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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, octobre 2005

La concurrence des forces politiques au sommet de l’Etat en Afghanistan

En Afghanistan, l’invasion de Kaboul par l’Alliance du Nord et l’éviction des Talibans a créé un vide au niveau du pouvoir politique. La coalition, composée de forces alliées opposées aux Talibans et menée par les Etats-Unis, a recherché une autorité de transition, légitime aux yeux de la population, qui puisse effectuer la transition vers la démocratie. Comment cette autorité transitoire a-t-elle été désignée ? Le choix s’est porté sur une réorganisation des structures de pouvoir formées pendant les années où l’administration était inexistante. Trois groupes majeurs, détenant une forme de pouvoir dans le pays, se dégagent et devaient être pris en compte : les élites, les chefs de guerre et les chefs religieux. Nous verrons quelle est leur légitimité politique et comment les intégrer dans un projet de transition vers la démocratie.

Mots clefs : Méthodes de décision politique pour maintenir la paix | La démocratie, facteur de paix | Actions de coopération politique locale pour la paix | Gouvernement afghan | Négocier pour rechercher la paix | Reconstruire l'Etat | Travailler pour la démocratisation du pouvoir | Afghanistan

Les forces en présence et leur mode de légitimation

Les élites

  • L’aristocratie tribale

La coalition a tout d’abord envisagé de s’appuyer sur l’aristocratie tribale pour orienter le pays vers la voie démocratique. Ce groupe pachtoune, représenté par Karzaï, disposait d’un certain soutien, surtout dans la région de Kandahar. Leur légitimité est principalement héritée de la popularité de l’ancien roi Zahir Shah. Mais ils ne peuvent bénéficier de la confiance des donateurs internationaux pour assurer des fonctions techniques en raison de leur manque d’éducation. La communauté internationale a préféré faire revenir des Afghans exilés, marginalisant par son choix l’aristocratie tribale.

Hamid Karzaï est perçu comme l’homme des Américains, sans aucune ambiguïté par les Afghans. Pourtant cette identification n’est pas négative, elle représente l’avantage d’être extérieure à la lutte pour le pouvoir que se livrent les clans. C’est un atout important dans le contexte afghan où la population souhaite avant tout en finir avec les combats. Jusqu’à présent, Karzaï retire un crédit certain de la période de relative stabilité qui règne dans le pays. La légitimité au pouvoir se fonde surtout en Afghanistan aujourd’hui sur la possibilité d’assurer la sécurité de la population. Le fait que Karzaï bénéficie du soutien des Etats-Unis assure qu’il est associé à l’idée de sécurité. C’est très important pour asseoir sa légitimité et son autorité de même que son origine sociale joue également en sa faveur, il est issu d’une grande famille pachtoune.

  • Les Afghans rentrés d’exil

Les Afghans de l’étranger, éduqués en Occident, bénéficient du soutien de la communauté internationale qui les a réintroduits aux postes de commandement du pays. Cependant, ils peinent à acquérir un réel soutien populaire et sont même parfois l’objet d’hostilité car ils n’ont pas autant souffert que les populations restées dans le pays pendant la guerre.

  • Les élites locales

Outre les aristocrates tribaux et les Afghans éduqués rentrés d’exil, il existe un autre groupe organisé dans le pays. A Kaboul et dans les grandes villes, cette classe d’Afghans éduqués est libérale et monarchiste, mais leur influence est généralement faible. Les emplois qualifiés leur sont refusés et sont plutôt confiés par clientélisme aux réseaux de chefs militaires qui possèdent rarement leurs qualifications. En milieu rural, l’élite locale a bénéficié de l’éducation offerte par le régime communiste pendant la décennie 1980. Pour cette raison, ils sont identifiés aux communistes et à ce titre, perçus avec hostilité par les chefs militaires qui les ont combattus ; ils suscitent également la suspicion des technocrates occidentaux.

  • Les chefs de guerre

Ils ont acquis leur pouvoir pendant les quelque 20 ans de guerre, palliant l’absence d’un Etat central fort. Même s’ils ne bénéficient pas tous de soutien populaire, ils tirent leur pouvoir de la guerre, de relations clientélistes et parfois féodales (1). Comme cette légitimité acquise pendant la guerre ne leur suffit pas, ils ont doublé leur pouvoir politique d’un pouvoir économique (détournement de droits de douane, hydrocarbures, culture du pavot), d’un pouvoir militaire (ils sont tous à la tête d’une armée privée) et enfin d’un pouvoir religieux (le combat qu’ils ont livré aux Soviétiques est identifié comme un djihad).

Ces chefs militaires sont réticents à être gouvernés par l’élite éduquée et craignent d’être écartés par ces derniers. Ils fondent aussi souvent leur autorité sur une légitimité religieuse et sont représentés sur la scène politique par les partis islamiques. L’enjeu pour l’avenir de ce groupe réside dans son intégration ou non au gouvernement ; ainsi que l’intégration ou non de leurs troupes à l’Armée nationale afghane.

  • Les chefs religieux

Les chefs religieux bénéficient d’un large soutien populaire, surtout en milieu rural. Leur popularité s’amenuise mais elle reste toujours plus importante qu’au début de la guerre civile. Leur popularité représente un obstacle par rapport à l’influence de l’élite éduquée.

Partage du pouvoir

L’aristocratie tribale et les élites locales ont été les plus forts soutiens des Accords de Bonn pour la reconstruction et la démocratisation de l’Afghanistan. Malgré leur volonté de mettre en œuvre des modes de pouvoir occidentaux, la vie politique afghane reste animée autour des structures sociales traditionnelles, héritières des relations de pouvoir préexistantes. Chaque région est dirigée par un gouverneur, un ancien seigneur de guerre maintenu à son poste ou un nouveau gouverneur nommé par le gouvernement Karzaï. Au niveau régional, il est titulaire de l’autorité politique qu’il partage avec les mollahs. Ces derniers jouissent d’une réelle influence sur l’autorité publique en raison de leur forte légitimité populaire, mais ils ne s’y substituent pas. Ils règlent davantage les problèmes individuels voire privés, tandis que les gouverneurs s’occupent des questions qui concernent la collectivité par le biais d’audiences publiques. Enfin, les Shura sont des « assemblées de Sages » qui règlent des problèmes collectifs sociaux (répartition des terres, distribution de l’eau, …). Elles sont constituées par l’élection d’anciens de grandes familles. Elles sont de taille variable, selon les problèmes traités. Elles existent autant chez les Pachtouns, les Tadjiks, les Ouzbeks etc.

L’aristocratie et les élites locales n’ont pas pu occuper l’ensemble des postes du gouvernement transitoire en raison de leur légitimité limitée. Deux options étaient envisageables pour compléter le gouvernement : soit une intervention majeure des forces de la coalition qui a refusé d’accorder un tel soutien, soit une alliance politique avec les chefs de guerre et les chefs religieux. L’alliance politique incluant les chefs de guerre s’apparente aux alliances militaires initiées par la coalition pendant l’opération militaire contre les Talibans. Les chefs de guerre sont intégrés dans la structure étatique, occupant des fonctions diverses, du commandant militaire au ministre.

Néanmoins l’intention du gouvernement transitoire est de tenter d’affaiblir le pouvoir des chefs de guerre. Cet enjeu est au cœur du processus de construction nationale (« nation-building »). L’objectif est de désarmer les seigneurs de guerre et de les intégrer dans un espace politique qui garantisse le pluralisme dans un contexte pacifié.

Les outils à la disposition du gouvernement de Karzaï

Prendre de telles décisions comporte un certain risque et le succès de ces mesures dépend essentiellement des ressources que l’Etat aura à sa disposition. Dans certains cas, le gouvernement a osé imposer ses réformes : Karzaï a su se débarrasser de Ismaël Khan, seigneur de guerre tadjik, ex-gouverneur de Hérat, et le remplacer par un de ses hommes. Cette manœuvre a été possible parce que Ismaël Khan exerçait un pouvoir despotique, il manquait donc de légitimité populaire, et parce qu’il lui a semblé que le poste dans un ministère que lui proposait Karzaï était plus pérenne dans l’Afghanistan qui s’organise. Une autre réalité tient au fait que Ismaël Khan déplaisait aux Américains pour ses liens avec l’Iran ; ils ont donc consacré les moyens nécessaires à lui faire quitter son poste.

Dans d’autres cas comme celui de Rachid Dostom, chef de guerre ouzbek du Nord du pays (Mazar-é Sharif), toute tentative par le pouvoir de Kaboul de le récupérer sera vouée à l’échec : Dostom est fort d’une légitimité ethnique (la région est peuplée de façon homogène d’Ouzbeks) et il ne peut être remplacé par un homme parachuté de Kaboul. Il est à la tête d’une région riche en hydrocarbures. Enfin, soutenu par l’Etat ouzbek voisin, allié de Washington depuis l’automne 2001, il est assuré de la protection des Américains. Du coup il a obtenu que ses milices soient intégrées à l’Armée afghane en formation.

La province de Khost présente un troisième cas de figure où le pouvoir central a échoué à remplacer le gouverneur et a dû le maintenir en place et négocier avec lui.

Bien que cette dynamique ait été amorcée, il faudra des années pour que le gouvernement national de Kaboul parvienne à mobiliser assez de ressources, de prestige international et de puissance militaire pour destituer des seigneurs de guerre de leur pouvoir (3).

Compte-tenu des ressources très limitées de l’Etat afghan pour procéder à cette centralisation du pouvoir, il a fait le choix d’un « Etat féodal » en cooptant les chefs de guerre au sein des structures de l’Etat et de remplacer progressivement la relation patron / client en un rapport d’allégeance à l’Etat (4). Ainsi en novembre 2002, l’administration Karzaï a purgé une partie de son personnel qui était subordonné à différents seigneurs de guerre pour porter atteinte aux habitudes clientélistes qui sont au cœur de l’exercice de leur pouvoir et saper la base de leur pouvoir. En décembre 2002, le gouvernement a interdit aux seigneurs de guerre de cumuler les fonctions de chef militaire et de chef politique, dans le but avoué de dépolitiser les forces armées.

L’Etat féodal présente certains avantages notamment celui d’une alternative plus pratique à l’Etat fédéral ou décentralisé dans lequel la faiblesse de l’Etat central serait renfermée dans la Constitution et ainsi rendue permanente.

Commentaire

La question du choix fait par le gouvernement de coopter les chefs de guerre reste matière à débat. Outre la position du pouvoir militaire qui s’aligne sur la position du gouvernement, on peut s’interroger sur les positions de l’opinion publique afghane sur cette question. Deux analyses divergent. La première avance que les Afghans, après autant d’instabilité et de violences, se sont tournés vers les solidarités primordiales que sont les clans, les tribus et les ethnies (5). Cette analyse est contrée par une autre, issue de l’expérience de terrain (6), selon laquelle les Afghans n’ont plus confiance dans leurs anciens dirigeants – les chefs de guerre – et se tournent vers la représentation parlementaire. Ce revirement d’attitude s’expliquerait par la grande lassitude ressentie par les populations à l’égard du pouvoir autoritaire exercé par les chefs de guerre qui les prennent souvent en otage et s’enrichissent à leurs dépens.

Notes

(1)Giustozzi, Antonio « Good State vs. Bad warlords ? A critique of State-building strategies in Afghanistan » , Working paper no.51, Crisis States Programme of the London School of Economics, October 2004.

(3)Ignatieff, Michael, Empire Lite, Nation Building in Bosnia, Kosovo and Afghanistan, Vintage, London, 2003 : 84.

(4)Giustozzi, Antonio, Op. Cit.

(5)Carnegie Endowment for Peace Afghanistan and Beyand : The challenges of Reconstruction, Conference held in January 17, 2002 www.carnegieendowment.org/events

(6)Guy Caussé, Médecins du Monde, entretien mai 2005.