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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier :

, Grenoble, janvier 2018

Frantz Fanon : Repenser les catégories raciales et le fonctionnement du racisme

Ne pas s’enfermer dans les catégories « blancs et noirs »

Mots clefs : France | Caraïbes

Frantz Fanon (1925-1961) est un jeune exalté, pétri d’amour de la Patrie, qui ne supporte pas l’invasion de la France et qui veut aller se battre. Après avoir lancé son appel, De Gaulle a ouvert des centres [de recrutement pour la France libre] dans les colonies. Dans les Antilles, puisque les îles françaises sont sous blocus, les centres sont installés dans les îles anglaises avoisinantes. Les jeunes Martiniquais, comme Fanon, comme mon père, partent de nuit sur des bateaux à voile, sous le tir des canonnières françaises, pour rallier les îles anglaises. C’est pour montrer les conditions dans lesquelles Fa-non, élève en première, s’enfuit et va rejoindre les troupes gaullistes pour défendre la France. Ces troupes sont envoyées aux États-Unis pour recevoir formation et équipement. Puis Fanon va débarquer en Afrique du Nord, il va faire toute la campagne d’Italie, il va débarquer en France. On pourrait dire fin de l’histoire. Sauf que lui va découvrir le racisme au sein de l’armée et il ne va pas du tout supporter cette condition de troupe coloniale. Tous les rapports qui parlent de lui le montrent quasiment comme un héros, quelqu’un qui réalise des exploits mais qui s’arrange toujours ensuite pour ne jamais être félicité, ne jamais être décoré, ne jamais être repéré par sa hiérarchie.

À la fin de la guerre, il bénéficie des programmes pour continuer ses études de médecine, en psychiatrie. Dès la fin de ses études, en thèse, il va travailler dans les environs de Lyon, dans une équipe qui cherche à critiquer la psychiatrie en France. Il est donc déjà dans une forme de radicalisme. Son premier projet de thèse, ça va être l’ouvrage Peau noire, masques blancs mais qui va être rejeté car trop polémique. Il y aborde en effet la question de la race vue du point de vue des dominés. Il va faire une thèse de complaisance pour obtenir son diplôme. Il continue son travail sur l’anti-psychiatrie et il décide de s’engager en Algérie. Là-bas, à Alger, il y a une école de psychiatrie, qui s’appelle l’école d’Alger, qui soutient l’anthropologie coloniale, la folie innée des Arabes, des Algériens, leurs capacités cognitives diminuées. Fanon va se retrouver en butte avec ce milieu-là. En 1956, il va démissionner avec une lettre officielle au président de la République et tout de suite adhérer au FLN [Front de libération nationale, qui milite pour l’indépendance de l’Algérie] ! Au cours de ces années de guerre, il va apprendre qu’il est atteint d’une leucémie assez foudroyante. La dernière année de sa vie sera consacrée à la rédaction des Damnés de la terre, qui sera une sorte de testament, où il analyse notamment les révolutions anti-colonialistes.

Table : Dans notre réflexion collective, on a remarqué la tension entre assumer un passé et ne pas être prisonnier de ce passé. On a aussi noté la première phrase : « Seront des aliénés nègres et blancs [ceux] qui auront refusé de se laisser enfermer dans la consubstantialité du passé. » On note la volonté de Fanon de se présenter comme homme et donc de mener un combat universel. Avec les termes « nègres et blancs », Fanon pose un combat universel et en même temps il fait une distinction : le Noir est aliéné par la domination mais aussi le Blanc, peut-être malgré lui, qui peut être solidaire de cette domination. Ça rejoint un peu ce qui a été dit dans un groupe précédent, par exemple sur la lutte afro-féminisme : on est tous d’accord pour dire qu’on veut mener des combats ensemble, mais c’est trop facile de dire qu’on peut le faire comme ça, sans réflexion sur comment construire cette solidarité, notamment en tant que Blanc.

« Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. »

Extrait de Peau noire, masques blancs

Kenjah : Ça, c’est le cœur de la problématique. Très souvent, Fanon est récupéré, mais si ce n’est pas tout à fait le mot, par le mouvement de la négritude, par les mouvements de résistance en Afrique, par tout un imaginaire de la résistance raciale, parce que Fanon a été un auteur engagé. Tout ce qu’il a dit, il l’a fait et tout ce qu’il a fait, il l’a dit. C’était quelqu’un de radical et une figure héroïque. Pourtant, 80 % des fois, on le fait mentir. On le prend pour un héros de la cause noire, ce qu’il ne souhaitait pas. Fanon disait : « Je ne suis ni noir, ni blanc, je suis homme. » Dans ce texte, il y a cette phrase « Chaque fois qu’un homme s’est battu… » Il ne dit pas le Noir, le Blanc, il dit « homme ». Pourtant il a écrit un bou-quin qui s’appelle Peau noire, masques blancs. Il n’abandonne pas le discours en terme de races, tout en disant que c’est un discours qui nous enferme et qu’il faut casser. Dans un autre texte il dit : « Ok, ça c’est l’idéal, mais il y a un effort de désaliénation à mener. » Je le lis comme ça : Fanon condamne les faits causés par le racisme systémique — qui sont réels — car, dit-il, la société n’est pas déracisée et nous n’avons pas fait ce travail de désaliénation sur nous-même. Ça ne veut pas dire que je m’en re-vendique, ça ne veut pas dire que je défend des camps contre d’autres. Mais encore aujourd’hui, il y a des Noirs et des Blancs. Quand Fanon meurt en 1961, les Noirs marchent aux États-Unis pour avoir le droit de voter ou d’aller à l’université ; aux Antilles, on tue des ouvriers noirs de la canne à sucre parce qu’ils veulent être payés un franc de plus.

Table : Ce qui est intéressant dans la pensée de Fanon et de Glissant, c’est qu’ils refusent de s’enfermer dans une catégorie. Aujourd’hui, nos luttes sont bloquées à cause de la tendance à ne voir dans nos faisceaux identitaires que celui lié à la couleur ou à la religion. Ce que refuse de faire Fanon. Il parle d’un système de domination, il ne parle pas d’une couleur. Le défi aujourd’hui, c’est de sortir de cet enfermement identitaire et de refuser de n’être considéré que par une fameuse couleur. Fanon rejoint Glissant sur la notion de rencontre. C’est par la rencontre que Fanon, en Algérie, a réussi à dépasser la lecture des systèmes de domination liée aux catégories.

Kenjah : Le texte « Racisme et culture » (extrait de la contribution de Fanon au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, 1956) c’est la première expression claire et précise du racisme structurel. En fait, explique Fanon, le racisme a été inventé avant la race. Il a été le moyen de justifier l’exploitation de peuples conquis. Le modèle de l’esclavage dans les cannes à sucre est très ancien, il vient d’Inde, est passé par l’Iran, l’Irak, la Méditerranée. Le discours de justification à l’esclavage est venu ensuite. De-puis ce temps jusqu’à Touche pas à mon pote, on a été sur une dénonciation morale du racisme.

La vision que développe Fanon quand il dit qu’« il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logi-quement les inférioriser » est différente. Le système d’esclavage va mettre en place des techniques de « disciplinarisation » de la société. Il faut bien se rendre compte que le système esclavagiste n’est pas rentable : il faut beaucoup de forces de répression pour obliger les esclaves à travailler. Il ne devient rentable qu’en parvenant à mettre le maton dans la tête des esclaves. Grâce à la « disciplinarisation », les Noirs ont intériorisé la croyance qu’ils étaient inférieurs et qu’ils étaient destinés à être des es-claves. Ce système esclavagiste s’est survécu, s’est nourri et a duré quatre siècles. En créole, on dit « té-ter le lait » du système à l’école.

On ne choisit pas d’être raciste, on est éduqué à l’être. C’est ce que dit Nelson Mandela : « Aucun enfant ne naît raciste. Si on l’a éduqué à être raciste, on peut l’éduquer à ne plus l’être. »

Commentaire

Ali Babar Kenjah propose de repenser le monde avec Aimé Césaire, Frantz Fanon et Edouard Glissant. Une petite centaine de personnes ont pensé avec lui le lundi 22 janvier 2018 à partir de citations des maîtres penseurs, qui chacun pouvait commenter selon ses sensibilités. Cette soirée était organisée dans le cadre d’une soirée de l’Université populaire de la Villeneuve et son cycle « Que reste-t-il du passé colonial » (2017-2018). Son objectif est de poser la question de la pertinence du passé colonial pour comprendre le présent et d’imaginer notre futur.

Notes

Les Damnés de la terre est le dernier livre de Frantz Fanon, publié juste avant sa mort. Il est interdit de parution dès sa sortie, pour cause « d’atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat », en 1961. La préface de Jean-Paul Sartre a grandement contribué à diffuser le livre mais a eu tendance à occulter le texte de Fanon lui-même en justifiant la violence, tandis que « Fanon l’analyse mais ne la promeut pas » (préface d’Alice Cherki, 2002).

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