Fiche de témoignage Dossier : Témoignages de Paix / Testimonios de paz / As Said by Artisans of Peace

, Paris, mars 2008

Entretien avec M. Michel DOUCIN

Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).

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Irenees :

Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

Michel Doucin :

A 57 ans, et disposant d’une expérience professionnelle très diversifiée de plus de 40 ans qui m’a vu, entre autres, « faire » l’inspecteur des domaines, l’exportateur d’industries culturelles, l’animateur de la politique culturelle d’une région, l’aménageur du territoire, le promoteur de politiques d’aide au développement, le consul général, le directeur d’un centre culturel en Italie, le prof à Sciences Po et à l’Agro, l’évaluateur pour la Fondation de France, le constructeur d’un organisme de réflexion sur le développement faisant pont entre l’Etat et la société civile, puis l’ambassadeur chargé de promouvoir les droits de l’Homme, je me définis comme quelqu’un en quête perpétuelle de connaissances remettant sans cesse en question ses maigres savoirs.

Irenees :

En tant que spécialiste des acteurs diplomatiques non gouvernementaux, pouvez-vous nous dire quel est le rôle de ces acteurs en matière de construction de la paix ?

Michel Doucin :

Une fois précisé que je ne suis spécialiste de rien, je vous répondrai par deux éléments :

  • a) Toutes les analyses historiques honnêtes attestent du fait que les organisations non gouvernementales ont accompagné, quand elles n’étaient pas à leur origine, tous les projets d’instauration de systèmes de règlement pacifique des conflits. Le projet Kantien d’une assemblée démocratique des nations délibérant de toutes questions portant menace pour la paix a été porté par les mouvements pacifistes et de promotion des droits de l’Homme tout au long des 19ème et 20ème siècles. Si ce projet, de façon très imparfaite, s’est concrétisé avec la SDN puis l’ONU puis différentes institutions régionales telles que le Conseil de l’Europe, l’Union Européenne, l’OSCE, l’OEA, l’Union Africaine, etc., c’est largement sous leur pression relayée auprès des opinions publiques par un efficace travail de conviction via la presse.

  • b) Les ONG sont le plus formidable stimulateur de débats qui existe, aux niveaux local, national et international ; or le débat permet l’échange, la compréhension, l’affirmation des valeurs, etc. tous, ingrédients de la démocratie, le moins mauvais système connu pour promouvoir la paix ;

Irenees :

Quelles sont, selon vous, les « tentations » les plus courantes auxquelles les acteurs non gouvernementaux peuvent être confrontés dans leur engagement (pour la paix) ?

Michel Doucin :

Je ne suis pas certain de comprendre votre question. Peut-être la tentation la plus courante pour toute ONG est-elle le sectarisme, c’est-à-dire une perte de vue de ce que, sur des sujets ambitieux, la première stratégie est de constituer des fronts. Or les ONG sont aussi, au plan interne, des lieux de pouvoir pas toujours très démocratiques où l’on peut succomber au syndrome du coq en sa basse cour.

Irenees :

Vous avez été Secrétaire Général du Haut Conseil de la Coopération Internationale, instance ayant lancé notamment une réflexion sur la gouvernance : quels sont selon vous, les liens entre gouvernance et paix dans le contexte actuel ?

Michel Doucin :

Améliorer la gouvernance mondiale, c’est, évidemment, rechercher une plus grande équité dans un système international qui produit naturellement de l’inégalité, qu’elle soit économique par le marché, en termes d’information par les différences de niveau scientifique ou en termes de puissance militaire. L’iniquité suscite de la frustration, ressort du ressentiment et de la violence. Réduire les sources de conflit, objet d’une gouvernance équitable, c’est concourir à la paix.

Irenees :

En tant qu’auteur et enseignant, quelle importance accordez-vous à l’analyse, à la recherche et à l’élaboration d’outils et de ressources pour la compréhension des conflits et la construction de la paix ?

Michel Doucin :

Une importance considérable, pourvu que cette recherche soit issue de réflexions associant soft et hard power, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas en vase clos, mais intègre acteurs militaires, diplomatiques, économiques et sociaux. Elle doit aussi être transdisciplinaires car les racines des conflits plongent dans des terreaux très divers et toujours pluriels ; de récentes crises comme celle du Kénya ont montré l’insuffisance des analyses à un seul facteur : la réussite économique d’un pays (idem pour la Côte d’Ivoire, quelques années plus tôt) ne le préserve pas de la violence, celle-ci pouvant être contenue dans nombre d’autres déterminants.

Irenees :

Comment abordez-vous la question du respect des droits de l’Homme en situation de conflit ou de guerre pour apporter une contribution significative à la construction d’une paix durable ?

Michel Doucin :

Les droits de l’Homme sont une ligne rouge qui sépare l’Humanité de la bestialité. La franchir ouvre sous les pieds de l’Humanité un abîme de rancœurs et de haines dont il lui est difficile de sortir. L’Humanité a mis des siècles à « civiliser » la guerre, ayant pris conscience que la violence sans frein constituait un non retour, un obstacle insurmontable à la construction de paix durables. Les conventions de Genève sont à cet égard un aboutissement du principe de « guerre chevaleresque » imposé par l’Eglise au Moyen Age pour que les guerres puissent avoir un terme.

Irenees :

Comment expliquez-vous, au regard notamment de l’universalité des droits de l’Homme, reconnue par la DUH de 1948, que les Etats ont l’obligation de « respecter » et de « garantir » les droits civils et politiques, tandis qu’ils sont seulement tenus d’ « assurer progressivement le plein exercice des DESC » ? Est-ce pour cette raison que les DESC ont toujours reçu une attention moindre que les droits civils et politiques ?

Michel Doucin :

Ce que vous présentez comme une évidence fait heureusement débat chez les juristes. Ceux qui opposent des droits civils et politiques, qu’il serait très facile de réaliser par un simple principe d’abstention de nuire à autrui, à des droits économiques, sociaux et culturels par définition coûteux et donc réservés aux seuls pays riches, se font aisément répartir aujourd’hui que l’administration d’une justice impartiale et équitable, incontournable pour un Etat de droit, suppose un long et coûteux processus de construction qui n’est pas moins complexe que celui d’assurer le plein exercice du droit à l’éducation ou du droit à la protection sociale. La raison essentielle de la moindre protection internationale des droits économiques, sociaux et culturels me semble tout d’abord historique et idéologique, liée à la Guerre froide qui vit les deux camps instrumentaliser chacun l’une des deux grandes familles de droits. Aujourd’hui, l’hégémonie de l’idéologie du marché ajoute à la difficulté de construire des outils poussant à la pleine réalisation des droits économiques, sociaux et culturels, mais des progrès apparaissent, y compris dans des espaces juridiques inattendus ; par exemple les « Points de contacts nationaux » de l’OCDE sont des instances de médiation tout à fait intéressantes entre victimes et multinationales ayant abusé de leur puissance économique et sociale.

Irenees :

Des spécialistes disent que toute action sur les DESC est indissociable d’une réflexion sur la mondialisation : qu’en pensez-vous ?

Michel Doucin :

Je dirais plutôt que la réflexion sur les stratégies à même de faire progresser les droits économiques, sociaux et culturels doit aller du local au global en s’intéressant à tous les échelons de la gouvernance, mais en évaluant, pour chaque droit, lequel des échelons est le plus opérationnel. Un exemple, le droit au logement : les échelons local et national sont évidemment d’abord concernés ; la dimension mondiale n’est pas totalement à ignorer car il y a un marché mondial de l’immobilier pour certains types de biens, mais il vient en second ; en revanche, pour le droit à l’alimentation, l’importance du marché mondial est beaucoup plus grande.

Irenees :

Quels sont, selon vous, les enjeux actuels de l’universalisation des droits de l’Homme face notamment à ceux qui affirment que la version actuelle de la DUH est basée sur la culture occidentale et que leur universalisation est un effort d’exportation des paradigmes culturels et juridiques de cette culture à d’autres cultures ?

Michel Doucin :

L’enjeu principal est, évidemment, l’affaiblissement des, pourtant, faibles outils internationaux chargés de rappeler les Etats répressifs à leur devoir de respecter et faire respecter les droits de l’Homme. Les Etats violateurs des droits universels espèrent se protéger de la critique en contestant l’universalité. Mais, à ce jour, il s’est toujours trouvé, sur leur sol même, des personnes qui ont invoqué cette universalité : celle de ne pas être torturé, de pouvoir s’exprimer, de choisir sa religion, etc. Démonstration de cette universalité.

Irenees :

Pensez-vous qu’il serait convenable de compléter l’approche en termes de « droits » par une approche en termes de « responsabilités » ?

Michel Doucin :

La Déclaration universelle parle elle-même de responsabilité. Et un système de droits n’existe aussi que régulé par la justice qui applique ce principe universel « ma liberté s’arrête là où celle des autres commence », qui est une autre façon de parler de responsabilité de chacun à construire une société respectueuse d’autrui (semblable et différent). L’expérience prouve, d’autre part, que les entreprises juridiques visant à construire des normes de responsabilité sont porteuses de dangers pour les libertés : par exemple, l’article de notre loi sur la liberté de la presse qui prévoit de sanctionner les « injures au chef de l’Etat », non appliqué depuis des lustres grâce à la vigilance de nos hauts magistrats, repris tel quel dans nombre de législations africaines, est utilisé à tour de bras pour embastiller les journalistes indépendants ; les lois, type législation russe, qui visent à encadrer l’action des ONG, sont un autre exemple de la dangerosité de la normalisation des « responsabilités ».

Irenees:

Selon vous, quels sont les défis prioritaires pour la construction de la paix à l’heure actuelle ?

Michel Doucin :

La montée des fanatismes me semble le défi le plus lourd car nous n’avons pas de réponse pertinente à court terme : l’expérience montre qu’il faut que l’Humanité qui s’est confiée au gourou ou au prophète ait vécu jusqu’à la lie le totalitarisme pour que le désir d’en sortir lui vienne ; entre temps la Guerre a fait son œuvre ravageuse. D’autre part, les vraies solutions sont dans la « richesse des nations », c’est-à-dire dans la construction d’un ordre économique international durable profondément différent de l’actuel, dont on n’entrevoit pas même les prémisses.

Irenees :

Qu’est ce que la paix pour vous ?

Michel Doucin :

Ce n’est pas la simple absence de violence. C’est un état de bien-être général satisfaisant les aspirations principales de chaque être humain et lui ménageant des rapports harmonieux avec son environnement. Cela a à voir avec l’équité, les droits et la dignité.