Analysis file Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Bernard Reverdy, Grenoble, June 1996

Le déclin des industries d’armement et la reconversion en Europe

Keywords: Political actors. Public and military authorities. | | Europe

La reconversion des activités liées à la défense se traduit actuellement par différentes évolutions qu’il convient d’observer, séparément d’abord et dans leurs interactions ensuite, pour comprendre la complexité des changements en cours :

  • l’évolution des budgets nationaux de défense,

  • la restructuration de l’industrie d’armement,

  • l’évolution des liens entre défense, recherche et technologie,

  • la répercussion sur les systèmes productifs nationaux et régionaux de cette reconversion.

Nous ne traiterons pas ici de la reconversion des emprises et bâtiments militaires, ni des problèmes de destruction ou démantèlement des stocks d’armes qui peuvent être facilement analysés comme des opportunités foncières ou de simples coûts sans effets majeurs sur le système socio-économique global.

 

Evolution des budgets nationaux de défense

Les dépenses militaires mondiales ont régulièrement augmenté jusqu’en 1987 avec un taux voisin de 3 % par an. La décrue a commencé dès 1986 pour les Etats-Unis avec une chute de 12 % en quatre ans (1986-1990), alors qu’en Europe la diminution ne s’est fait sentir qu’à partir de 1990. Globalement on est passé de 1 000 milliards de dollars par an en 1987 à 815 milliards en 1992 [source : SIPRI]. Les experts estiment que cette évolution devrait se poursuivre au niveau mondial au rythme de 5 % par an dans les prochaines années avec un volume annuel de l’ordre de 500 milliards en l’an 2000 [BICC 1995].

 

Les dépenses d’équipement qui représentent sensiblement 40 % de ces budgets diminuent dans les mêmes proportions et le commerce international d’armement a été divisé par deux en volume entre 1987 (46 milliards de dollars) et 1993 (22 milliards) [T. de Montbrial, 1995].

Au niveau européen la diminution des investissements a été très rapide en Allemagne et en Grande-Bretagne qui se retrouvent en 1994 à 50 % de leur niveau 1984. La loi de programmation militaire 1995-2000, adoptée par le parlement français en 1994, a pu laisser croire que la France ferait cavalier seul dans ce mouvement général, avec une hypothèse de croissance annuelle de 0,5 % par an de 1994 à 1997 puis de 1,5 % à partir de cette date, maintenant ainsi un niveau supérieur à celui de la décennie précédente. La rigueur budgétaire n’a pas permis de tenir cet engagement et la nouvelle loi de programmation en préparation devrait nous amener dans le mouvement général de réduction (voir schéma).

La question aussitôt posée est de savoir ce que font les Etats des économies ainsi réalisées. « Où sont les dividendes de la paix ? ” En termes économiques, la réallocation des réductions des dépenses militaires vers des objectifs civils de développement n’est pas immédiate. La non dépense n’est pas une ressource disponible. La conversion a d’abord un effet négatif sur l’économie : diminution des commandes de l’Etat, coût des restructurations, coût du chômage [J. Fontanel, 1994]. Les gouvernements ont d’abord trouvé par là un moyen de réduire leur dette, ce qui ne sera bénéfique pour l’économie et pour l’emploi qu’à moyen ou long terme.

Les économies ainsi réalisées seront-elles comptabilisées un jour comme dividendes de la Paix ? Ou inversement ne devrons-nous pas analyser l’arrêt de la course aux armements comme le résultat de contraintes économiques (endettement des gouvernements occidentaux et effondrement de l’économie russe) ?

 

Restructuration de l’industrie d’armement en Europe

La restructuration de l’industrie d’armement en Europe a entraîné une forte réduction des emplois. Ceux ci s’élevaient encore à 1 100 000 en 1984, pour atteindre environ 600 000 dix ans après.

La réduction en Allemagne (280 000 emplois en 1989, 140 000 en 1993) a été plus rapide qu’en France (210 000 à 230 000). Les experts estiment que la perte au niveau européen devrait se poursuivre jusqu’à 220 000 emplois de moins sur les dernières années de ce siècles [BICC, 1995].

Il est facile d’imputer cette chute des emplois à la baisse des crédits d’équipements. Ce n’est cependant pas la seule raison. Deux autres facteurs s’additionnent pour accélérer cette restructuration : la globalisation des marchés d’armement et la recherche de productivité.

Pendant longtemps les marchés nationaux ont été protégés et la globalisation de l’économie a pu épargner ce secteur. Ceci semble fortement remis en cause depuis quelques années. Les états européens ont pris conscience des coûts entraînés par le handicap que représente la duplication de leur matériel. Chaque marché national ne représente que 10 % du marché Nord Américain. Les coûts de développement ne peuvent donc être amortis que sur de petites séries.

Les entreprises françaises sont donc en recherche de croissance externe et/ou de partenariats. GIAT-Industries a ainsi passé des accords avec la firme allemande MTU pour la motorisation du char Leclerc. L’entreprise Aérospatiale est engagée dans de nombreux partenariats avec d’autres sociétés européennes pour créer des sociétés mixtes comme Eurocopter.

On assiste, sur le plan international, mais plus particulièrement à l’intérieur de chaque grand marché (Etats-Unis d’un côté, Europe de l’autre) à une concentration sur quelques grandes entreprises : British Aerospace, Thomson, Daimler Benz, MBB, GEC, Aérospatiale, Dassault, en Europe.

De plus l’industrie d’armement ne peut rester à l’écart du mouvement général de productivité qui continue de dominer l’industrie : abaissement des coûts unitaires, réduction des emplois pour la même production. Ce type de restructuration est cependant limité dans certains pays comme la France par le statut du personnel des anciens arsenaux qui relève de la fonction publique.

La restructuration en cours dans ce secteur industriel n’est pas sans rappeler celle qu’a connue l’industrie sidérurgique en Europe. Sur dix ans entre 1975 et 1985 les effectifs de la sidérurgie ont été divisés par deux (800 000 à 400 000 environ). C’est la même évolution constatée dix ans plus tard pour l’industrie d’armement (1985-1995). Cependant la similitude n’est pas totale. En effet dans plusieurs secteurs l’industrie de défense est présente avec une répartition géographique beaucoup plus variée. En outre son personnel a un niveau de qualification plus élevé. Ceci devrait lui permettre une meilleure diversification vers d’autres activités. (de Vestel, 1993).

 

Evolution des liens entre défense, recherche et technologie

Les schémas opératoires des années 60 et 70 selon lesquels certains secteurs ont pu se développer grâce aux marchés militaires (semi-conducteurs, nouveaux matériaux, espace…) ne sont plus reproductibles aujourd’hui. On peut même craindre qu’une trop grande dépendance des crédits de la défense ait détourné les chercheurs d’autres questionnements en provenance des entreprises ou d’autres préoccupations de la société en général.

Ainsi 35 % de l’effort financier de l’Etat français en matière de recherche était en 1991 consacré à la R&D militaire (66 % aux USA, 50 % Grande-Bretagne, mais seulement 3,5 % au Japon). Deux pays, le Japon et l’Allemagne, ont orienté leurs crédits publics pour la recherche vers des objectifs civils avec des résultats évidents pour la compétitivité de leurs entreprises. Cette avance technologique dans l’industrie mécanique par exemple amène GIAT à s’associer aux concepteurs et fournisseurs allemands pour certaines pièces du char Leclerc (boite de vitesse).

La notion de technologies duales est alors de plus en plus utilisée par les milieux de la défense pour qualifier l’émergence de technologies utiles aussi bien au secteur civil qu’au secteur militaire. Aux Etats-Unis ce concept de dualité a permis au Pentagone de garder le contrôle du programme technologique engagé il y a quatre ans par le Président Clinton pour amorcer une conversion de l’effort de défense américain vers une reconquête des marchés civils de haute technologie (Technology Reinvestment Project). Existe-t-il vraiment des technologies duales disponibles pour le militaire comme le civil ? Si la recherche de base peut effectivement être considérée comme générique en ce sens qu’elle est disponible comme information pour tous, la technologie ne peut être considérée comme une ressource mais comme une combinaison entre informations (scientifiques mais aussi commerciales) et savoir-faire accumulé par l’entreprise. Cette combinaison spécifique à chaque entreprise est difficilement transférable, surtout entre deux entreprises de culture totalement différente comme peuvent l’être une entreprise d’armement et une entreprise tournée vers le marché [B. Reverdy, 1995 ; C. Serfati, 1995]. Si l’on peut bien parler de dualité dans l’usage que l’on fait de certains produits de haute technologie, comme le satellite d’observation, ou l’hélicoptère, le concept de technologie duale ne traduit pas véritablement les liens existants entre recherche, innovation et marché.

Enfin la baisse des crédits de défense est un risque pour de nombreux laboratoires publics qui en tiraient jusqu’à ce jour une grande partie de leurs ressources externes (c’est-à-dire autres que la dotation en effectifs et moyens de la part de leur ministère civil de tutelle). Seuls d’autres projets de grande envergure peuvent à nouveau mobiliser une partie de la communauté scientifique. C’est en partie le rôle des programmes européens qui ont pris le relais dans certaines villes scientifiques comme Grenoble des crédits de défense comme première ressource externe des laboratoires universitaires.

Si la recherche et la technologie ont bien été au cœur de la course aux armements pendant toute la durée de la guerre froide, elles doivent être en tête des préoccupations de conversion et de réorientation vers des activités civiles répondant aux besoins actuels de la société [R. Magnaval, 1994].

 

Répercussion sur les systèmes productifs régionaux

L’industrie de la défense est un système productif à l’échelle nationale où les différentes fonctions sont définies par un centre qui les répartit ensuite sur les différents territoires régionaux. Si l’on a pu constater pendant une certaine période (1950-1980) l’existence de sous-systèmes régionaux se développant en symbiose avec le tissu industriel régional (mécanique à Roanne et Saint-Etienne ; électronique en Bretagne ; Avionique en Midi-Pyrénées…), ces sous-systèmes territorialisés régionalement ont tendance à disparaître devant le déséquilibre qui atteint le système productif national, lui-même confronté à une certaine globalisation de ce secteur.

Les emplois directs de la sous-traitance dédiée à la défense représentent en 1994 en France 80 000 salariés dispersés dans 5 000 PMI réparties elles-mêmes sur la totalité du territoire français. Ces entreprises sont en difficulté. En effet dans une période de restriction de crédits, la tendance est au rapatriement de cette sous-traitance pour permettre au donneur d’ordres d’utiliser au mieux ses effectifs. Ceci est particulièrement le cas à la DCN et au GIAT, sans doute moins chez Thomson qui a depuis longtemps renoncé à conserver toutes les spécialités et se focalise sur son rôle de concepteur de système et d’ensemblier. Les entreprises sous-traitantes se retrouvent avec de graves difficultés de redéploiement, car elles ont une information restreinte sur le marché militaire comme sur le marché civil. Dans un processus routinier de relations privilégiées avec un seul donneur d’ordres, elles ont altéré leur capacité de veille et ne sont plus aptes à intégrer des informations venant des autres marchés civils. Des secteurs entiers de la sous-traitance (mécanique, matériaux, électronique) sont déstabilisés par les restructurations en cours. C’est à ce niveau qu’intervient la dimension régionale de l’adaptation du système productif.

Les pouvoirs publics (Union Européenne, Etat, Région) ne peuvent rester indifférents au sort de ces entreprises, non seulement pour des préoccupations d’emploi, mais pour le maintien dans de nombreuses régions de capacités technologiques. Les autorités régionales se sont vu offrir par la Commission Européenne des crédits, dans le cadre de l’initiative communautaire Konver, pour préparer ce redéploiement.