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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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L’histoire d’une minorité politique : les chiites irakiens

Les clefs de la marginalisation politique en Irak.

Mots clefs : Théorie du conflit identitaire | Chiisme et paix | Conflits sécessionnistes | Organisation communautaire | Organisations et acteurs politiques locaux non gouvernementaux | Société civile | Moyen Orient

Une minorité politique historique : les chiites irakiens

Depuis la crise irakienne de 2003, les chiites irakiens sont devenus les acteurs principaux de la reconstruction politique en Irak. Mais pour comprendre ce fait nouveau, il convient de revenir à l’histoire en expliquant que cette communauté - qui représente entre 52 et 60 % de la population (chose unique dans le monde arabe) et se répartie sur tout le territoire - a longtemps été privée et marginalisée de la scène politique, depuis la formation de l’Irak contemporain.

Nous tenterons, dans un premier temps, de comprendre les fondements de cette marginalisation (I) puis nous verrons que les chiites bien avant la crise de 2003 avait tenté un retour à la politique (II).

I. Les fondements de la marginalisation des chiites de la scène politique irakienne

1. Parler des chiites irakiens nécessite avant tout de rappeler certaines réalités historiques et démographiques.

Les chiites irakiens sont pour la plupart de nouveaux convertis depuis le XIXème siècle. Les premiers chiites étaient une population constituée par une minorité urbaine, mais avec l’arrivée de tribus bédouines venues de la Péninsule Arabique, les conversions sont nombreuses - par souci d’intégration - et la population chiite devient majoritairement rurale. En effet la plupart des chefs de tribus se nomadisent et deviennnent de grands propriétaires terriens sous l’influence des clercs des grandes villes saintes qui les convertissent pour barrer la route au wahhabisme. Très vite, la communauté chiite est - malgré la présence d’une bourgeoisie marchande et d’une inteligensia - marquée par un retard économique et social.

2. Pourquoi une marginalisation politique ?

Tout commence sous le Mandat britannique qui, en 1921, place à la tête de l’Irak un dirigeant issu de la dynastie hachémite installé de 1918 à 1920 à Damas. Ce nouveau pouvoir de confession sunnite, imposé par l’étranger, s’appuie dès le début sur les militaires arabistes sunnites du pays, et bénéficie du soutien de la politique britannique.

Dans les années 30, les chiites n’occupent que 15 % des postes du gouvernement alors qu’ils étaient déjà majoritaires. Ils sont aussi sous représentés à l’Université et ce phénomène ne cessera de s’accroître.

Dès le départ, il s’agit donc d’une volonté des autorités en place de marginaliser les chiites en politique.

Une autre raison est à prendre en compte : la suspicion qui pèse et qui a toujours pesé sur les chiites d’être des instruments manipulés par l’Iran afin de s’ingérer dans les affaires internes de l’Irak. En effet, l’Iran, voisin de l’Irak, a toujours été considéré comme ennemi de ce dernier en tant qu’Etat persan à majorité chiite. Et particulièrement depuis 1979, l’Iran est l’ennemi juré du gouvernement irakien qui a toujours craint une contagion de la révolution islamique en l’Irak. Cependant les chiites irakiens sont à majorité arabe et la proportion de population d’origine persane qui s’est établie autour des villes saintes chiites est d’environ 5 %.

La législation mise en place sous le mandat britannique - et qui a perduré jusqu’à la chute de Saddam Hussein - est particulièrement discriminatoire. Le code de nationalité date de 1924 : pour être considéré comme véritable Irakien il faut être apte à prouver ses origines ottomanes, étant entendu que de nombreux chiites arabes ont préféré ne pas avoir la nationalité ottomane pour échapper à la conscription.

Il existait donc trois catégories d’attribution de nationalité :

  • les Irakiens d’origine ottomane ;

  • les Irakiens d’origine arabe ;

  • et la catégorie la plus dépréciée : celle des Irakiens considérés comme d’origine iranienne.

La discrimination envers les personnes nées en Irak et non déclarées ottomanes, est sevère dès 1927 : ces Irakiens non naturalisés se voient interdits d’accès à la fonction publique et à la propriété terrienne.

En 1935, certains métiers leur sont interdits entraînant la diminution de cette population.

Sous le régime bassiste, la déportation des populations iraniennes est massive. La première vague a lieu en 1969, une deuxième cette fois-ci de la minorité kurde chiite, puis dans les années 75 à 80 un redoublement et une expulsion de 75 000 chiites accusés d’être d’origine persane et des opposants de Saddam Hussein.

En 1983, en pleine guerre Iran-Irak, une répression féroce s’abat sur les chefs religieux mettant en doute la loyauté des soldats.

II. Les tentatives d’un retour à la politique

Les chiites irakiens sont loin d’avoir subi cette situation en simples spectateurs. Au contraire, avant l’arrivée des hachémites au pouvoir en Irak, les britanniques qui avaient un mandat sur cette région, ont dû faire face à une violente révolte contre leur occupation, organisée et relayée par trois groupes différents :

  • les nationalistes urbains chiites et sunnites impatients de secouer une tutelle trop lourde ;

  • les tribus chiites du Sud en réaction à l’ingérence des britanniques dans les affaires tribales ;

  • les ulémas.

On l’a compris, les chiites sont animés, dès ces années là, par un esprit de révolte fondé sur un sentiment de patriotisme qui deviendra par la suite un patriotisme irakien.

L’année 1920 consacra même l’émergence d’un leader politique, l’Ayatollah Shirazi qui promulgua une fatwa refusant qu’un non musulman puisse gouverner l’Irak.

Aujourd’hui, ces événements du passé sont liés à la situation actuelle des chiites irakiens qui se révèlent être les promoteurs d’un nationalisme irakien moderne, d’un patriotisme irakien en opposition avec le nationalisme arabe. C’est en effet dès 1920 que le mythe fondateur de l’Irak prend sa source dans cette révolte.

Après cette révolte, le pouvoir hachémite décide dès son arrivée de casser le pouvoir religieux et il expulse une partie de ses dirigeants en les accusant d’être persans.

Les années de l’entre-deux-Guerres laissent place à une série de luttes politiques des chiites en vue de participer au gouvernement. Au départ, il s’agit d’un mouvement pacifique qui par des pétitions réclame l’égal accès aux services politiques et publics, mais en 1935, cela se transforme en révolte armée à base tribale après l’exclusion aux élections de 1934 d’un candidat chiite.

Dans les années 1940, le retard du niveau d’éducation des chiites est en passe d’être comblé et les élites intellectuelles réclament davantage d’égalité. C’est à cette époque que les populations chiites s’engagent massivement au sein des partis d’opposition tels que le parti national démocratique ou le parti communiste, mais aussi à l’époque le parti Baa’th. Parallèlement, une renaissance intellectuelle du clergé chiite s’opère pour récupérer ces âmes perdues.

A partir de 1969, le Baa’th ayant accédé au pouvoir, une répression d’Etat s’organise contre les centres intellectuels religieux des villes saintes. A cette époque, un religieux chiite voit sa doctrine s’imposer de plus en plus. Cet ayatollah d’origine iranienne est le fameux Mohammed Baqr Al Sadr, auteur notamment du livre « Notre économie » où il compare l’économie capitaliste, communiste et islamiste laissant au lecteur la possibilité de faire son choix.

En 1979, le triomphe de la révolution islamique en Iran n’est pas sans inquiéter le gouvernement baa’th en place, et constitue l’une des principales raisons du déclenchement de la Guerre fratricide de 8 ans entre l’Iran et l’Irak.

En 1980, Sadam Hussein tente au travers d’élections, de rallier les opposants à son régime pour permettre aux chiites d’accéder sous contrôle à certaines fonctions importantes. Durant le conflit contre l’Iran, les chiites irakiens n’ont de cesse de prouver leur attachement à l’Irak et leur patriotisme au-delà du chiisme.

Après la guerre du Golfe, qui suit peu de temps la fin du conflit irako-iranien, une révolte s’organise en Irak contre le régime de Saddam Hussein. Mars 1991 voit la naissance d’une double révolte kurde et chiite qui traverse le pays. Cette révolte qui devait être soutenue par les forces américaines laisse place à deux semaines de bombardements intensifs contre Bassorah et les villes saintes chiites. La répression est sanglante et entraîne l’exode de plus de 100 000 personnes vers l’Arabie Saoudite et le Koweït. Des mesures draconiennes sont prises à l’encontre de ces populations notamment des arabes des marais qui voient ceux-ci presque entièrement assechés. Les membres chiites ayant un semblant de pouvoir sont totalement évincés ou rétrogradés.

III. Conclusion

A ceux qui parlaient avant la guerre de 2003 d’un soutien volontaire de la population irakienne à son leader Saddam Hussein, il est intéressant de répondre par l’histoire et de montrer que certes la majorité de la population irakienne a été cantonnée depuis la création de l’Irak à un rôle de minorité politique, mais que cet état de fait n’a pas été sans susciter de révoltes de la part des populations et qu’il a été de plus accentué pour des raisons internes mais aussi extérieures à l’Irak.

L’après 2003 a donc vu l’apparition sur la scène politique en masse des chiites et leur volonté réelle de participer à la reconstruction politique de l’Irak. Mais c’est avant tout une réaction à une histoire trop longue de marginalisation, renforcée par la peur de perdre à nouveau la possibilité d’accéder au pouvoir. Le phénomène de communautarisation des chiites n’est donc qu’une réaction ponctuelle à ce passé et les différences entre les partis se creusent au fur et à mesure prouvant par là-même que l’union du bloc chiite n’est pas une question religieuse mais davantage un problème de lutte d’accession.

Voici l’une des clefs indispensables à la compréhension de l’actualité et de la reconstruction politique irakienne.