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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier : Principes et pratiques de l’action non violente

Alternatives Non-violentes, Rouen, juin 2008

La lutte gandhienne des sans terres en Inde

Non-violence, résistance paysanne et spiritualité engagée pour les Biens Communs Des milliers de paysans sans terres ont marché sur New Delhi en octobre 2007, avec la dignité non-violente dont les plus pauvres ont le secret. Cette dignité est affaire de spiritualité. Elle vient nous questionner et nous réveiller en Occident.

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« Je suis convaincu que nous pouvons changer ces comportements de manipulation entre les forts et les faibles, les dominants par rapport aux dominés. Ces situations d’injustice peuvent se résoudre.

Je suis optimiste car j’ai une démarche spirituelle, et je crois que le pouvoir de la conscience est plus fort que le pouvoir de l’argent. La victoire n’est pas pour tout de suite, mais je crois que cette conscience grandit. » Vandana Shiva

I. À la rencontre d’une militance paysanne

Je connais l’Inde depuis 1991. La richesse de ce pays ne peut pas être appréhendée sans une certaine conscience et connaissance de soi. Entre l’objectivité de l’Inde et la subjectivité de la voyageuse que je suis, des liens se sont tissés. Ils font sens et dessinent, en partie, les paysages de mes actes, de mes paroles et de mes valeurs. Sans être une gandhienne au sens stricte du terme, la non-violence me semble être l’un des grands acquis de la culture politico-spirituelle de cette nation aux accents multiples. Mais l’Inde que je connais est aussi violente. Elle n’est pas l’Inde d’un certain New age qui confond béatitude et réalité sociale, tradition et injustice, nirvana et dépossession. Ce pays, comme tous ceux de notre humanité, est plein de trésors spirituels et de rapports sociaux injustes, de qualités d’âme et d’oppression. Je n’oublie pas que Gandhi fût assassiné par l’un des siens. Selon moi, la spiritualité n’est authentique qu’à partir du moment où elle émerge de l’expérience des plus fragiles, des plus pauvres, des damnés de la terre. Si elle ne contribuait pas à l’émancipation sociale, la spiritualité serait, littéralement, l’« opium du peuple ».

J’ai rencontré Rajagopal, l’un des leaders des luttes paysannes indiennes, il y a une dizaine d’année, à Bangalore, dans l’Etat du Karnaka, haut lieu de la militance rurale. Depuis cette rencontre, le problème paysan est devenu central dans mon questionnement sur l’injustice sociale dont sont victimes les sociétés et les nations du Sud. Ce problème articulait, en effet, toute une série de préoccupations qui me tenaient à cœur : la libération sociale, l’émancipation des femmes, la diversité culturelle, le dialogue interreligieux, la sauvegarde et la valorisation des traditions populaires et des savoir faire, la critique d’une technoscience insensible à l’égard du vivant… L’Inde est une illustration de l’enchevêtrement de tous ces aspects. Ils ne sont pas juxtaposés les uns à côté des autres mais s’entremêlent d’une façon presque organique. Mais, pour comprendre l’extraordinaire complexité (et, en même temps, l’extraordinaire simplicité) de la dynamique paysanne indienne, il nous faut en Occident, quitter les dualismes qui opposent le sacré et l’action sociale, le rite et la revendication politique, la poésie et la loi.

Il existe, dans la philosophie de l’hindouisme, une vieille tradition de pensée, l’« advaïta védanta », qui entend faire l’éloge de la non dualité, en favorisant une logique du complémentaire face à une logique du contradictoire. Si les liens entre la spiritualité et l’action socio-politique peuvent se révéler éminemment régressifs, socialement dangereux (comme dans le cas du BJP, qui incarne l’extrême droite indienne/hindou), ils sont aussi porteurs de liberté. Le Mouvement Ekta Parishad, créé par Rajagopal, est une belle illustration de cette non dualité qui veut s’appuyer sur toutes les ressources de la ruralité indienne, ressources culturelles, spirituelles, sociales, politiques, juridiques, dans le difficile et long combat pour la sauvegarde de la terre et de ses paysans.

Rajagopal est venu en France, au mois d’avril 2008, à la fois pour intensifier les relations avec les associations européennes solidaires (1) du combat paysan indien, mais aussi pour apporter la solidarité de son mouvement aux militant(e)s qui, ici, s’opposent au système capitalisme agro-industriel. En effet, il venait à la rencontre des faucheurs anti OGM (en procès à Chartres), des syndicalistes paysans (sur le plateau du Larzac), des militants associatifs (de la banlieue de Toulouse à Lyon, en passant par Montpellier). Le meeting qu’il a animé, avec José Bové, dans la commune de Tournefeuille, le 5 avril, fût un exemple de cette réciprocité, de cette solidarité paysanne internationale. Le réseau Gandhi 2008 International (2), l’un des initiateurs de la venue en France de Rajagopal, insistait sur le fait que l’hommage à Gandhi, à l’occasion du soixante anniversaire de sa mort, devait avoir lieu à partir des luttes d’aujourd’hui. Rajagopal venait rappeler, non pas l’illustre grandeur passée du Mahatma, mais, au contraire, la continuité de la revendication indienne de souveraineté. De la lutte, hier, contre la Grande Bretagne, à la lutte, aujourd’hui, contre les multinationales, les militants paysans indiens nous disent la permanence de leur quête de liberté.

II. La Marche des Gueux

D’une certaine manière, la marche paysanne de Janadesh, initiée par Ekta Parishad, en octobre 2007, prolongeait une autre grande marche du passé… la « marche du sel » de Gandhi, en avril 1930. Dans les deux cas, des milliers d’indiens parcouraient des centaines de kilomètres pour faire vivre la liberté sociale. Ici comme là, la spiritualité et les symboles sont présents « Le 6 avril 1930, à 8h 30 du matin, Gandhi, écrit Jean Marie Muller, s’approche du bord de l’océan, se baigne puis revient sur la plage où il ramasse un peu de sel abandonné par les vagues. A partir de ce moment, il devient un rebelle à l’Empire britannique. Il lance alors le mot d’ordre de la désobéissance civile à tous les Indiens, en leur demandant de se procurer illégalement du sel. Le 9 avril, dans un message à la nation, il affirme : « Aujourd’hui, tout l’honneur de l’Inde est symbolisé par une poignée de sel dans la main des résistants non-violents. Le poing qui tient ce sel peut être brisé, mais ce sel ne sera pas rendu volontairement (3) ».

« Janadesh » est un terme hindi qui signifie « Le verdict du peuple ». En nommant ainsi leur marche, les paysans et militants d’Ekta Parishad affirmaient, aux plus hautes autorités de l’Etat, qu’ils avaient à la fois la légitimité, issue de leur conscience collective, et la légalité. Janadesh prévenait les autorités que les injustices sociales continueraient, et avec elles, les nécessaires résistances populaires, tant que la loi ne serait pas véritablement appliquée. Ekta Parishad fait, ici, référence à la loi foncière votée à l’Indépendance du pays qui promettait une certaine redistribution des terres. Le succès, relatif, de la marche d’octobre 2007, sa grande popularité (25 000 sans terres qui parcourent près de 350 km, entre Gwalior, dans Etat du Madhya Pradesh, et New Delhi) ne s’explique que si nous prenons conscience de l’intensité et de la profondeur du travail syndical d’Ekta Parishad. Celui-ci est d’abord un forum, un réseau reliant trente cinq organisations ancrées dans les villages et les communautés rurales. Près de quatre mille villages sont ainsi dans la mouvance d’Ekta Parishad. Cela représente une population de cinq millions de personnes. D’inspiration gandhienne, ce mouvement résiste, depuis sa naissance en 1989, à travers la non violence, aux désastreuses politiques des gouvernements et appétits impérialistes des multinationales occidentales.

L’ampleur des mobilisations paysannes initiées par Ekta Parishad est, bien sûr, en proportion avec l’ampleur de la situation dramatique de l’Inde rurale. La crise subie par la paysannerie atteint aujourd’hui un niveau inégalé. Elle n’affecte pas seulement l’économie des plus pauvres, mais aussi les conditions d’existence des générations futures, sans oublier d’évoquer l’immensité du drame écologique qui est l’une des composantes majeures de la situation critique dans laquelle survivent les paysans. Parce qu’il est un pays du Sud (au sens géopolitique et économique du terme), l’Inde est soumise au Centre occidental. Cible des politiques néocoloniales de la part des entreprises du Nord, cible également des stratégies impériales des Etats-Unis dans la région (on connaît l’importance du triangle militaro-industriel entre l’Inde, Israël et les USA, sous la conduite de ces derniers), le pays de Gandhi est à la croisée des chemins. Entre une techno-agriculture d’exportation basée sur les OGM (les paysans savent la tragédie que représente, pour eux et l’environnement, le fameux coton BT) et une agriculture paysanne autocentrée, familiale et respectueuse des équilibres écologiques, entre une occupation des territoires en vue du tourisme de masse (qui se traduit par l’exil de millions de ruraux) et une politique foncière qui favorise l’enracinement des populations dans leur milieux de vie, nous le voyons, l’Inde est face à des choix historiques. Ekta Parishad, lui, a choisi. Et la perspective dans laquelle il inscrit sa militance est celle de la protection et de la défense, inconditionnelle parce qu’existentielle et vitale, des Biens communs.

« L’eau, la terre et la forêt doivent être entre les mains du peuple », telle est la devise d’Ekta Parishad. Ainsi, l’environnement est-il considéré, non pas comme un ensemble de ressources à l’usage privé des entreprises, mais comme un milieu de vie, un lieu d’appartenance. En fait, nous précisait Rajagopal, « si l’eau, la terre et la forêt doivent être entre les mains du peuple, il ne faut pas oublier de dire que le peuple appartient à l’eau, la terre et la forêt. » Ekta Parishad est engagé dans la résistance de cette partie de la société indienne qui entend contrer la marchandisation du monde qui frappe le pays. Dans cette marchandisation, l’eau, la terre et la forêt ne sont plus perçues que comme des ressources, de même que les semences, l’ensemble de la biodiversité, le génie des savoir faire ruraux, l’intensité du lien social et du lien écologique… Les militants paysans insistent sur le rapport qui existe entre l’oppression sociale qu’ils subissent et la crise écologique. Pour diverses raisons, qui tiennent à l’histoire sociale et culturelle, les femmes se sont retrouvées en premières lignes dans les luttes rurales. Elles constituaient une composante importante et déterminante de la marche de Janadesh.

III. Le féminin radical

J’ai été très sensible, dans mon parcours à travers les luttes sociales de l’Inde, au fait qu’il existait une véritable communauté militante de corps, d’âme et d’esprit entre ces paysannes et des intellectuelles engagées dans la dynamique de refus de la mondialisation néolibérale. Ainsi, j’ai rencontré Vandana Shiva, Arundhati Roy, Medha Patkar et Aruna Roy au cœur de cet élan de vie qui montait de la paysannerie pauvre de l’Inde. Elles ont su dire la multitude des dimensions de la vie des villages et des communautés, du sacré au politique, de l’imaginaire à la science. Elles sont, chacune avec leur talent, à la fois des visionnaires, des poètes et les juges implacables d’un peuple en lutte. Elles font le procès du capitalisme à partir de leur identité citoyenne/culturelle et de leur identité de femme.

Pour Vandana Shiva, une physicienne investie dans la sauvegarde de la biodiversité écologique (elle anime le Centre Navdanya qui valorise les semences paysannes traditionnelles), il y a un abîme entre la figure de la paysanne et celle de l’homme d’affaire : « Les divergences, écrit-elle, entre la relation à biodiversité des femmes du Tiers-monde et celle des hommes d’affaire portent sur plusieurs points essentiels. Les femmes produisent en s’inspirant de la biodiversité, alors que les scientifiques d’entreprises produisent en s’inspirant de l’uniformité. Pour les cultivatrices, la biodiversité a une valeur intrinsèque, mais pour les entreprises mondiales de semences et agro-industrielles, la biodiversité ne présente de valeurs que comme matière première pour l’industrie biotechnologique. Pour les cultivatrices l’essence de la semence est la continuité de la vie. Pour les multinationales, la valeur de la semence réside dans la discontinuité de sa vie] (4)». Ces militantes de la plume et de l’action, en soutenant Ekta Parishad, et notamment sa revendication essentielle qu’est la souveraineté alimentaire, donnent au mouvement social une tonalité particulière, celle de l’entrelacement entre le sensible et le radical, celle d’une attention aux « petites choses ». Arundathi Roy, en écrivant Le Dieu des petits riens, nous offre l’exemple de cette écoute intime et révoltée.

La solidarité qu’il nous faut offrir, à partir d’ici, à Ekta Parishad, à la société civile indienne qui est entrée en résistance et, d’une façon plus générale, aux peuples du Sud, peut être, pour un européen et une européenne, une heureuse occasion pour entamer, au cœur même de notre civilisation marchande, une décolonisation de l’imaginaire, pour enclencher le processus de sortie du capitalisme et initier ainsi, avec la diversité des civilisations du monde, de nouveaux rapports fondés sur la justice sociale et la justice écologique.

Commentaire

Retour sur la mobilisation des sans terre en Inde, qui à sa manière est une prolongation de la marche du sel de Gandhi. Cette fois il s’agit de la marche « du verdict du peuple » et est la face visible d’une ample mobilisation paysanne qui crie son désespoir face a la crise, la spoliation et la pauvreté.

Notes

  • Auteur de la fiche : Nathalie CALMÉ, écrivain et journaliste engagée en non-violence ; auteure de Gandhi aujourd’hui (ouvrage collectif, sous la dir. de) , Éd. Jouvence, 2007.

  • (1) : Ekta Parishad est, notamment, soutenu par Frères des Hommes, la Confédération Paysanne, le Cridev. Pour en savoir plus : Frères des Hommes 9, rue de Savoie 75006 Paris Tél. : 01 55 42 62 62 - Fax : 01 43 29 99 77.

  • (2) : Ghandi 2008 International a été créée en 2006. Elle regroupe de nombreuses associations comme les Communautés de l’Arche de Lanza del Vasto, l’Université Terre du Ciel, Pax Christi International, le CCFD, l’association Shanti. Pour en savoir plus : Christophe Grigri 3, Place des Cardeurs 13100 Aix-en-Provence, France gandhi2008@gmail.com Tél.+33 (0)4 42 92 16 41 Portable : +33 (0)6 28 34 42 39.

  • (3) : « La marche du sel de Gandhi », Alternatives non violentes, n°120-121.

  • (4) : Ecoféminisme (en collaboration avec Maria Mies), Paris : L’Harmattan, 1998, pp. 193-194.

  • À voir – À lire :

    • Campana, Louis et Verlet, François (2008). La Marche des Gueux. La force libératrice de la non-violence. Documentaire de 53’, en DVD. À commander à l’Association Shanti : 04 68 71 18 33

    • Janadesh 2007, dossier, de la revue « Alliance pour une Europe des Consciences », n°15, novembre-décembre 2007, pp. 11-19.

    • Letschert, Jean (2000). La voie de l’essentiel. Les Upanishads d’hier à aujourd’hui. Paris : Dervy.

    • Roy, Arundhati , L’écrivain-militant. Paris, Gallimard, 2003.

    • Roy, Arundhati , Le Dieu des Petits Riens. Paris ; Gallimard, 2000.

    • Shiva, Vandana . Éthique et agro-industrie. Paris, L’Harmattan, 1996.

    • Shiva, Vandana, La Guerre de l’Eau. Privatisation, pollution et profit. Paris, Paragon, 2003.