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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse

La complémentarité des acteurs de la reconstruction : les premiers exemples d’intelligence humanitaire dans les Balkans

Des marchés de l’humanitaire aux premiers exemples de collaboration multisectorielle dans les Balkans

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Les propos en provenance de la classe politique, ceux des consultants d’entreprises ou des membres d’ONG, révèlent une frilosité et une méfiance plus ou moins partagées vis à vis de l’idée d’une structuration opérationnelle des efforts que chacun tend à mener séparément sur le terrain.

Les membres des organisations non-gouvernementales considèrent l’indépendance comme une condition impérative de leur action et comme un élément constitutif de leur identité. A ce titre, elles montrent des réticences à envisager une collaboration plus poussée avec les sphères politiques et économiques.

Du côté des entreprises, on privilégie le court et le moyen terme et on a du mal à considérer les marchés de reconstruction, parce que non sécurisés, comme des vases d’expansion économique réellement intéressants ou comme des secteurs d’avenir pour leur activité.

Les responsables politiques quant à eux, dont la conception des relations internationales reste en général durablement structurée autour de l’approche réaliste, tardent à élargir leur conception de la paix à des domaines qui ne relèvent pas mécaniquement du schéma institutionnel classique.

Néanmoins, l’on peut dire que certaines avancées ont été réalisées, au cours des années 1990, notamment dans les Balkans, qu’il s’agisse de la Bosnie-Herzégovine et surtout du Kosovo.

1- les marchés de l’humanitaire

Les exemples de la Bosnie et du Kosovo donnent une bonne idée de ce que sous-tend l’expression de “marchés de l’humanitaire”. Il s’agit donc de comprendre ce qu’un chantier de reconstruction comporte comme opportunités en termes de retombées économiques et d’influence culturelle. Il faut voir aussi et surtout combien est complexe l’engagement d’un pays , qui sort d’une crise meurtrière et dévastatrice, sur la voie du développement durable.

Le fait que toute crise a évidemment un coût pour les parties concernées, que cela soit pour les pays combattants ou pour ceux qui, comme en ex-Yougoslavie, interviennent dans le but de favoriser le retour à la paix. En sus des conséquences humaines et psychologiques sur les populations, un conflit revêt indéniablement un aspect économique, dans la mesure où un pays ne s’organise pas de la même manière selon qu’il est en paix ou en guerre. Cette dernière suppose à la fois des dépenses d’ordre militaire pour soutenir l’effort fourni pour mener le conflit (armement, logistique, matériels,…), une mise en veille de l’outil économique classique (industrie, services,…), et surtout un volume financier ainsi qu’un soutien opérationnel importants en ce qui concerne la reconstruction. C’est ce dernier point qui constitue ce que nous appelons “les marchés de l’humanitaire”. Lorsqu’il s’agit de pays tels que la Bosnie-Herzégovine ou de régions telles que le Kosovo, l’effort à produire est considérable. C’est en effet dans ces cas là une économie entière qu’il faut rebâtir. Car bien souvent, un pays sort totalement exsangue et à bout de souffle d’une période de guerre. Sans compter que le coût de la reconstruction englobe non seulement les destructions dues au conflit lui-même mais aussi toutes les carences éventuellement préexistantes en matière d’infrastructures, de maintenance ou de modes de gestion et d’organisation. Bref, il s’agit de mettre en place un plan global qui, dans une perspective de développement concerne de nombreux acteurs, et notamment les responsables économiques. Un ouvrage nécessaire pour asseoir le retour au calme et contribuer à l’avènement de la paix. C’est aussi l’occasion pour les intervenants de la communauté internationale de rentabiliser l’aide humanitaire qu’ils ont fournie. Car il y a un vrai paradoxe et une réelle incohérence à être présent dans un premier temps sur le plan militaire et à être absent ensuite sur les plans économique et politique. On peut même dire, comme le fait Marc Défourneaux, qu’il « est du devoir de tout pays de s’efforcer de retirer des retombées économiques » (1) de son engagement extérieur. Telle est par exemple l’optique des Américains, traduite par son agence USAID, qui explique sur Internet que « le principal bénéficiaire des programmes d’assistance américains à des pays étrangers a toujours été les Etats-Unis » . Le message, même s’il peut choquer, est clair ; l’humanitaire sera d’autant plus valorisé qu’il représentera, y compris donc pour ses prestataires, des intérêts à long terme. Ou comment, en quelque sorte, une finalité mercantile sert en définitive une finalité altruiste (remarque : inverser ce postulat révèle toute l’ambiguïté du concept d’intelligence humanitaire).

Pour avoir une idée un peu plus précise de ce que signifie la notion de “marchés de l’humanitaire”, l’on peut dresser un inventaire des secteurs concernés par la reconstruction ; à savoir l’ensemble des besoins, des offres et des demandes touchant des domaines aussi différents que les biens, les services ou les capitaux, ainsi que les conditions générales dans lesquelles déroule la rencontre entre les prestataires et les bénéficiaires. Pour un pays qui s’attèle à sa reconstruction au sortir d’un conflit armé, les besoins sont nombreux, qui représentent autant d’opportunités à saisir pour les autorités politiques et économiques des Etats fournisseurs. Pour que l’on puisse parler de l’intelligence humanitaire comme d’un processus légitime, il convient de l’inscrire dans la mise en œuvre d’une logique de développement, celle-ci permettant et favorisant la rencontre et la conciliation des intérêts de chacun.

Ainsi qu’on l’a vu en ex-Yougoslavie, les conséquences d’un conflit sont dévastatrices pour l’économie du ou des pays concernés. Une fois les affrontements armés stoppés et le retour à une certaine stabilité sociétale avalisé, le vaste chantier de la reconstruction s’ouvre :

  • dans le domaine des infrastructures sont réunis les travaux de gros œuvre : c’est le cas par exemple de la réhabilitation des aéroports, de Sarajevo ou de Pristina, rendus inutilisables par les combats. Le transport aérien étant un vecteur privilégié de contact avec l’extérieur, il est important qu’il soit viable à court et long termes. Cela suppose donc des marchés importants en fournitures, en matériels ou encore en technologies (susceptibles d’intéresser des opérateurs tels que les Français ADP (Aéroports de Paris), Spie-Batignolles,…etc).

Il s’agit aussi de reconstruire les routes, ce qui intéresse les travaux publics (à l’exemple du groupe Bouygues), de rebâtir le secteur des transports ferroviaire (opportunités pour la SNCF) ou urbains. De la même façon, il faut remettre sur pieds les secteurs industriels et agricoles, avec tout ce que cela suppose comme possibilité d’implantation, de conquête de marchés et d’ouverture de débouchés.

  • d’autres marchés sont ceux liés aux “services”, entendus au sens large du terme : la distribution électrique, l’adduction d’eau, les télécommunications, le traitement des ordures ménagères, les domaines de la santé, des postes ou de l’éducation (autant d’opportunités à saisir pour des acteurs comme EDF, Vivendi,…etc).

Simplement, on retrouve là les exigences évoquées précédemment, à savoir celles de posséder une excellente “intelligence de l’environnement”, qui permettra de cerner tous ces besoins et de répondre aux appels d’offres.

  • enfin, concernant le “secteur institutionnel”, on constate d’autres besoins qui concernent les circuits bancaires, la fiscalité, la police, la justice, l’administration….Tous ces secteurs sortent également appauvris et déstructurés du conflit. Il y a là matière à promouvoir, dans une logique de rayonnement extérieur, ses propres valeurs, par le biais de placements de personnels, de propositions de normes juridiques, de formation des élites….

Bref, la reconstruction ouvre des marchés, de type concurrentiel même si d’un genre particulier, et des opportunités dont il faut savoir profiter non seulement afin de rentabiliser son investissement humanitaire, mais aussi dans la perspective d’une dynamique de développement dont pourrait bénéficier la pays concerné par la sortie de crise. A ceux qui ne verraient que le pendant négatif de la chose, à savoir le risque de l’imposition d’un modèle exogène, on peut répondre qu’une région qui vient de connaître la guerre doit se reconstruire et qu’elle ne peut le faire seule. On peut en revanche s’accorder avec ces contradicteurs sur l’exigence éthique de l’intelligence humanitaire, qui est celle de l’établissement à terme de relations commerciales égalitaires et non pas de type “coloniales”.

2- les premiers exemples de collaboration

Le concept de l’intelligence humanitaire reprend le thème de la complémentarité des actions civiles avec les actions politiques, militaires, et économiques plus traditionnelles. Les premiers exemples de ce genre de coopération nous sont donnés par ce que l’on appelle les Actions Civilo-Militaires (ACM), nées, selon Bernard Janvier, de « la nécessité de compléter l’action militaire, (du) besoin essentiel d’un accompagnement des implications diplomatiques (et de) l’amplification du rayonnement de notre pays » (2). Les ACM ont vocation à intervenir le plus en amont possible de la crise, pour faciliter à la fois le retour à la paix et le développement. L’objectif immédiat consiste par ailleurs à rétablir la confiance des populations en intervenant dès la phase d’urgence et en favorisant le rétablissement d’une situation dite normale.

Les ACM, comme l’intelligence humanitaire – les deux s’inscrivant d’ailleurs dans une même logique – relèvent, selon Xavier Guilhou, d’une « nouvelle forme de gestion des crises » (3), en ce qu’elles cherchent à mobiliser les expertises civiles et militaires au service d’un même objectif final : l’établissement de conditions permettant d’envisager raisonnablement le développement. Ainsi que nous l’avons déjà dit, les crises contemporaines ne peuvent pas être maîtrisées par la seule voie des interventions militaires classiques ou par la seule intermédiation diplomatique. L’enjeu d’aujourd’hui est de parvenir à agir sur l’environnement structurel autant que sur les facteurs conjoncturels d’un conflit, c’est à dire de réussir à créer les conditions de la paix et du développement. Répondre à cet objectif dépend de la mise en place d’un nouvelle forme d’intelligence collective entre les sphères militaire, diplomatique, entrepreneuriale et humanitaire.

Les actions civilo-militaires, forme la plus concrète et la plus visible de cette collaboration, interviennent sur le terrain dès les premiers moments du schéma urgence-développement. Elles contribuent donc au rétablissement des fonctions civiles vitales du pays sinistré et, parce qu’elles agissent aussi au contact d’une multitude d’acteurs (Nations Unies, ONG, entreprises, experts internationaux, populations), participent à la défense des intérêts nationaux et au rayonnement de la France. Leur champ d’activités va de la rénovation d’écoles et de lycées à la planification de la collecte d’ordures ménagères, en passant par la création de centres culturels et par l’aide au redémarrage des PME. En facilitant la gestion et la sortie de crise, les ACM accélèrent et facilitent le processus de reconstruction. Elles sont aussi les préliminaires les plus efficaces pour la dynamique de la paix et la perspective du développement. « C’est en effet, décrit Claude Coppin, dans la période de guerre que se nouent les contacts qui permettent aux entreprises, en participant à l’ensemble des travaux de reconstruction, de poursuivre l’œuvre de paix des forces d’interposition » (4). En quelque sorte, le retour à la paix s’engage dès avant que les armes ne se soient tues, par une action qui permet au règlement du conflit de se dérouler dans les meilleures conditions possibles.

Par exemple, c’est au Kosovo que l’on trouve l’aspect le plus abouti des actions civilo-militaires menées par la France sur un théâtre d’opérations extérieur, qu’il s’agisse d’actions menées au profit…

  • de l’environnement des forces : relations avec les autorités civils, contacts avec les populations, recherche d’une bonne perception de la mission et de la présence françaises ;

  • de l’environnement civil : pallier les carences des structures administratives et sociales, préparer l’installation des institutions mises en place par la communauté internationale, accompagner l’effort de reconstruction politique, économique et sociale ;

  • de l’environnement humanitaire : favoriser la prise en charge du problème humanitaire par les acteurs concernés (ONG, HCR), fournir un éventuel soutien logistique, aider à la régulation des mouvements de populations, participer au suivi de la situation humanitaire.

En résumé, les ACM représentent d’une certaine manière une première étape dans la coopération recherchée entre les milieux politico-militaire, économique et civil. Elles s’inscrivent à ce titre dans le même ordre d’idée que l’intelligence humanitaire. « En participant à la reconstruction économique, explique Roger Fauroux, les ACM apportent un soutien précieux aux entreprises françaises désireuses de s’implanter dans la région (…). Elles développent une expertise unique de l’environnement du théâtre d’opérations (…) et constituent un élément clef de la réponse française aux nouveaux défis posés par la gestion des crises internationales » (5).

Il convient aussi de préciser que les actions civilo-militaires ont vocation à intervenir de façon limitée dans le temps et à passer le relais aux dispositifs civils le plus rapidement possible. On peut donc dire qu’en quelque sorte elles constituent le niveau 0 de l’intelligence humanitaire, qu’elles précèdent et à laquelle elles préparent le terrain. Car l’idée selon laquelle les chantiers de la reconstruction signifient des marchés considérables et la création de nombreux emplois est toujours présente en arrière-plan. Il se trouve de fait que l’intelligence humanitaire trouve sa cohérence et son utilité par la conciliation des intérêts de chacun (acteurs politiques, économiques, humanitaires ; pays bénéficiaire) qu’elle se propose de réaliser à travers l’instauration d’un marché de l’information mutuelle mis au service de la connaissance raisonnée de l’environnement. C’est cette intelligence collective qui permet d’envisager la paix et le développement durables.

Notes

Renvois du texte :

  • (1) Marc DEFOURNEAUX, Stratégies économiques en Bosnie-Herzégovine, Les cahiers de la Fondation pour les Etudes de Défense, n°9, 1997, p.22

  • (2) dans les actes du colloque La gestion des sorties de crise : actions civilo-militaires et opérations de reconstruction, collection Perspectives stratégiques éditée par la Fondation pour les Etudes de Défense, 1998, p.17

  • (3) idem, p.23

  • (4) idem, p.85

  • (5) Roger FAUROUX, Les actions civilo-militaires : la coordination des efforts, revue Objectif défense, n°96, sept. 2000, p.5-6