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, Paris, 1999

Entretien avec Stéphane Hessel, Ambassadeur de France

Un regard confiant sur le monde

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Né allemand en 1917, Stéphane Hessel choisira de Gaulle et la Résistance. Dans divers postes diplomatiques, à New York, Saïgon, Alger et Genève, il connaîtra les crises de la guerre froide et se montrera particulièrement convaincu par la nécessaire prise en compte des enjeux du développement. Proche collaborateur de Pierre Mendès France et de Michel Rocard, notamment, il a été membre de différents Hauts conseil, autorité, collège et autres groupes de travail en charge de communication, d’intégration et de droits de l’homme, mais aussi de l’avenir de l’Organisation des Nations Unies.

 

Richard Pétris : Depuis le début des années 90 nous nous rencontrons comme partenaires de la Fondation Charles–Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme autour des défis de la construction de la paix que celle-ci tente de relever. Quel bilan, votre longue expérience du travail collectif et votre regard actuel vous inclinent-ils à dresser à l’aube du nouveau siècle ?

Stéphane Hessel : Il s’agit, en quelque sorte, de se demander : où va le monde ? et la réponse à cette question est nécessairement un pari. Le monde peut fort bien aller à sa destruction : l’humanité a de quoi se détruire ; soit rapidement par des explosions épouvantables, soit lentement en ne prenant pas suffisamment soin de la croûte terrestre et de l’environnement. C’est parce que cette hypothèse n’est pas à exclure que l’on doit s’interroger, tout en essayant de sortir de l’énumération factuelle des possibilités latentes, de résister à cette espèce de déterminisme à la fois politique et économique : « L’Homme a toujours été et sera toujours, etc." ; il faut penser en termes de responsabilités : où le monde peut-il aller si nous avons la force et la volonté de l’y mener ?

Poser la question comme cela, c’est déjà trouver un élément de réponse. Il faut chercher des éléments de réponse dans les caractères positifs de la fin du XXe siècle, même si ce XXe siècle a été probablement le plus riche en contradictions. D’où, pour en sortir : ou bien nous avons appris des choses de ce siècle, et il faut savoir lesquelles, ou bien nous n’avons rien appris et, dans ce cas, nous risquons d’aller à la catastrophe.

Qu’est ce que nous avons appris ? Nous avons appris, premièrement, et c’est peut-être le plus fort, que les guerres sont désormais impossibles à gagner. On n’a plus gagné de guerre depuis très longtemps. Chercher une solution aux problèmes par la guerre, c’est nécessairement faire fausse route et c’est la démonstration qu’apporte le XXe siècle. Mais ce siècle apporte aussi la preuve que nous sommes de plus en plus capables de créer des organisations fortes qui donnent à un certain nombre de principes force de loi et que si le droit international ainsi formulé s’appliquait, les problèmes pourraient être résolus. Les indications qui figurent dans les grands textes de la dernière décennie sont, à cet égard, merveilleusement clairs. On sait donc ce qu’il faudrait faire. On en est à se demander si nous aurons la volonté politique de le faire. Soit nous empruntons les voies sur lesquelles les grandes institutions internationales se sont prononcées et qui ont été mises en avant à différents moments, et alors nous allons vers la paix, le développement et la démocratie, soit nous ne les empruntons pas et les risques encourus sont énormes.

Disons encore pourquoi il nous est permis de penser que le monde va vers davantage de liberté, de solidarité et de responsabilité. Il y va parce que c’est la tendance la plus universellement répandue, celle qui correspond à l’aspiration du plus grand nombre partout où il y a des civilisations, c’est à dire partout où un certain nombre de principes et de valeurs de base sont reconnus. Il n’y a plus, en somme, de clivage entre ceux qui voient l’avenir du monde d’une façon et ceux qui le voient d’une autre ; ce grand clivage qui a parcouru le XXe siècle a été surmonté. Avec la chute du mur de Berlin pour symbole, on franchit une nouvelle étape du cheminement et du développement de l’espèce humaine. La question n’est plus de savoir si on va entrer en conflit sur des conceptions antagonistes de l’homme, mais bien si l’on va pouvoir concilier des conceptions de l’homme qui ont en commun certaines valeurs tout en divergeant sur les manières de définir ces valeurs, de les décrire et de les vivre.

Le monde va donc vers davantage d’écoute mutuelle, davantage de dialogue . Il n’y va pas seulement parce que nous trouvons cela souhaitable, mais parce que c’est la voie qui correspond à l’apprentissage fait au cours de ce siècle très contrasté, de ce siècle shakespearien - avec des horreurs extrêmes et des avancées scientifiques et techniques énormes. C’est évidemment à cet égard que l’exemple de l’Europe et de l’union de l’Europe est le plus parlant. Des nations, dont le jeu antagoniste avait été le fondement, ont pris des mesures nécessaires pour être désormais reliées entre elles par des structures si fortes que l’on ne peut plus envisager de conflits violents entre elles. On a ainsi appris qu’il est possible de s’entendre sur des valeurs de base, celles qui , précisément, constituent la Charte des Nations Unies, et que l’on est capable de construire autour de cela des ensembles cohérents.

Richard Pétris : Dans ce domaine de la sécurité, on peut voir dans le passage du militaire au politique une évolution en profondeur ; peut-on aller jusqu’à évoquer un changement de culture ?

Stéphane Hessel : Rappelons que la deuxième guerre mondiale - un des moments dramatiquement décisifs de ce XXe siècle - a permis l’Organisation des Nations Unies et l’élaboration d’une Charte fondée sur des valeurs universelles très fortement affirmées. Ce qui est une première dans l’histoire de l’humanité. Il n’y a jamais eu de tentatives de ce genre ; cela correspondait à un moment, un moment qui n’a pas duré tout au long du demi-siècle écoulé.

Mon expérience de diplomate qui a vécu l’évolution des Nations Unies est quand même très encourageante. Cette organisation n’a pas été remise en question, elle a survécu aux crises, aux disparités, aux difficultés entre les différents états membres, et elle constitue une grille selon laquelle on doit pouvoir aussi lire l’avenir. En somme, rien n’est plus utile à mon sens que de se poser la question en termes de forces et de faiblesses des Nations Unies, pour dire : voilà les faiblesses à corriger, voilà les forces à maintenir. Se passer des Nations Unies ou essayer de construire autre chose, faire d’autres arrangements plus régionaux, serait renoncer à ce qui, à mon sens, est quand même l’avenir souhaitable pour le fonctionnement de la communauté internationale.

Par ailleurs, l’une des caractéristiques intéressantes de l’Organisation des Nations Unies, c’est qu’elle ouvre la porte de ses débats aux sociétés civiles. Insuffisamment certes, mais déjà dans une proportion très considérable. Il n’y a plus aujourd’hui une grande conférence des Nations Unies qui ne soit précédée d’un forum des organisations non gouvernementales. La vie associative, militante, qui a été au cours du XXe siècle, une réalité confinée aux démocraties occidentales, s’est considérablement élargie depuis vingt ans à des organisations militantes du même genre dans toutes les régions du monde. Ce phénomène, que le Programme des Nations Unies pour le développement considère désormais comme un facteur déterminant de la mesure du développement humain de chaque pays, est novateur et encourageant. A côté des structures intergouvernementales qui font l’ossature du système des Nations Unies, il y a donc cette participation de la société civile qui est, au fond, la démonstration de la démocratisation du monde moderne. Les dictateurs, les régimes autoritaires qui existent encore en grand nombre, sont de moins en moins acceptés par leurs populations elles-mêmes au nom des valeurs internationales, par les pays et les organisations étrangères au nom des grands principes. Leur base est de plus en plus fragile, surtout avec les derniers développements, telle la création de la Cour criminelle internationale. On peut dire aujourd’hui qu’un chef d’Etat n’est plus à l’abri d’une contestation qui viendrait peut être de chez lui, bien sûr, mais peut être aussi de l’extérieur. C’est également un phénomène très neuf, c’est même le franchissement d’une souveraineté craintive et renfermée sur elle-même avec laquelle les hommes ont vécu pendant les millénaires passés. Il ne faut pas sous-estimer ce progrès. La revendication démocratique, la revendication de lutte contre l’arbitraire, la revendication pour les droits des individus, on ne les fera plus disparaître.

D’ailleurs là où ces droits sont bafoués, il se trouvera toujours des hommes et des femmes pour protester, pour rappeler les autorités responsables à leurs devoirs. J’en ai eu l’exemple en France dans le combat que nous avons solidairement mené pour la régularisation des « sans papiers », mais c’est aux quatre coins du monde que la mobilisation pour la défense des droits de l’homme a pris une ampleur telle que ceux qui s’y consacrent savent qu’ils peuvent l’emporter.

Cette conscience grandissante que les problèmes peuvent et doivent être résolus par la compréhension mutuelle, par le dialogue, par l’écoute, par la dialectique et non pas par la violence, et que cela est possible, cette conscience se cultive et c’est là la base d’une culture de la paix. Celle-ci se développe à partir du moment où il y a de plus en plus de parties prenantes dans ce qui est la civilisation mondiale aujourd’hui. Des parties prenantes qui devront comprendre que ce n’est pas en s’opposant violemment à d’autres qu’elles arriveront à l’emporter, mais que c’est au contraire en s’ouvrant à la compréhension mutuelle qu’elles auront une assise pour leur propre identité.

C’est ce que j’appellerais « culture de la paix », et le terme de culture peut s’entendre presque au sens d’agriculture. C’est un processus ; cultiver c’est faire pousser et pour faire pousser une culture de la paix il faut semer au bon endroit. Inutile de dire que c’est d’abord dans l’esprit des enfants, à l’école et par la formation des esprits… Mais il faut aussi que les mauvaises herbes, qui existent toujours, soient empêchées d’envahir le terrain. Une culture de la paix doit être suffisamment garantie contre l’inculture, contre la brutalité, la cruauté qui sont les mauvaises herbes des sociétés. Tout cela demande un soin de jardinier. Et je crois que la vocation de jardinier de l’homme est ce qui a probablement le plus de chance de le sauver, de l’amener à une culture de la paix, tant il est vrai que l’homme aime faire pousser les choses. Et faire pousser la paix, c’est faire pousser la compréhension, le dialogue, la communication et non pas la violence. Ce travail là est passionnant, surtout s’il est soutenu par cette autre passion de l’homme, celle de relever les défis avec d’autant plus de vigueur et de force poétique que les obstacles à vaincre sont plus évidents. Ce n’est donc pas seulement la raison, c’est aussi la passion qui nous permettra de donner un visage pacifique au monde de demain.