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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier :

, Grenoble, juin 2018

Cameroun : Une approche critique de la notion de l’ethnie à partir de Baba Simon 1/3

Le parcours de Baba Simon comme réponse critique à une lecture ethnique du fait social. Par la trajectoire et l’action de Baba Simon dans la région de l’Extrême-nord, on pourrait interroger la pertinence de ces catégories floues et ambiguës comme celles d’«autochtones» et d’«allochtones» qui figurent dans la Constitution du Cameroun.

Mots clefs : Dialogue social pour construire la paix | Citoyens pour la paix | Eglise Catholique | Pratiquer le dialogue social pour maintenir la paix | Enrichir les échanges sociaux | Apprendre une culture de paix | Reconstruire une société | Réformer les relations politiques pour reconstruire la paix | Cameroun

«Aujourd’hui, plusieurs fils et filles de cette localité [Tokombéré] occupent des postes stratégiques dans le gouvernement camerounais, grâce au travail titanesque abattu il y a des dizaines d’années, par Baba Simon. D’ailleurs, c’est le village du président de l’Assemblée nationale, Cavaye Yeguié Djibril », (Cameroon tribune, n°10641, 30 juillet 2014, p. 16)[1].

Les propos de l’actuel président de l’Assemblée nationale du Cameroun rendent compte de l’action d’un homme dans le secteur de l’éducation dans la localité de Tokombéré située dans la région de l’Extrême-nord. Le succès de l’action de Baba Simon de son vrai nom Mpéké Simon, dans cette localité est riche d’enseignements tant elle renseigne entre autres sur le refus de ce dernier à se laisser enfermer ou piéger par les frontières internes d’un pays, sa capacité à s’approprier les lieux quels qu’ils soient… L’action de Baba Simon nous servira, de trame critique de cette obsession paresseuse voir handicapante à lire l’action sociale et même politique sous le prisme identitaire ou même ethnique. En d’autres termes, en quoi l’action de Baba Simon participe-t-elle à affirmer notre droit à la circulation pour faire société ou pour créer le commun au Cameroun ?

Dépasser l’autochtonie

Proclamer son droit à la circulation en allant vers d’autres personnes et d’autres lieux nous donne à penser aux idées de relation, d’ouverture ou encore de rencontre avec l’autre. Circuler dans un espace tranche avec toute forme de sacralité du lieu de naissance d’un individu. Le lieu ici est une forme d’opportunité qui prédispose l’individu à s’ouvrir aux autres et au monde. Ce lieu ne s’appréhende pas comme la chose d’un groupe. Mais il apparait comme une fenêtre pouvant faire évoluer la conception que l’on se fait du bien fondé du rapprochement avec l’autre comme mode de réinvention d’une façon de faire. Une réinvention chargée d’ingrédients qui participent à donner un certain sens à la relation et qui permet, par extension, aux uns et autres de se connaitre. Cette réinvention exige, par ailleurs, la mobilité et le refus de se considérer comme l’unique centre d’un lieu.

Baba Simon, en affirmant son droit à la circulation au Cameroun, s’est donc refusé de promouvoir son lieu de naissance comme un centre qui regarde les autres lieux comme des périphéries. Par la trajectoire et l’action de Baba Simon dans la région de l’Extrême-nord, on pourrait interroger la pertinence de ces catégories floues et ambiguës comme celles d’«autochtones» et d’«allochtones» qui figurent dans la Constitution du Cameroun. En observant la mobilité de Baba Simon, ce dernier ne s’est pas encombré de savoir s’il était autochtone ou allochtone. Ce qui le préoccupait c’était la rencontre avec ces semblables en humanité tout en mettant en évidence le fait que l’ouverture participe à créer du commun suivant cette maxime d’Edouard Glissant, «changer en échangeant».

Au regard de ce que l’on observe aujourd’hui dans l’espace public au Cameroun où la question ethnique est largement usitée, investir la trajectoire de Baba Simon avec l’affirmation du droit à la circulation interroge sur la capacité que nous avons à créer du commun. En effet, la trajectoire de Baba Simon fondé sur son droit à circuler au Cameroun donne à voir que sa préoccupation première n’était pas d’aller vers des personnes venant de son lieu de naissance et encore moins de s’ériger en défenseur absolu de ce lieu ou de la communauté ethnique à laquelle on pourrait être tenté de l’assigner.

Dans la localité de Tokombéré où il a été, son investissement dans le secteur de l’éducation est resté gravé dans les mémoires. Un de ses anciens élèves, Jean-Baptiste Baskouda lui a d’ailleurs consacré un livre dont le titre est fort évocateur, « Baba Simon, le père des Kirdis», publié aux éditions Cerf en 1988. Si on s’arrête sur le titre de ce livre, on pourrait bien se demander si Jean-Baptiste Baskouda ne fait pas de Baba Simon l’ancêtre des personnes s’identifiant comme Kirdi, mais que non. L’auteur met en évidence l’œuvre d’un homme qui, par son dévouement pour les petites gens, aura montré que les catégories constitutionnalisées d’autochtones et d’allochtone ne sont pas toujours pertinentes à convoquer dans l’optique de donner un contenu à ce qui pourrait être « un Camerounais ». Vaste programme de réflexion sur cette question : c’est quoi être camerounais.

Dans la préface de ce livre cité précédemment, Hyacinthe Vulliez parlant de Baba Simon écrit : « …celui que tous les villageois qui l’ont rencontré et fréquenté ou tous ceux qui vivent encore de sa présence dans la plaine assoiffée de Kudumbar ou sur les pentes austères et grises du Mandara aiment à nommer tout simplement « Baba », [c’est-à-dire], « Papa »…[il] eut l’audace folle de vaincre toutes les peurs, toutes les critiques et tous les refus pour partager leur [kirdis] sort et témoigner ». On pourrait se dire qu’être camerounais en nous référant à la trajectoire de Baba Simon, c’est se considérer partout chez soi comme co-héritier avec les autres de l’espace que l’on occupe, c’est reconsidérer les assignations identitaires en laissant éclore des logiques d’appartenance des personnes à divers groupes aux valeurs et intérêts également divers, c’est intégrer que le sujet politique ne saurait être réduit à une identité ethnique…

Casser les murs de la prison ethnique

Baba Simon est né en 1906 à Edéa, dans la Sanaga-Maritime. Se sachant partout chez lui au Cameroun, l’exercice de son droit à la circulation ne fait pas de son appartenance à un groupe ethnique, un fétiche qui exclut. Baba Simon s’est pensé en relation avec l’autre. L’autre ici n’est pas réduit à celles et ceux qui partagent son groupe ethnique. On pourrait qualifier cet autre de semblable en humanité. Porté par son droit à la circulation, il s’est retrouvé dans la plaine de Kudumbar dont la signification en zoulgo veut dire « terre de combat », « champ de bataille ». Car, dans cette plaine, on a enregistré divers combats entre groupes s’identifiant comme autochtones (entre autres, Mada, Mboko, Moloko, Mouyang, Zoulgo) et le groupe identifié comme peulh qualifié par les premiers d’envahisseurs (allochtones). C’est donc dans cet endroit que Baba Simon va s’installer. Animé par sa passion d’aller à la rencontre de l’autre, ses actions dans cette plaine visent dès lors à inviter les différents groupes en conflits à embrasser l’Humanité. Le sens de l’écoute dont il a fait preuve, a été déterminant dans son action. Un sens de l’écoute qui l’a amené à aller vers tous les acteurs. Il a ainsi pu établir un rapport de confiance avec les acteurs en conflit et bien d’autres.

La passion de Baba Simon à se rendre dans la région de l’Extrême-nord du Cameroun rame à contre-courant de cette mentalité ambiante qui sature l’imaginaire dans la partie sud du Cameroun au sujet de cette région. Les populations de cette partie septentrionale sont, très souvent, qualifiées de « haoussa » alors que les personnes s’identifiant comme telles sont à retrouver au nord du Nigéria et au sud du Niger. En outre, la situation de décalage géographique de cette région génère dans l’imagerie populaire l’idée selon laquelle cette région serait un véritable « territoire à part ». D’ailleurs la décision de Baba Simon de se rendre dans cette région ne va pas être approuvée tant par ses amis que ses supérieurs hiérarchiques au sein de sa communauté religieuse. «C’est fou, c’est suicidaire » lui disait-on. Animé par sa passion d’aller partager la parole de Dieu avec les populations de la région de l’Extrême-nord, Baba Simon nous donne à réfléchir sur ce qu’on pourrait appeler la pensée de l’exode. Cette pensée rompt avec les catégories floues et ambigües que l’on retrouve dans la Constitution du Cameroun, autochtones et allochtones. Une pensée de l’exode qui affirme son droit à la circulation et qui ne s’encombre pas de l’enfermement ethnique. Une pensée de l’exode qui fait de l’ouverture et de la rencontre avec les autres une approche pour bâtir le commun. La trajectoire de Baba Simon offre donc des idées pour construire une philosophie du commun. Il nous revient donc de nous saisir de ces idées pour fuir cette lecture handicapante du fait social sous le prisme ethnique.

En nous saisissant de la trajectoire de Baba Simon, cette réflexion tente d’imaginer le commun à partir d’une lecture critique de la notion d’ethnie comme modalité explicative d’un fait social. La trajectoire de Baba Simon met en lumière la beauté d’une pensée de l’exode dans un pays qui se singularise par sa diversité. Ce faisant, on est préoccupé de voir comment la trajectoire singulière de Baba Simon pourrait nourrir notre imaginaire à partir des idées neuves à même de penser un commun où les sujets politiques sont tous co-héritiers de ce lieu nommé Cameroun et de l’espace monde en général.

Après ce premier texte liminaire, les réflexions suivantes prendront ancrage sur la trajectoire de Baba Simon et permettront de s’appesantir sur la question de l’appartenance à un territoire que d’aucuns tentent d’ériger comme un fétiche. On sera préoccupé de voir comment l’action de cette figure historique, dans son engagement dans la plaine de Kudumbar, déconstruit l’idée d’une appartenance territoriale considérée comme un lieu sacré qui exclut. On va conclure cette petite série sur Baba Simon par une autre analyse qui postule qu’une lecture ethnique comme modalité explicative d’un fait social trahit non seulement la défaite de la pensée mais elle révèle également une forme de paresse dont le simplisme est son ADN.

Notes

1. Cité par ZELAO Alawadi, « Elite traditionnelle et domination dans le champ politique local : illustrations à partir de l’arrondissement de Tokombéré1 dans l’Extrême-Nord Cameroun » in research.uni-leipzig.de/eniugh/congress/fileadmin/eniugh2011/papers/Zelao_Elit_traditionel_et_chanp_politic.pdf Consulté le 02/06/2016 à 12h25.

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