoua

Au niveau infrastructurel, la ville est dotée d’un réseau routier de 153 km, dont 28 bitumés, raccordé à la Nationale N°1 qui arrive de Yaoundé à 350 km de là, et s’étend jusqu’à la frontière avec la RCA. Ce qui a favorisé l’implantation de nombreuses agences de transport interurbain. Par ailleurs, elle est reliée par un cordon de 80 km de route bitumée à la localité de Belabo qui compte le principal relais du réseau ferroviaire national dans la région de l’Est. Signalons également l’existence d’une aérogare, récemment transformée en base de l’armée de l’air par les pouvoirs publics, à la faveur d’une réorganisation du système de défense du territoire.

Le réseau d’adduction en eau potable tend vers une fourniture d’environ 7000m3 d’eau par jour aux ménages connectés, ce qui représente à peine 20% de la population de la ville. Les méthodes alternatives étant le recours aux puits, aux forages et à la source. En matière d’énergie électrique, la vétuste centrale thermique de Bertoua a rapidement vu sa production surpassée par la demande exponentielle, ce qui a mené à un rationnement rigoureux de son offre. Mais la construction du barrage de retenue de Lom Pangar laisse augurer une amélioration prochaine du paysage économique de la région.

Cet optimisme est accru par le renforcement de la présence bancaire à travers des établissements de renom à l’instar de la BICEC, la SGBC, AFRILAND FIRST BANK et bien d’autres microfinances. De même que la densification du réseau de téléphonie mobile, assurée par les principaux opérateurs du secteur.

L’offre de santé à Bertoua est assurée par deux (02) hôpitaux publics et cinq (05) centres de santé privés.

Le secteur de l’éducation est assez fourni, avec onze (11) écoles maternelles, trente (30) écoles primaires, dix (10) établissements d’enseignement secondaires dont quatre (04) d’enseignement technique et une (01) Université privée catholique. Le tout adossé à un ensemble d’écoles et de centres de formations professionnelles : une école normale des instituteurs de l’enseignement général (ENIEG), un centre national de jeunesse et des sports (CENAJES), une école de formation des Infirmiers diplômés d’Etat (EFIDE), une école de formation des agents techniques de laboratoire (EFATL), une école de formation des Aides-soignants (EFA), un centre multifonctionnel de promotion de la jeunesse, un centre de promotion de la femme et de la famille, plusieurs autres centres de formation privés.

Enfin Bertoua, c’est aussi ensemble sécuritaire fort d’un groupement mobile d’intervention (GMI), d’une légion gendarmerie, d’un commissariat central, de plusieurs équipes spéciales de maintien de l’ordre de Bertoua, d’une brigade routière, et d’une région militaire.

Mais également des espaces culturels (centres de lecture), ludiques (plusieurs aires de jeux, dont un boulodrome) et de nombreux établissements hôteliers.

À la croisée des chemins entre une relative « modernité » et une ruralité tenace, Bertoua est une ville où la lutte pour la survie demeure une thématique très forte en dépit de l’apparente richesse naturelle de la région dont elle est le pôle. La précarité des conditions de vie des populations s’y traduit par une faiblesse du pouvoir d’achat avec un réel impact sur l’accès aux services sociaux de bases, dont l’offre s’avère insuffisante, malgré les mesures des pouvoirs publics. Ce tableau ne pouvait naturellement pas aller en s’améliorant avec un afflux de nouveaux arrivants.

Une vue aérienne de la ville de Bertoua

Les acteurs en présence. Vers une progressive conflictualisation de la cohabitation entre réfugiés et population locale à Bertoua.

Les observations faites sur le terrain permettent de désagréger divers intervenants, qui selon leur rapport à l’épicentre des désaccords, peuvent se stratifier en plusieurs niveaux.

Les réfugiés centrafricains : des victimes d’une tradition d’instabilité politique

L’effritement de l’État dès les années 60 sur le territoire connu aujourd’hui comme la République Centrafricaine l’a progressivement mené à une instabilité quasi chronique, avec pour corollaires une extrême pauvreté de la population (3e pays le plus pauvre du monde selon la Banque Mondiale)3, malgré son impressionnant potentiel naturel, et une incapacité pour l’administration à assumer l’essentiel de ses fonctions régaliennes. Une des conséquences de cette situation est l’exode fréquent des populations centrafricaines vers les pays voisins.

L’année 2004 marque toutefois un tournant sur l’échiquier politique avec le début de la première guerre civile, consécutive au renversement, le 15 mars 2003, du président Ange-Félix Patassé par le Général François Bozizé. La radicalisation des positions dans la contestation de la légitimité du nouveau chef de l’État va laisser place à une violente guerre civile dans le pays qui provoquera un départ considérable de populations fuyant les combats. Elle se dénouera en 2007 avec la signature d’un accord de paix entre belligérants ; accord de paix dont le non-respect sera le prétexte pour la reprise des armes fin 2012 et le déclenchement d’une deuxième guerre civile. Celle-ci, plus brève que la précédente, amène au pouvoir le 24 mars 2013 Michel Djotodia, à la tête de la Seleka, un agrégat de milices parti du nord du pays en semant la terreur dans son sillage et occasionnant un premier flux considérable de réfugiés. Il sera grossi quelques mois plus tard par les populations fuyant les représailles de leur soutien présumé à la Seleka, lors de la contre-offensive des Anti-balaka, milices d’auto-défense ayant profité de l’entrée en lice en Décembre 2013 de l’opération Sangaris initiée par la France pour pacifier le pays.

Le 10 janvier 2014, le président autoproclamé Michel Djotodia  annonce sa démission lors d’un sommet extraordinaire de la Communauté des États de l’Afrique Centrale (CEEAC). Le 20 janvier 2014, le Conseil national de transition de la République centrafricaine élit Catherine Samba-Panza comme chef de l’État de transition de la République centrafricaine. Le 23 juillet, les belligérants signent un accord de cessation des hostilités à Brazzaville, ce qui n’a pour autant pas mis fin aux tensions dans le pays, à en juger par les récents événements.

C’est donc dans ce contexte que, selon le HCR, près de 234 449 ressortissants centrafricains ont traversé la frontière camerounaise au 31 janvier 2014, avec une forte concentration dans la région de l’Est. Du fait de la précarité des conditions de vie sur les sites de recasement, un bon nombre d’entre eux a migré vers les centres urbains (environs 112 000 au 15 septembre 2015 pour la seule région de l’Est) avec pour point focal la ville de Bertoua, chef-lieu de la région et du département du Lom et Djerem.

Ces populations déplacées entrent dans la catégorie de flux composite, classification propre à l’OIM4. Ce concept se réfère à des « mouvements complexes de populations englobant des réfugiés, des demandeurs d’asile, des migrants économiques et autres ». Fondamentalement, ces mouvements sont irréguliers et concernent fréquemment des flux migratoires de transit, c’est-à-dire des déplacements effectués par des personnes dépourvues des documents nécessaires, qui franchissent des frontières et arrivent à destination de manière non autorisée. À celles-là s’ajoute la classe des « retournés », regroupant des citoyens camerounais rentrés au pays à la même occasion et les familles mixtes.

Il est intéressant de mettre ici en lumière deux éléments qui complexifient d’avantage l’appréciation de ces populations : l’ethnicité et la politique.

Le premier rappelle que du fait de l’arbitraire des frontières héritées de la colonisation, les « autochtones » de certaines zones transfrontalières partagent des liens tribaux relativement forts. À titre d’exemple, l’aire culturelle gbaya englobe partiellement la frontière Ouest de la République Centrafricaine et la frontière Est du Cameroun (Adamaoua-Est) jusque dans le Lom et Djerem. Ceci permet à ceux des nouveaux arrivants issus de cette socioculture de se fondre plus aisément dans le paysage que ceux venus d’autres parties de leur pays d’origine.

Si le premier élément met en parallèle les migrants et les nationaux, le second pour sa part met en exergue la diversité politique au sein de la communauté centrafricaine. Deux groupes distincts se dégagent à ce stade sur la base de la transposition des oppositions ayant provoqué leur traversée de la frontière. Du fait d’un déficit démocratique dans les mécanismes d’alternance au pouvoir en RCA5 ses ressortissants se déclinent très souvent en fonction de leurs allégeances politiques :

Les réfugiés de la vague de 2003-2007, à majorité des « pros Patassé », ayant quitté leur patrie à la suite des événements qui ont conduit la chute du président Patassé ont tendance à se désolidariser des réfugiés arrivés en 2012-2015, taxés de « pro Bozizé », donc responsables de leur infortune. Or, au sein de cette dernière vague, émergent d’autres clivages, d’autant plus violents que les événements les ayant fait naître sont récents. Les tendances observées les catégorisent en « pro Seleka » et « pro anti-Balaka ».

Toutefois, ces subtilités de la mosaïque « réfugiés centrafricains » échappent assez souvent aux populations d’accueil qui se limitent généralement à une représentation mentale peu flatteuse des «  Centro »6.

La population de la ville de Bertoua : un groupe cosmopolite…

Historiquement, de Gaimona à Bertoua, le peuplement de l’actuel chef lieu de la région de l’EST s’est fait par l’arrivée successive de populations venant tant de l’intérieur que de l’extérieur des frontières, qui forment aujourd’hui un ensemble hétéroclite.

À la faveur de son organisation politique calquée sur le modèle des lamidats peuls, le peuple gbaya, reculant devant l’expansion de ces derniers dans l’Adamaoua7 fit prévaloir son hégémonie sur le peuple Kako, le poussant plus au nord, vers le département de la Kadei et s’implanta sur son territoire. Il y établit une chefferie constituée de « concessions » fortifiée pour se prémunir des razzias des guerriers Bakum, une tribu dont l’aire d’expression jouxtait la sienne au Sud-est. Freinés dans leur expansion, les Gbaya vont orienter leurs velléités vers le Nord et l’Ouest où par la contrainte ou les alliances ou les liens commerciaux, ils vont étendre leur influence sur les peuples autochtones, dont ils se serviront pour exploiter et peupler les nouvelles acquisitions territoriales.

Avec l’arrivée des occidentaux on observera une sédentarisation forcée des populations autour des centres administratifs décrétés pour des raisons évidentes de maîtrise des populations et de facilitation de la captation de la rente. C’est de cette époque que date l’apparition d’entités telle que le « canton maka-nord » (actuel quartier bamvélé), situé à l’entrée Est de la ville, et qui était une émanation du pouvoir mandaté français, dans le but de sédimenter les populations du nord du Lom et Djerem autour de Bertoua, comme ce fut le cas dans les Haut-Nyong avec les Maka et les Bakum autour de la ville de Doumé.

Le discours politique, mu par les revers du concept d’unité nationale, qui prônait la fonte de toutes les diversités en un blog homogène au service du développement du pays, vers celui d’intégration, entendu comme la fusion, la complémentarité culturelle au service du développement national. Un concept de plus, qui n’aide pas à arranger les choses car si la culture s’ancre socialement dans un terroir, les revendications culturelles entraînent des revendications domaniales et réinterrogent même le concept d’autochtonie car elles mettent face à face les autochtones d’hier et les nouveaux maîtres des terres. D’autre part, les « allogènes » d’hier, détiendraient l’essentiel des ressources et les rênes de l’économie locale, autant de raisons qui participent de la cassure sociale au sein de cette entité dénommée « population de la ville de Bertoua ». Cependant, selon la logique de la langue et des dents qui s’allient pour faire face aux aliments, les intérêts disparates des résidents de la ville vont se rejoindre sur la question des migrants centrafricains.

Notons également que cet agrégat s’en enrichi au fil du temps de l’arrivée de migrants économiques d’horizons divers et de réfugiés de pays voisins en crise.

Les acteurs d’arrière plan…

La posture de la préfectorale : entre rationalité absolue et droit international

La rationalité absolue d’un État, réside dans la capacité de son administration à planifier et à exécuter un plan d’action dans le cadre de l’application de ses politiques publiques. L’idée ici étant la sauvegarde de la primauté du pouvoir central comme garant de l’intérêt général. Dans le champ de la déconcentration des prérogatives de l’exécutif, il incombe aux gouverneurs de régions et à toute la chaîne de l’administration territoriale de s’assurer de la préservation des intérêts de l’État.

Les flux migratoires transfrontaliers constituent des risques certains de fragilisation des structures politique, économique des États de transit ou de fixation définitive. Pour s’en prémunir une maîtrise des trois aspects principaux des mouvements transterritoriaux de populations semble capitale. Il s’agit du flux de personnes, de biens licites et de biens illicites8.

Ces trois points mettent en rapport démographie et offre des services sociaux d’une part et l’impact des trafics en tous genres sur la stabilité d’un pays de l’autre ; tant il est vrai que leur instrumentalisation a très souvent été un outil de déstabilisation politique. En effet, la complexité des flux composites fait qu’on y retrouve également mêlés aux populations civiles, des combattants de groupes ayant été aux prises dans leur pays d’origine, et partant, le risque d’importations des tensions ou tout au moins le recours privilégié à la violence comme mode d’expression est plus grand. Adossé, au passage d’armes légères et autres marchandises de contrebande, due à la porosité des frontières, cet élément pourrait rapidement poser un problème de sécurité.

Dans l’optique de la gestion du flux des migrants centrafricains il a été question dans un premier temps d’organiser la réception des migrants par l’affectation de divers sites de cantonnement, le long de la frontière avec la RCA gérés par la tutelle onusienne compétente, le HCR. Cette posture a été rapidement renforcée par des arrêtés préfectoraux portant, pour l’essentiel, restriction des mouvements des migrants aux périmètres des sites à la suite des tensions vives avec les populations riveraines. Comme ce fut le cas dans les localités de Garoua boulai et de Gado-Badzéré.

Dans la ville de Bertoua, sous l’impulsion des services du gouverneur, le niveau d’alerte de sécurité a été considérablement élevé, avec des fouilles systématiques par les équipes mixtes de police et gendarmerie, de domiciles, des bouclages de quartier supposés abriter des réfugiés soupçonnés d’être des ex-membres de milices centrafricaines ayant réussi à y introduire des armes légères9. La dernière démonstration en date du 05 août 2015 fait état de l’interpellation de 300 personnes pour défaut de présentation de pièces d’identité10.

Les autres communautés expatriées

Les ressortissants des autres communautés d’expatriés arrivés à la Bertoua à la suite de fortunes diverses se placent dans une posture de totale neutralité. Ceci pourrait s’expliquer par les soucis pour eux de préserver leurs acquis et d’éviter des amalgames fâcheux.

Les organismes internationaux

La ville de Bertoua abrite de nombreuses missions d’organismes internationaux investis notamment dans l’encadrement des réfugiés. Il s’agit principalement du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la Croix rouge, l’UNICEF, Première Urgence… Ces organismes interviennent dans l’encadrement des réfugiés par le biais de leur insertion locale, en leur donnant un accès privilégiés aux services sociaux et de santé et dans la gestion des litiges avec l’administration camerounaise.

La question de la gestion des flux migratoires n’étant pas le seul fardeau des pays d’accueil, il incombe donc aux pays de la CEEAC d’appuyer les efforts des autorités centrafricaines de construction de sa légitimité. Cela s’observe à travers la mise à disposition des troupes pour la force d’interposition onusienne MINUSCA, mais également par l’organisation de sommets de sortie de crise entre les parties prenantes de la déstabilisation de la RCA.

Les origines des tensions

Il convient de préciser d’emblée ici que bien qu’existants, les confrontations directes11 entre les deux principaux acteurs en présence sont sporadiques. L’intérêt pour nous réside dans le fait qu’ils constituent des indicateurs permettant d’évaluer l’évolution de la cohabitation entre les deux communautés. Y repérer des éléments conflictogènes aiderait à anticiper la radicalisation des positions et un affrontement ouvert et généralisé. Deux pistes d’analyse s’offrent à nous : la première relative à l’épineuse question de l’accès aux bien et services sociaux de base, oriente le nœud du problème vers des revendications socioéconomiques, alors que la seconde nous contraint à une lecture historique de la construction d’une « antipathie transfrontalière » sur fond de querelles de voisinage entre citoyens des deux pays.

Droits économiques et sociaux : entre traitement préférentiel et sentiment d’injustice.

Les difficiles conditions de vie dans les sites de cantonnement poussent bon nombre de réfugiés centrafricains à migrer vers les centres urbains dans l’espoir d’améliorer leur sort en trouvant du travail. Or, l’offre en emplois étant très limitée ils se retrouvent contraints d’exercer divers petits boulots. Dans la ville de Bertoua, cela s’est accompagné d’une rude concurrence avec les demandeurs d’emplois locaux. Du fait de leur incapacité à postuler à la fonction publique camerounaise, de nombreux migrants exercent dans l’informel qui concentre l’essentiel de la population active de la ville. Ils sont généralement recrutés pour divers travaux de manutention car ils constituent une main d’œuvre bon marché étant plus encline à accepter des salaires modiques. Cependant le secteur d’activité qui le premier a laissé éclater ses griefs contre « l’invasion » des migrants, est celui des « mototaxis ». En effet, le transport par taxi étant quasiment inexistant dans la région de l’Est, il est assuré par les mototaxis. Ce secteur d’activité est très prisé par la jeunesse désœuvrée qui y cherche sa pitance. La faiblesse du cadre réglementaire encadrant cette profession a favorisé son appropriation par les nouveaux arrivants qui pour des raisons évidentes de survie pratiquent une tarification plus qu’avantageuse. Ceci a rapidement provoqué le courroux des locaux devant ce qu’ils qualifient de concurrence déloyale.

Autre point de discorde entre les deux communautés, l’accès aux services sociaux de base à savoir la santé, les services publics (état civil) et l’éducation. En effet, dans le cadre de l’encadrement des migrants, le HCR facilite leur prise en charge en mobilisant par exemple des médecins dans des centres hospitaliers (pour ceux vivants dans les centres urbains), ou encore l’accélération des procédures d’obtention de documents officiels. Dans un contexte marqué par des lenteurs administratives et la corruption cela apparaît aux yeux des populations locales comme du favoritisme à l’endroit des migrants et développe des frustrations du fait « d’être moins bien traitées que des étrangers »12.

Pour ne pas arranger les choses, une nette augmentation de la criminalité dans la ville a malheureusement coïncidé avec l’afflux de migrants. Ce qui a tôt fait de les faire passer pour les coupables désignés.

De la recrudescence des heurts à la frontière Cameroun-RCA : Garoua Boulai ou la construction d’une antipathie transfrontalière

La relation de voisinage entre ces deux pays est loin d’être un long fleuve tranquille. À la faveur de la situation politique inconstante en RCA, plusieurs escarmouches ont émaillé l’histoire de la ville frontalière de Garoua Boulai.

Que ce soit le fait de l’armée régulière13 ou des groupes armés qui écument le pays, les multiples agressions en provenance de la RCA ont participé à la construction dans l’imaginaire collectif d’une antipathie et d’une méfiance accrue à l’encontre de ses ressortissants.

La conjonction de ces différentes pistes permet d’adosser la déconstruction du mythe de « l’étranger roi » dans le contexte camerounais aux causes réelles de l’étiolement de la confiance en l’autre.

Analyse de la violence structurelle en présence dans le conflit

Au plan structurel, il se dégage de l’analyse des groupes en présence des éléments qui les prédisposent à évoluer en marge de certaines sphères sociales. À ce niveau, trois éléments nous confortent dans cette logique : le statut de réfugié, la sous scolarisation et la socialisation belliqueuse des nouveaux arrivants.

Le statut de réfugié, un handicap à l’insertion socioéconomique

De par la loi constitutionnelle camerounaise, les réfugiés sont non éligibles à la quasi-totalité des fonctions administratives et charges représentatives. Ce qui les oriente de fait vers le secteur privé avec pour options l’empowerment ou l’informel. En outre ils n’ont pas accès à la propriété foncière. Ces restrictions contribuent à renforcer la précarité matérielle qu’ils connaissent et le sentiment d’exclusion sociale qui les habite, ce qui conduit indubitablement à des comportements marginaux à risque.

Migrants et populations d’accueil : une commune sous-alphabétisation

Si pour les premiers elle résulte de l’incapacité de l’État centrafricain à assurer ses fonctions régaliennes, à travers des offres de formation de qualité à ses citoyens, pour les seconds, force est de reconnaître que la faiblesse du pouvoir d’achat en est un facteur déterminant. Cette réalité fait de cette tranche des habitants des résidents sensibles, car vulnérables à des tentatives d’instrumentalisations et de récupération politique.

Entre socialisation conflictuelle et banalisation de la violence…

Il est de coutume d’asserter que l’homme est le fruit de sa société. Ce modelage par sa socioculture confère à l’individu des habitudes, des réflexes qui conditionnent ses rapports à l’altérité. De fait, à une socialisation dans un environnement en proie au conflit, correspondra une familiarisation à la belligérance avec pour corollaire une banalisation de la violence. Un individu portant de tels marqueurs est prédisposé à une marginalisation en contexte plus pacifique.

Il est semble aujourd’hui évident que la tradition d’instabilité politique vécue par la RCA depuis plusieurs décennies fait de ses ressortissants des « individus à risques », à en juger par les incidents violents auxquels ils sont mêlés avec une nette tendance à la bravade à l’autorité14.

Une analyse par le triangle des conflits

Le triangle du conflit est un outil conceptuel d’analyse basé sur une représentation tridimensionnelle des conflits. L’idée ici est la résolution du conflit par la déconstruction de sa trame basée sur trois éléments clés à savoir les attitudes des acteurs (le comportement), les différents mécanismes organisant leurs relations (les structures) et les représentations du rapport à l’altérité (perceptions).

Figure 1 : le Triangle des conflits

De la méfiance à la friction ou le cycle de l’hostilité entre les deux communautés

Selon les phases des conflits les attitudes des membres des deux communautés oscillent entre apparente accalmie et périodes de déchaînement de violences directes. Les périodes calmes (en réalité phases de non-violence directe) se traduisent par des comportements traduisant la méfiance et la suspicion des uns envers les autres. Évoluant de manière progressive par accumulation des vexations subies de part et d’autres, elles aboutissent fatalement à des heurts circonscrits entre individus, mais qui par effet domino se généralisent aux communautés entières. Au registre des différents comportements violents on peut citer la stigmatisation de l’autre par des attitudes hostiles, des invectives et autres insultes, des bravades à l’autorité de l’État , l’exclusion, le rejet de l’autre et des agressions physiques allant malheureusement jusqu’à des «  chasse au migrants »15.

Cependant, il va tout de même de soi que cette animosité n’est pas imputable à l’ensemble des membres des deux comités et sont très souvent des forfaits d’individus marginaux qui rejaillissent malheureusement sur tout un groupe et sapent les efforts de cohabitation des deux parties. À titre d’exemple, les populations centrafricaines vivent au sein des quartiers de la ville, au milieu des nationaux notamment à Monou, Yademe, Briqueterie pour ne citer que ceux là.

Construction de l’altérité ou la perception fantasmée de l’autre…

Le regard que chacune des parties pose sur le camp d’en face constitue le facteur principal de l’entretien de la dynamique conflictuelle entre les communautés. Elle consiste en une construction mentale qui à terme dénie à l’autre toute forme de rationalité et en fait le bouc émissaire idéal, le seul responsable du chaos ambiant et avec qui toute tentative de négociation est une peine perdue. Cette diabolisation réciproque des acteurs est nourrie par des préjugés tenaces. Les « Centro » sont perçus par les locaux comme « des bandits, des hors la loi réfractaires à toute forme d’autorité, qui veulent importer le désordre de leur pays  » et qui ont malgré tout « un meilleur traitement de la part des autorités que les citoyens camerounais ». Cette victimisation de l’enfant mal aimé conforte les populations locales dans le sentiment de la légitimité de leur détestation du migrant. Parallèlement, les réfugiés centrafricains reprochent au couple administration-population locale, aux locaux de les persécuter à tort, se comportant «  comme si le Cameroun n’avait pas connu de situation d’insécurité auparavant ou fait face au phénomène de grand banditisme ». On assiste donc à un chassé croisé de victimisation entre les acteurs suivant la logique de l’altérité sociologique qui veut que des adversaires agissent de manière quasi identiques dans le déroulement d’un conflit, sur fond de perception erronée de l’autre additionné d’un déni catégorique de sa part de responsabilité dans l’évolution du conflit.

Les déterminants structurels de la marginalisation des migrants.

Les déterminants structurels inhérents à la marginalisation des migrants centrafricains se manifestent sur les plans politique, économique et social. Ils organisent la gestion des ressources disponibles en vue de la satisfaction générale à la discrétion du pouvoir central. L’État reste le seul maître et à travers son administration applique ses prérogatives. Cela s’observe à travers les restrictions liées à l’accès à l’emploi, à la liberté de circulation à l’intérieur des frontières nationales et l’accès à la terre, soit trois dimensions de la manifestation du sentiment de rejet des migrants, socle de la perpétuation du conflit.

L’escalier à quatre marches : l’utilisation bénéfique de la colère.

Bien qu’ayant fait ses preuves dans les cas de crises mettant aux prises des populations données et dans grandes entreprises dans un contexte de mobilisation asymétrique des ressources, nous pensons, au vu des données collectées sur le terrain que l’outil d’analyse « escalier à quatre marches » aidera à une meilleure dissection de la trame conflictuelle afin d’en proposer une alternative à l’éclosion de la violence généralisée.

La démarche ici consiste en la transformation d’une colère diffuse au sein d’un groupe en une revendication concertée d’intérêts clairement définis. Les étapes de la transformation du différend sont : la colère, l’organisation, l’action et la négociation.

Ici deux mots clés justifient l’intérêt pour cet outil : transformation et revendication. Le premier suppose une mise en commun des frustrations, le dépassement des individualités, le choix des préférences collectives, au détriment de l’intérêt particulier ; le second fait appel à l’identification de l’interlocuteur susceptible de satisfaire aux attentes énoncées. Ce qui nous permet de confronter la population de la ville de Bertoua non plus aux migrants centrafricains, qui apparaissent dès lors comme un obstacle dans la quête de la primeur du bien public, mais à l’État du Cameroun.

L’avantage qu’offre notre corpus c’est que les raisons de la colère des populations sont connues. L’expression violente du désaccord entre les réfugiés centrafricains et les citadins de Bertoua part de la latence de frustrations profondes savamment entretenues au sein de cet assemblage hétéroclite au fil des ans. Ces heurts disparates auront donc permis aux uns et aux autres de mettre en lumière les causes de leur colère. L’entrée en lice dans l’environnement des habitants, d’un groupe concurrent dans le combat pour les droits économiques et sociaux a contribué à cristalliser les attentions autour de la problématique de l’inadéquation entre l’offre et la demande en biens et services publics. En effet, il apparaît que l’offre en termes de sécurité sociale et des personnes, de santé, d’éducation, et d’infrastructures diverses étaient largement en-deçà de la demande des populations.

Passée l’étape des définitions et de l’acceptation des causes de la colère collective, il se posera la question de la formalisation des attentes des uns et des autres en vue de fédérer la population entière autour de la défense des préférences communes. Les cadres de concertations retenus pour cet exercice seraient essentiellement les associations de quartiers et des regroupements professionnels.

Une fois formalisées, les revendications des habitants seraient présentées aux autorités compétentes en vue d’un plaidoyer pour l’amélioration de la qualité de l’offre du service public.

Vers une sortie de crise par l’amélioration de la gouvernance publique.

Au vu de ce qui précède, il apparaît que le conflit dans la ville de Bertoua, au-delà du clivage autochtones-allogènes ou résidents locaux-réfugiés est avant tout l’émanation de l’échec des politiques publiques en matières d’offre de biens et services sociaux de base, traduite par une pauvreté criarde de la population locale. Cette situation fait le lit de tensions sous-jacentes qui perpétuent un climat propice à l’expression violente des revendications sociales au grand dam de l’administration centrale.

Une lecture de cette crise de la légitimité de l’État sous le prisme de la théorie de la délibération nous permet de proposer une démarche axée sur la définition des contours du problème car il porte en lui-même les pistes de sa résolution.

Dans cette optique nous identifierons le problème sous les traits de l’insatisfaction des besoins des populations locales. Et partant nous proposons les pistes suivantes :

  • 1. Mettre le citoyen au centre du système décisionnel par le biais des mécanismes du développement participatif afin qu’il décide de l’orientation des politiques propres à combler ses attentes.

  • 2. Redéfinir la sphère de l’interventionnisme étatique en mettant l’accent sur ses fonctions régaliennes.

Notes

1UNHCR, statistiques des réfugiés centrafricains dans l’Est, l’Adamaoua et le Nord, 15 septembre 2015 ; document interne.

2Communauté Urbaine de Bertoua.

3Classement des 10 pays les plus pauvres de la planète, Banque mondiale, juillet 2015.

4Migrations irrégulières et flux composites : l’approche de l’OIM, octobre 2009.

5République Centrafricaine.

6Centro, s pour centrafricain, es (ressortissants de la RCA).

7BAH, T.M, « le facteur Peul et les relations interethniques dans l’Adamaoua au XIX siècle.

8« Flux transfrontaliers et conflictualité » ; Rapport d’étude Centre de Recherche sur les Conflits, 27 janvier 2015.

9De source policière, ayant requis l’anonymat, ces opérations faisaient suite à des dénonciations par des ex-victimes, elles-mêmes centrafricaines.

10« Offensive de la police à Bertoua »…www.camer_sport.be

11À titre d’exemple l’incident du 10 juin 2014 s’étant soldé par l’agression et l’amputation du bras d’un officier de police par un réfugié centrafricain à Bertoua.

12Confidence d’un habitant de la ville, interviewé.

132004, invasion de Garoua Boulai et dégradation des symboles nationaux.

14Bangda ,B, « Garoua-Boulai : ambiance délétère entre Camerounais et réfugiés centrafricains » www.camer-post.be. L’auteur y fait cas de l’agression d’élément des forces de l’ordre dans le site de recasement de Gardo-Badzéré.

15Incidents de juin 2014 à Bertoua

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