Catherine Rouhier, Grenoble, France, February 2006
Vivre ensemble
Construire du lien entre les être humains; Construire la paix à petits pas.
Alain Touraine quand il pose la question qui le préoccupe dans le titre même de son livre « Pourrons-nous vivre ensemble ? » constate que nous voyons se défaire devant nos yeux les ensembles à la fois politiques et territoriaux, sociaux et culturels que nous appelions des sociétés, des civilisations ou simplement des pays.
Pour vivre ensemble, sans doute devons nous respecter un code de bonne conduite, les règles du jeu social mais cela est loin de suffire. La réponse pour Alain Touraine va beaucoup plus loin. Elle consiste à développer en chacun la capacité de s’assumer comme acteur de sa propre histoire, de développer un projet de vie personnel et du même coup participer à un mouvement social.
C’est à partir de ce principe non social : effort d’un individu pour devenir un Sujet que doit être reconstruite une conception de vie sociale. Ceci se passe en deux temps :
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Transformation de l’individu en Sujet, ce qui n’est possible qu’à travers la reconnaissance de l’Autre.
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Transformation des institutions. « Nous ne pourrons vivre ensemble, c’est-à-dire, combiner l’unité d’une société avec la diversité des personnalités et des cultures qu’en plaçant l’idée de Sujet personnel au centre de notre réflexion et de notre action ».
Pour Jean-Claude Guillebaud, Etat républicain, intérêt général, morale civique, laïcité, service public au sens large sont les vocables qui se rapportent au même socle de croyances élémentaires sur lequel doit prendre pied la démocratie et à partir duquel peuvent s’épanouir les diversités enrichissantes. Il constate qu’aujourd’hui ce socle est ébranlé et que nos sociétés sont exposées à tous les vents d’une mondialisation économique, culturelle, médiatique et géostratégique, et confrontées à des dangers de tous ordres. Face à ces adversités il s’agit, pour lui, de retrouver ou de reconstruire un minimum de convictions collectives fédératrices et de manifester une claire volonté de vivre ensemble.
Edgar Morin parle d’une crise des fondements éthiques « Dans les sociétés archaïques et traditionnelles, les individus étaient pénétrés de devoir, de l’Interdit, de ce qu’il faut faire ou ne pas faire ». Il remarque aujourd’hui, dans la civilisation occidentale, un renforcement de l’individualisme et un affaiblissement du lien social. Il plaide pour une éthique de la compréhension d’autrui, seule capable de nous permettre de vivre ensemble. Il poursuit, en expliquant le paradoxe auquel les acteurs de cette éthique sont confrontés : « Pour changer la société, il faut d’abord changer les individus, mais pour changer les individus, il faut changer les institutions. La solution est donc de s’aider les uns les autres, certains acteurs de la société dirigeant leurs actions vers les individus, d’autres, vers les institutions ».
Et c’est vrai que nous voyons se multiplier, partout, des initiatives encourageantes qui s’engagent dans de très nombreux domaines à l’évolution des idées, des comportements et des institutions. Elles appellent, ces initiatives, à un sursaut de conscience collective et offrent ainsi une bonne raison d’espérer.
Il semble donc urgent de prendre en compte toutes ces difficultés et de s’engager activement dans une refondation du monde pour aujourd’hui et pour les générations futures et l’Ecole de la Paix participe à ce défi. Pour elle, il n’y a aucune fatalité aux désordres du monde et elle s’inscrit dans une volonté d’agir de façon pragmatique pour restaurer ou reconstruire des valeurs individuelles et collectives.
Vivre ensemble ne va pas de soi et il faut répéter que cela s’apprend. On pourrait décliner un certain nombre de définitions de ce vivre ensemble. C’est :
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Promouvoir des valeurs
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Développer la solidarité
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Réorganiser notre vie commune sur la terre
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Former à la citoyenneté
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Prévenir les conflits
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Respecter les cultures, les religions
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Renforcer la volonté des individus à être des acteurs
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Apprendre à chacun à reconnaître en l’Autre la même liberté qu’en soi même…
Devant la grande diversité de cette notion de vivre ensemble, se pose la question de la nature du champ d’action.
Vivre ensemble : une éducation à petits pas
En 1986, quelques adultes se regroupaient pour apporter une réflexion sur le thème de la Paix. Une Association fut fondée qui s’appelait « les Amis de la Paix » . Deux ans plus tard, une rencontre avec une Association italienne « La Scuola di Pace » fut déterminante. L’idée d’une Ecole fait son chemin et l’Association change de nom pour devenir « Les Amis d’une Ecole de la Paix ». En 1998 elle crée l’Ecole de la Paix. Nous avons été très souvent amenés à nous expliquer et à nous exprimer sur ce que nous entendions par la paix elle-même et nous ne voulions surtout pas l’enfermer dans la définition classique du dictionnaire : « La paix, c’est l’état d’un pays qui n’est pas en guerre ».
La paix est une notion universelle qui concerne chaque homme et qui correspond à son désir profond. Elle est une valeur pour tous les hommes, c’est par elle qu’une nouvelle culture doit émerger. Elle a de multiples visages, celui de la dignité, de la solidarité, du partage, de la justice, de la fraternité. Peu à peu, pour les membres de l’Association, promouvoir la paix se confond avec créer les conditions de vivre ensemble et ils adhèrent à cette phrase du philosophe Alain « La paix n’est jamais, il faut la faire, la vouloir et donc y croire » .
Le pôle central de l’Association est le pôle éducatif qui comporte plusieurs axes :
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La conceptualisation d’ouvrages pédagogiques dont l’objectif essentiel est de fournir un véritable programme d’acquisitions des valeurs depuis la maternelle jusqu’à la fin des études secondaires. La démarche est basée sur la prise de conscience de ses propres comportements ou de certains comportements, des bienfaits ou des ravages qu’ils peuvent provoquer chez l’autre et d’autre part sur la mise en place des valeurs indispensables pour vivre ensemble. Tous ces ouvrages servent au propre usage de l’Association pour des séquences de travail sur un thème donné mais aussi peuvent être utilisés par des enseignants, des animateurs ou tout adulte désireux de s’engager sur le chemin de la paix avec un groupe d’enfants ou de jeunes.
Certains ouvrages ont été adaptés pour des pays en guerre ou en sortie de guerre avec la collaboration des enseignants de ces pays ; ce fut le cas, par exemple pour l’Algérie, la Colombie, le Rwanda et d’autre pays encore.
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La prévention des conflits par le recours d’un outil pédagogique spécifique « Le sentier de la guerre ou comment l’éviter » . Exposition accueillie par des collèges des bibliothèques, des centres sociaux. Elle incite les élèves à prendre conscience de ce que sont les préjugés, les discriminations, la rumeur, les différences, le bouc émissaire, tous ces germes de tensions, d’injustice et de guerre.
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L’animation de certains thèmes comme « l’autorité et la loi, mon corps, ton corps » . Ces animations qui ont lieu le plus souvent à la demande d’enseignants, s’étalent sur plusieurs semaines au rythme d’une heure par semaine pour permettre la réflexion et les changements de comportement.
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L’intervention sur demande, dans des situations de crise pour répondre à des phénomènes de violence, d’incivilités ou d’incapacité de vivre ensemble. La violence prend des formes paroxystiques à certains moments. Elle représente cependant, un trésor d’énergie et de vitalité. C’est pourquoi la réponse vise d’abord à permettre l’élaboration de cette violence par le langage et ensuite à transformer cette énergie pulsionnelle destructrice en énergie collective créatrice qui peut prendre différentes formes. L’engagement de l’Ecole de la Paix peut durer, dans ces circonstances, un bon trimestre à raison d’une séance par semaine. A titre d’exemples, plusieurs types de situations peuvent être abordées :
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Lorsqu’un enfant, un jeune ou toute autre personne exerce sur un autre enfant, jeune ou groupe, une domination, une force ou une toute puissance, vivre ensemble n’est plus possible :
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Il est nécessaire, à ce moment là, de travailler cette Loi qui fonde les relations humaines : « Il est Interdit de faire de l’autre ce que je veux, quand je veux, où je veux, comme je veux ». Cette Loi, inscrite nulle part mais transmise, par voie orale, de génération en génération est l’impératif que tout sujet doit s’imposer pour tenir compte de l’Autre. C’est comprendre et accepter pour chacun l’obligation d’accéder à l’autre sans violence. Cette Loi impose des limites dans la relation entre deux ou plusieurs personnes en interdisant les comportements de toute puissance, de maîtrise, de pouvoir l’un sur l’autre.
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Quand des enfants, des jeunes, des adultes ne veulent pas se soumettre aux règles et aux lois d’une vie en classe, en famille ou en société, vivre ensemble n’est plus possible :
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Il est important, à ce moment là, de travailler la nécessité des lois et des règles. Ce travail rentre dans un processus d’apprentissage pour que chacun comprenne le sens des règles, se les approprie, les intériorise et les applique quand la situation se présente. Règles et lois sont essentiels pour faire régner l’harmonie. Vivre en société, c’est connaître les lois et accepter de les suivre. On peut être des millions à former une société, si chacun accepte d’obéir aux mêmes lois, nous pourrons vivre ensemble.
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Quand des enfants, des jeunes ou des adultes se voient jugés, exclus de certains groupes et qu’une discrimination est exercée vis-à-vis d’eux, vivre ensemble n’est plus possible :
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Il est nécessaire, à ce moment là, de travailler les différences, la tolérance, de faire découvrir la diversité des cultures, des intérêts, des désirs, des façons de vivre. Il s’agit d’expérimenter, de débattre pour comprendre qu’une opinion différente permet de se poser des questions, de progresser dans sa façon de voir, de penser et d’agir. C’est faire découvrir que toutes les petites attitudes quotidiennes où règne le mépris peuvent mener à des frustrations et des humiliations, sources de tensions et conduire à la violence.
Quand, dans une société, des enfants ne sont plus protégés et subissent de la part des adultes des atteintes à leur corps, le vivre ensemble n’est plus possible :
Il est nécessaire, alors, de faire de la prévention des comportements sexistes et des violences sexuelles, par une meilleure connaissance de l’autre, et prendre conscience de nos différences. Il s’agit d’initier des changements de comportements et attitudes entre les deux sexes pour développer une société où les relations homme/femme prennent tout leur sens et chercher ensemble des réponses ou savoir à qui parler quand ces situations se présentent.
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Quand des Etats ne respectent plus les règles et les lois qui régissent leur rapport, se servent de la force pour régler leur conflit, le vivre ensemble n’est plus possible :
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Il est nécessaire de travailler à la prévention des conflits, à l’exercice de la médiation et découvrir que le règlement pacifique des conflits développe plus de liens entre les humains et plus de civilisation entre les peuples. L’étude de la construction européenne montre qu’après deux siècles de guerres, l’Europe a pu passer de la guerre à la paix et cela en tendant la main à l’ennemi, en proposant une coopération et en mettant en place une Haute Autorité, tenant lieu de médiateur. L’Union Européenne est un exemple de vivre ensemble en créant entre les peuples, les conditions d’une paix durable.
Tous les ouvrages et outils pédagogiques de l’Association permettent d’étudier tous ces thèmes tout au long de l’éducation dont le dénominateur commun est le respect : respect de soi, respect de l’autre, basé sur la prise de conscience qui permet de reconnaître en chacun une personne humaine égale à soi même « L’Humanité de la personne d’autrui comme en soi même », écrivait Kant. Ce respect est, retenue, suspension de l’acte insolent, blasphématoire, violent ou destructeur. Il pose un accord tacite, une limite à ne pas franchir. C’est une éducation qui se fait à petits pas.
Démarche pédagogique
L’approche utilisée dans l’éducation au vivre ensemble s’appuie sur une méthodologie où le rôle de l’imaginaire tient une place importante. Plusieurs temps interviennent dans le déroulement du travail :
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Un temps d’évocation qui consiste à faire l’état des lieux d’une part des images et des représentations mentales stockées dans l’imaginaire et d’autre part des savoirs de chacun au sujet du thème abordé.
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Un temps d’expérience : cette étape se réalise au travers d’une rencontre, d’un film, d’une exposition, d’un histoire…
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Un temps d’échange et de débat : ce qui a été vécu a besoin d’être élaboré par une parole et discuté pour être clarifié, enrichi par les uns et les autres.
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Un temps de création d’un support c’est-à-dire une réalisation individuelle ou collective (poème, journal, scénette, chanson, marionnette…) qui enracine par sa symbolisation tout le travail réalisé précédemment. C’est cette image mentale stockée qui motivera un engagement si l’ensemble du travail a été réalisé dans une ambiance agréable.
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Un temps d’action pour mobiliser et soutenir l’ensemble du projet.
La parole ne suffit pas à la transmission d’un savoir, c’est pourquoi le passage par des représentations mentales est indispensable. Les images mentales sont à la base de notre capacité à penser et à agir.
Quand chacun de nous se pose la question, face à une situation « j’y vais ou j’y vais pas » la réponse apportée est dans l’imaginaire de chaque personne. Si la situation à laquelle nous devons faire face a été précédée d’une situation similaire qui a pu laisser des traces agréables, notre réponse sera, à priori, « j’y vais » mais si nous avons gardé des traces d’inquiétude, de difficultés, ayant laissé un arrière goût désagréable, notre réponse penchera vers le non. L’engagement demandera un plus grand effort.
L’imaginaire est le lieu de stockage des images mentales chargées de plaisir ou de déplaisir. Chacun se construit une représentation mentale de l’autre ou d’une situation à partir de ses propres expériences, de son investissement affectif, et de son engagement dans la rencontre ou dans le moment vécu.
Si ces moments vécus sont globalement mêlés de plaisir, les représentations mentales intériorisées vont développer le désir d’autres engagements. Si, au contraire, ces moments sont davantage chargés de déplaisir, ils font émerger une crainte qui mène à des conduites d’évitement et de repli sur soi.
Les outils et les activités de formation de l’Ecole de la Paix sont basés sur cette mobilisation constructive de la fonction de l’imaginaire pour faire naître des images mentales dynamiques, restaurer des représentations douloureuses, transformer des images violentes.
Enrichir l’imaginaire est un axe fondamental de l’éducation car c’est un lieu nécessaire dans lequel tout être puise, pour y trouver les réponses aux questions de son existence
Il ne faut donc pas baisser les bras devant cet effondrement civique qui nous dépasse aujourd’hui mais considérer que la civilisation, au sens tout simple d’être capable de vivre avec les autres en société, cela s’apprend. C’est un travail énorme, mais il vaut la peine que le plus grand nombre de personnes s’y engage.
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