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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Paris, juin 2011

Analyse de la paix : les grandes lignes de forces contemporaines

L’évolution des idées.

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Les notions de paix et de sécurité sont aujourd’hui omniprésentes, tant dans la vie quotidienne des individus qu’entre les nations. Mais, en même temps, ces notions, apparemment évidentes, font l’objet de nombreuses interrogations et remises en cause.

Les questions de base pour Irénées sont les suivantes : faut-il s’interroger sur « la » bonne définition, sur le(s) objet(s) référent(s), sur le(s) secteur(s), les menaces ? Faut-il se préoccuper plutôt des pratiques de ces champs et des techniques de pacification ou de sécurisation ? Faut-il analyser la sécurité et la paix sous leur rapport au politique ? Et si oui, dans quel cadre : stato-national, régional ou mondial ?

I. L’approche réaliste des relations internationales

Pendant longtemps, sous l’influence de la vision réaliste du monde, la réponse qui emporta l’adhésion quasi totale de tous a été de concevoir la sécurité comme une question de survie et de lui présupposer une menace existentielle. Ce sont les notions de sécurité – sûreté évoquées précédemment. On les appréhenda essentiellement comme ayant trait à la survie physique de l’Etat-nation et à l’agression armée potentielle contre lui. La paix fut ainsi réduite à une question de défense, et fut considérée comme constituant l’objet privilégié des études de la « défense et de la stratégie ».

Sous l’influence de cette approche, les analyses en relations internationales se sont longtemps contentées d’appréhender la sécurité plus comme un objet empirique que comme un concept. Ce choix s’explique également par l’équivalence établie par le courant réaliste entre les notions de sécurité et de puissance. Dès lors, les analyses portant sur elle se sont réduites à une cartographie de la puissance et des menaces militaires et la paix comme une situation de non rupture, de statu quo par rapport à cet ordre : c’est la notion d’équilibre des puissances. On se souvient ainsi du jugement de Raymond Aron : « guerre impossible, paix improbable » à propos de la rivalité Est-Ouest, négligeant du même coup l’analyse interne des acteurs en présence. En contrecoup, les analyses choisissant de se centrer sur la paix, dans une perspective autre que l’ordre international perçu comme cet équilibre des puissances, ont été marginalisées, reléguées, et déléguées au secteur associatif.

Privilégiant ainsi la perspective empirique, ces analyses ont cependant négligé une dimension fondamentale de la sécurité : sa dimension ontologique et épistémologique. Comme il ressort des écrits de Hobbes, et plus récemment d’Edgar Morin (cf. Pour sortir du 20ième siècle), la sécurité a trait à « l’Etre », à l’existence, à la connaissance, à la relation aux autres êtres humains, à la médiation entre la vie et la mort, à la médiation entre le chaos et l’ordre. Dans son livre Politics of Security, Michaël Dillon analyse cette dimension en affirmant que la conception de la sécurité dérivée de la vision hobbesienne de la nature humaine et du politique repose en fait sur la tradition métaphysique qui fait d’elle le principe déterminant de la vie et de la politique moderne. Selon cette tradition, la sécurité est intrinsèquement liée au savoir, à la certitude, à la rationalité, à la technologie. Dillon affirme que si la sécurité a ainsi constitué le fondement de la pensée politique moderne, la tâche de la pratique politique a été de « sécuriser la sécurité » en instrumentalisant la technologie. Celle-ci n’a été conçue que dans le cadre de l’Etat. Cette approche se retrouve aujourd’hui dans maintes approches de think tank privilégiant les études de défense, l’analyse des menaces. Elle demeure pertinente et actuellement sous-représentée dans la banque de données d’Irénées.

Cette approche est aujourd’hui doublement remise en cause : d’une part, toutes les analyses ordonnées autour de la notion de sécurité humaine tendent précisément à démontrer que l’Etat peut constituer, de multiples manières, un élément d’insécurité pour la personne : soit en raison de la politique menée par les gouvernements, soit encore par sa fragilité. C’est également la métaphysique qui sous-tend les théories réalistes que les travaux de prospective remettent en cause : ainsi, fondé sur une utilisation des travaux scientifiques en biologie notamment, le dernier livre de Jeremy Rifkin décrit les exigences d’une « nouvelle conscience pour un monde en crise », et en appelle à une « civilisation de l’empathie », expliquant que « nos problèmes relèvent d’une déconnexion entre notre vision pour la planète et notre aptitude à la concrétiser : nos cerveaux, nos structures mentales nous prédisposent à une façon de ressentir, de penser et d’agir dans le monde qui n’est plus adaptée aux nouveaux contextes que nous nous sommes créés ».

II. Les remises en cause issues de la fin de la guerre froide

L’approche réaliste et stato-centrée a été maintenue pendant la période d’après-guerre et pendant la bipolarité de la guerre froide, mais depuis la fin des années 90, les phénomènes de mondialisation, de transnationalisation, de fragmentation, l’émergence des réseaux, les diasporas, etc. ont donné lieu à une nouvelle lecture du monde. Les thèmes du chaos, du désordre, de l’hétérogénéité, du clash civilisationnel, de la balkanisation énoncés dans le discours des néoréalistes ont remplacé l’idée de l’ordre et de la certitude introduisant la question du doute, de la peur épistémologique, de l’incertitude. L’Etat n’est plus alors l’acteur central et il convient de replacer la préservation de la sécurité et la promotion de la paix dans une approche plus large : les acteurs sont plus nombreux, la société civile intégrant la sphère internationale, les acteurs religieux sont de nouveaux pris en considération tout comme les cultures dans leur diversité. On reconnaît là les thèses d’Huntington par exemple. Par ailleurs, la mondialisation réinscrit l’économie dans le champ et celui du problème de la régulation politique de l’économie ; le champ de l’aide au développement en est bouleversé. Cette approche est actuellement assez bien représentée au sein de l’expertise développée par Irénées. L’association en reproduit d’une certaines façon les limites : quels sont les acteurs centraux, quels sont les acteurs secondaires ? Comment hiérarchiser les enjeux pour la paix aujourd’hui ? Les remises en cause de l’ordre bipolaire débouchent sur une incertitude fondamentale dont les « Livres blancs » de la défense, dans les différents pays, constituent des exemples probants de par leur difficulté à discerner le « visage » de l’ennemi. De la même façon, on se perd un peu en conjectures dans la banque de données d’Irénées, de par l’absence de hiérarchie des enjeux et peut-être de choix annoncés et revendiqués d’une lecture des relations internationales contemporaines.

Mais, ici encore, un élargissement des travaux traditionnels issus de cette seconde phase historique post-guerre froide nous amènent à contrebalancer cette perception d’un changement : dès lors que l’on intègre dans notre analyse des sociétés non pas seulement la thématique de la sécurité mais aussi celle du changement, et donc celle de l’ordre et du désordre, alors on peut inclure dans nos approches les travaux désormais traditionnels d’Edgar Morin sur l’entropie et la néguentropie (la Méthode), ceux de De Rosnay et ceux plus récents d’Henri Atlan, notamment le dernier, Le vivant post-génomique, qui porte sur l’auto-organisation et qui est riche d’apports pour notre compréhension de la gouvernance.

Ces brèves remarques manifestent l’enjeu actuel pour Irénées : en rester à une approche classique des travaux portant sur la paix et la sécurité, en intégrant les phases les plus récentes des travaux ; ou situer le travail à un niveau plus fondamental, qui intègre l’approche de la paix dans une approche plus globale sur les mutations contemporaines d’une part et une réflexion référée aux cycles d’ordre et de désordre liés au changement.

Sur le plan de l’analyse, ceci renvoie à une question globale déjà posée, mais en d’autres termes : peut-on continuer à concevoir la sécurité comme une question de défense et de stratégie ? Et comment situer les justes contours d’une approche sur la paix si l’on ne veut pas diluer la notion ou en faire simplement l’équivalent de la démocratie ?

III. Entre société du risque et sécurité humaine

Parmi les auteurs récents, Barry Buzan est l’un de ceux à qui on doit une interrogation sur les relations entre sécurité et défense ainsi qu’une tentative de théorisation de la question de la sécurité. Dans son livre People, States and Fear, publié initialement en 1987, Buzan a affirmé que la sécurité ne se réduisait pas à la seule sécurité nationale (ou la sécurité de l’Etat), mais qu’elle s’élargissait à de nouveaux objets et secteurs. Ces secteurs sont le militaire, le politique, l’économique, l’environnemental et le sociétal. Cependant, l’analyse de Buzan ne se limitait pas à décrire ce phénomène, mais elle tentait aussi de l’expliquer. Pour ce faire, il semblait affirmer que l’élargissement de la sécurité était le résultat de l’apparition de nouvelles menaces « objectives » contre les sociétés occidentales. Ainsi faisant, Buzan a anticipé sur une approche contemporaine que l’on retrouvera dans notre typologie. D’une certaine manière, Buzan décrivait au niveau international ce que Beck constatait au sein des sociétés et analysait comme l’émergence de « société du risque ». Si une tradition intellectuelle a pensé la sécurité et la paix en fonction des menaces, l’on conçoit que le terme de risque est différent, faisant passer l’analyse de secteurs déterminés – des acteurs et des armes identifiés – à l’idée de menaces plus diffuses, relevant finalement des effets pervers, au sens sociologique du terme, des interactions multiples des actions humaines : ainsi des thématiques environnementales, ou de la biopolitique. Pour Irénées, se dégage ici une autre piste de recherche : que signifie pour l’association la « société du risque » ?

La brèche ouverte par Buzan a ainsi permis aux internationalistes d’élargir l’agenda des études de la sécurité à de nouveaux secteurs (économique, écologique, démographique, identitaire, etc.) et de l’approfondir en introduisant de nouveaux objets référents comme l’international, le régional, le local, ou bien comme la société, la nation, la communauté, le groupe, l’individu, etc., le risque étant alors de « diluer » en quelque sorte les niveaux d’analyse.

D’autres auteurs réunis, relevant du courant du Critical Security Studies appartenant à des horizons différents, allant du néoréalisme au constructivisme, se situent en rupture avec la vision classique de la sécurité et ont introduit un grand nombre de thèmes comme les droits de l’homme, le développement, les gender studies, l’émancipation, etc. et s’interrogent sur les rapports entre la sécurité et l’ordre politique qui lui correspond. Cette manière de voir réintroduit l’individu, sous l’angle de la personne, comme sujet central des enjeux de paix, en ordonnant la réflexion à la fois autour des droits de la personne et la question du régime politique, le social, le sociétal et l’international pouvant alors se rejoindre.

Aussi différents soient-ils, ces auteurs partagent un certain nombre de points communs dans leurs analyses. Ils se proposent de transformer l’approche instrumentale de la sécurité en une approche réflexive. Pour eux, la paix et la sécurité ne sont pas le contraire de l’insécurité. Ils refusent de les considérer comme une donnée a priori et veulent les dé-essentialiser. Ils examinent (de différentes façons) son processus de construction et de transformation, rejoignant les approches des systémistes comme E. Morin. La paix apparaît alors comme une construction.

IV. Paix, sécurité, guerre, violence, risque : sens des mots

L’étymologie attire l’attention sur l’ordre du discours et sur ses termes essentiels en rappelant leur sens véritable. La généalogie s’interroge sur l’entrée de la sécurité dans le discours. Pour un auteur comme Dillon, la sécurité est un terme dual qui signifie non seulement un moyen de libération à l’égard du danger, mais aussi un moyen de le contraindre, de le limiter. Puisque la sécurité est engendrée par la peur, elle nécessite des contre-mesures pour contrôler, contenir, éliminer, neutraliser cette peur. Ainsi, tout en nous apprenant de quoi il faut avoir peur, elle cherche aussi à proscrire, à sanctionner, à punir, en quelque sorte à mettre en danger ce qui nous menace. Cette approche donnera lieu à d’intéressants travaux sur les effets de représentation et de perception et a été intégrée dans les travaux du peacebuilding et particulièrement dans la pratique de la médiation.

Par ses origines latines, le terme sécurité, dérivé de securitas, lui même dérivé de sine cura (sans inquiétude, sans anxiété, etc.), signifie non seulement libération à l’égard des soucis, à l’égard du danger mais a d’autres sens. On retrouve cette polysémie dans l’Oxford English Dictionary, qui attribue au terme deux types de significations. La première est centrée sur les conditions d’être en sécurité, la seconde a trait aux moyens de le devenir. L’approche de Burton intègre ces travaux et plus largement, on se situe ici à l’une des sources sur la sécurité humaine qui intègre les aspects psychologiques des individus dans la définition de leurs besoins.

Ce type d’approche trouve un point d’aboutissement dans l’élaboration de dictionnaires : dictionnaire de la paix, vocabulaire de l’alerte précoce, dictionnaire des relations internationales, etc. qui d’une certaine manière, non seulement contribuent à constituer les contours de champs de recherche mais sont surtout une cartographie mentale des problématiques travaillées. D’où l’enjeu pour Irénées de participer à l’élaboration d’un dictionnaire de la paix.

V. La sécurité sociétale : une tentative de conceptualisation

Selon Waever, depuis la fin de la bipolarité, avec les phénomènes de mondialisation, de transnationalisation, de construction européenne et d’émergence des ethnonationalismes en Europe de l’Est, c’est la société plus que l’Etat qui est menacée.

Dorénavant ce seraient plutôt les peurs liées à l’insécurité, aux incivilités, à l’Autre, à l’immigration, à l’invasion, à la perte des valeurs culturelles et des styles de vie etc. qui préoccuperaient les individus. Les attaques xénophobes contre les demandeurs d’asile en Allemagne, le « non » danois au Traité de Maastricht, seraient des exemples qui ne feraient que confirmer ces peurs. A ses yeux, pour analyser ces nouveaux enjeux, le concept de sécurité sociétale apparaît comme le concept théorique cohérent et pertinent.

Waever a développé sa conception de la sécurité sociétale en s’inspirant des notions initialement introduites par Buzan. Reprenant les catégories développées par celui-ci, il les a ré-agrégées en deux : la sécurité nationale et la sécurité sociétale. Selon lui, la première a trait à la souveraineté et à la survie du régime, et la seconde concerne l’identité et à la survie de la société. En centrant son analyse sur la sécurité sociétale, il s’est proposé de déplacer l’objet référent de la sécurité de l’Etat vers la société et d’élever ce dernier au statut d’objet indépendant.

Présentant la sécurité sociétale comme « la capacité d’une société à persister dans ses caractéristiques essentielles face aux conditions changeantes et face à des menaces probables ou réelles », (définition qui permettra de définir ultérieurement l’action terroriste) Waever affirme que celle-ci a trait à la survie de la société. Il convient d’indiquer que lorsqu’il parle de la société, il s’agit moins de sa structure, de son organisation que de son identité. Pour lui, « la société touche à la notion d’identité, à l’idée que des groupes et des individus se font d’eux-mêmes et qui leur permet de s’identifier comme membres d’une communauté ». Les préoccupations sécuritaires contemporaines porteraient alors sur la préservation de l’identité et de la défense de la culture. Pour Irénées, ce type d’approche permet de réintroduire la comparaison avec les démocraties occidentales, régulièrement travaillées et traversées, au même titre que d’autres sociétés, par des questionnements identitaires, des peurs et des craintes. Cela amènerait alors à élargir le champ d’investigation d’Irénées et les mots-clés présents dans sa banque de données. Le Center for Systemic Peace se situe explicitement dans cette approche en travaillant sur les « Societal Affects of Warfare », ordonnés autour des thématiques suivantes : « humans resources, population dislocations, societal networks, environmental quality, infrastructure damage and resource, diversions, diminished quality of life and non-reciprocal resource transfers ».

VI. La sécurité dans sa dimension politique : l’Etat

Le lien entre sécurité et politique peut être saisi de deux façons. D’une part, la sécurité est appréhendée comme étant constitutive du politique. De l’autre, elle est considérée comme articulant une activité de médiation ainsi que comme une praxis de protection contre des menaces extérieures.

Dans le premier cas, elle présuppose une menace, un danger ou une inimitié qui devient constitutive du politique. Elle définit alors la communauté politique en la distinguant et la protégeant de l’extérieur, de l’Autre, du différent. On est ici à l’origine de la définition classique de l’Etat, comme protégeant une population sur un territoire à l’intérieur de frontières et de la définition wébérienne référant à l’Etat le monopole de la légitime violence.

En se référant aux travaux de Hobbes, de Machiavel et de Carl Schmitt, la plupart des études portant sur la sécurité se focalisent sur son aspect constitutif du politique en mettant en avant la question du danger, de la menace. Elles analysent la construction de la communauté politique, la question de l’ordre politique et celle de l’identité. Les auteurs postmodernes et poststructuralistes comme Michaël Dillon, R. B. J. Walker, David Campbell ont remis en cause l’approche classique de la communauté politique. Celle-ci s’appréhende au sens de population possédant des caractéristiques communes dont la survie est garantie à l’intérieur d’un territoire délimité. Ces caractéristiques sont souvent décrites en termes d’homogénéité qui peut être menacée par le différent, l’autre, le désordonné. Ces auteurs ont mis en avant la question de la différence et de la fragmentation. Ces questions se retrouvent dans des programmes de paix centrés sur l’Etat et sa gestion des minorités.

Une des questions qui se pose ici est de savoir si on peut penser la sécurité en des termes qui ne présupposent pas un lien entre menace, politique et ordre. Ainsi David Campbell et Simon Dalby se demandent s’il est possible de concevoir la politique étrangère en terme d’une éthique de la responsabilité où les acteurs (sujets) ne seront pas présupposés comme étant autonomes et donc potentiellement menaçants les uns à l’égard des autres mais au contraire dépendants les uns des autres. Pour cela, ils proposent de modifier les pratiques de l’international en éliminant la conception de la souveraineté comme contrôle total sur un territoire. C’est ouvrir la voie au dépassement de l’Etat et donc reprendre, à frais nouveaux, la question de la gouvernance mondiale et de communauté/société humaine.

VII. Conclusion : Paix, complexité, coopération

Réfléchir sur la paix signifie donc écrire sur la complexité dans la gestion des relations humaines et sur les manières dont aujourd’hui sont acceptés et traités les multiples différends entre les hommes, tant au sein des sociétés qu’entre les Etats. Traiter de la complexité des relations humaines revient à poser la question des valeurs qui fondent la vie en société, des cultures inhérentes, et donc également de l’organisation du pouvoir, dans sa dimension inextricablement politique et culturelle. Le problème du politique est ainsi posé, autrement dit du type de régime politique qu’une société se donne ou qui lui est imposé par une minorité.

Enfin, les différentes sphères de l’activité humaine bouleversent par leurs logiques propres l’ordonnancement toujours précaire des sociétés et des relations entre Etats. Le couple stabilité / changement, avec ses différentes figures proches (entropie – négentropie ; ordre – désordre ; ordre – justice ; sécurité – justice, etc.) oblige à introduire aussi la double question des différents temps de la vie sociale et de la temporalité dans les relations humaines. Cela est vrai au niveau individuel (les différents temps de la vie d’une personne), cela est également vrai dans la capacité d’un groupe, d’une organisation ou d’une société à travailler sur elle-même et à gérer le binôme stabilité/changement : à ces différents niveaux, combien de temps faut-il pour gérer un changement ou un bouleversement, une réorientation des valeurs fondatrices. Ainsi, aujourd’hui, les psychologues sont attentifs aux multiples deuils qui accompagnent la « croissance » humaine ; à un tout autre niveau, le passage du septennat au quinquennat en France a bouleversé la temporalité politique et modifié en profondeur la gestion politique de la Nation. Dans un autre domaine, le concile Vatican II (1962-1965), long travail de 4 ans de l’Eglise catholique sur elle-même, a été suivi par ce que historiens et catholiques eux-mêmes nomment la « réception conciliaire », aujourd’hui marquée, soixante cinq ans après la clôture de l’événement, par la reprise en main du catholicisme par un courant dit « restaurationniste », autrement dit qui entend corriger ce qu’il perçoit comme des abus dans l’interprétation de l’événement. Dernier exemple : le temps de l’Allemagne a été marqué ces dernières décennies par la réunification et ses conséquences ; et l’on peut s’interroger sur les suites des attentats du 11 septembre et de la « séquence » qu’ils introduisent dans le cours des relations internationales.

La paix au niveau international et interétatique passe aussi par une compréhension non pas de la temporalité mais des temporalités qui régissent les différents interactions entre la société. On parle ainsi de prévention des conflits, de gestion des conflits et de rétablissement de la paix. Pour cette dernière phase, différents types d’action et de moments sont aujourd’hui reconnus : démilitarisation, désarmement, réintégration, élections. On évoque le « Nation Building » ou le « State Building » en introduisant ainsi de manière souvent utopique une approche volontariste, « à l’occidentale », dans la volonté de recréer un « vouloir-vivre en commun », ordonné autour de valeurs supposées communes. Au-delà de ces aspects connus, parler des temporalités en relations internationales revient à comprendre que ce sont différents systèmes de gouvernement, de pouvoir, de portées culturelles et géographiques multiples, qui régissent ou devraient régir la multitude des activités et intérêts poursuivis. Etats-Unis, Chine, ONU, Conseil de Sécurité, Union européenne, etc., qui aujourd’hui est acteur dans les relations internationales ? Des Etats ? Des instances interétatiques ? Des ONG ? Des individus comme Ben Laden ? De quel(s) pouvoir(s) disposent-ils ? Et donc quelles responsabilités inhérentes en découlent ?

Parler actuellement de la paix au niveau international revient à évoquer tout autant la question des terres rares en Chine, du nucléaire en Iran, de la défense européenne commune, de la place des partenariats stratégiques décidés par l’Europe ; de la Turquie, mais aussi du système universitaire qui, en Chine comme aux Etats Unis ou en Europe, forme les élites de demain. C’est poser la question des valeurs et des groupes qui s’en estiment parfois détenteurs – acteurs religieux par exemple-.

Devant la multitude des questions posées, le risque est réel de céder au vertige et de sacrifier le complexe au simple. Ce simple emprunte différentes figures ; figure du binaire par exemple : le journaliste américain B. Woodward narre ainsi comment G. W. Bush demandait toujours à ses conseillers de lui résumer les dossiers en terme d’alternative : ou cette action, ou une autre, et rien de plus. Paradoxalement, le simple peut relever du trop complexe : c’est le fameux « bol de spaghettis » du Général américain Mc Christal montrant des cartes militaires américaines, incompréhensibles à force d’y introduire de l’information, cartes précisément supposées apporter un minimum de compréhension des actions à mener en Afghanistan : le complexe devient obscur et se ramène à son opposé. Et l’on voit comment l’action américaine en Afghanistan se reconfigure en terme binaire : ou bien rester ou bien partir !

La gestion du complexe et donc de la paix passe donc aussi par la compréhension des modalités de prises de décision. Comment l’individu, et en particulier le décideur, gère-t-il le trinôme complexité – valeurs - décision dans sa dimension temporelle ? Quand on s’approche des cercles ministériels ou des instances décisionnelles des organisations internationales, on est souvent frappé par la pauvreté des moyens mis à disposition. Plus exactement, par le caractère habituel, routinier et désuet de l’information dont les responsables disposent. Comment le Ministère des Affaires Etrangères, en France, est-il informé ? Au temps de la mondialisation de l’information et de la communication, quelle est la place du réseau diplomatique ? Deux questions se posent : comment forme-t-on les décideurs à… la prise de décision ? Qui apprend ainsi au discernement ? Et à partir de quel type d’information ? D’où les interrogations posées sur les formations existantes et la question posée à Irénées sur son positionnement par rapport au champ éducatif.

Il existe un fossé entre certaines recherches, un certain nombre d’applications technologiques et leur prise en compte par les leaders et décideurs. L’International Studies Review a ainsi publié en mars 2010 un article passionnant qui relate 40 années d’expériences américaines afin de développer des systèmes d’alerte précoce et la tentative en cours pour développer un système intégré, « Integrates Crisis Early Warning System »(ICEWS) fondé sur un nouveau paradigme, le « Computational Social Science Experimentation Proving Ground ». La question demeure néanmoins posée pour Irénées de l’évolution différentielle des systèmes d’information – et donc de décision – dans le domaine militaire et stratégique d’une part, et politique d’autre part. On peut préciser le propos en soulignant ce qui constitue son fondement : comment aujourd’hui les découvertes scientifiques et innovations technologiques sont-elles progressivement diffusées, comprises et donc appropriées, tant par les sociétés au sens large que par les élites de manière particulière ? Comment nos schémas de pensée sont-ils modifiés par les évolutions des connaissances scientifiques ? Et comment aujourd’hui mettre en place des programmes de recherches pluridisciplinaires sur la paix ?

Brièvement, ce sont trois grands enjeux que l’on voudrait ici mettre en exergue pour Irénées.

  • 1. La paix est possible : la fin du paradigme réaliste ?

Parler de la paix au temps de la guerre froide était chose malaisée. Le temps était à la sécurité militaire, et les débats étaient confisqués, étaient extrêmement limités pour cause de raison d’Etat et de discrimination politique de par l’opposition Est-Ouest, libéralisme versus communisme. Plusieurs années après, au bénéfice de la fin de la guerre froide et du processus suivi pour cela, une ouverture conceptuelle apparaît, couplée de pratiques nouvelles : sécurité militaire et opérations de maintien de la paix, sécurité collective, multiplicité des acteurs travaillant à la paix, et donc réhabilitation de la « Multitrack Diplomacy » ; nombreuses sont les actions et donc multiples sont les acteurs aujourd’hui jugés légitimes dans le domaine de la paix. Cette évolution correspond à la fin ou l’éclipse de ce qui sous-tendait l’approche réaliste des relations internationales : pour le dire vite, une approche pessimiste de la nature humaine, héritière tant de Machiavel que des théologiens protestants nord-américaines, qui rejetaient dans le domaine de l’utopie les appels à l’ingénierie humaine fondée sur l’importance de la confiance et de la coopération dans les relations humaines ; l’importance prise par le courant du peacebuilding est à cet égard significative. Jacques Lecomte a fort bien résumé l’évolution que l’on peut appliquer à la notion de paix, dans son maître ouvrage sur la psychologie positive : « Les sciences humaines nous ont habitués à une vision négative de l’être humain (bébé pervers polymorphe de la psychanalyse, home oeconomicus égoïste de l’économie, individu assoiffé de pouvoir et de domination du courant autoproclamé « réaliste » en sciences politiques, etc.). si on adopte une telle perspective, il est nécessaire d’imposer un maximum de contraintes à l’individus, pour contrôler ses pulsions dangereuses. Or des recherches récentes menées dans de nombreuses disciplines conduisent les scientifiques à un changement de regard, au point que l’on peut parler non seulement de psychologie positive, mais plus généralement de « sciences humaines positives », comme l’a exprimé Seligman. Certaines valeurs et attitudes fondamentales (confiance en l’autre, empathie, respect, autodétermination, empowerment, coopération, espoir, fraternité, sentiment d’efficacité personnelle et collective, etc.) peuvent avoir un impact, non seulement dans les relations interpersonnelles mais aussi dans la vie sociale, voire dans les politiques publiques ». (Jacques Lecomte (sous la direction de). Introduction à la psychologie positive. Paris : Dunod, 2009 p.289).

On pourrait trouver des prolongements passionnants à cette assertion de Jacques Lecomte, dans les approches du Département Paix et Conflits de l’Université d’Uppsala sur la médiation ou encore sur l’Europe ou encore dans les travaux de Pierre Calame en économie (cf son « Essai sur l’oeconomie » et les réflexions sur le sens étymologique de l’économie).

  • 2. Vers un élargissement des pratiques de paix ? L’exemple de la médiation.

A cette évolution intellectuelle correspond une évolution des pratiques. On ne peut ici en dresser la liste. On s’attardera sur l’une d’entre elles seulement : la médiation. Pendant une quarantaine d’années, la guerre froide organisée autour d’un affrontement bipolaire reposant in fine sur un principe de dissuasion a imposé une logique binaire structurante des relations internationales. La seule tentative organisée pour échapper à cette logique réductrice pour laquelle les amis de l’un sont nécessairement les ennemis de l’autre fut la médiation avortée que tentèrent les « pays non alignés » ; encore cet espace fut-il plus celui d’une relative neutralité qu’une médiation proprement dite. Il aura fallu attendre la fin de l’empire soviétique pour que des conflits sous tutelle échappent à une compréhension surdéterminée par l’affrontement Est-Ouest, et pour que des acteurs autres que les Etats s’activent à travailler, à nouveaux frais, dans les domaines de la prévention des conflits (Early Warning), gestion de crise (Crisis Management) ou politiques de sorties de crise et construction de la paix (Peacebuilding). Depuis 1991, nouveaux espaces d’action et nouveaux acteurs créent un entrelacs favorable au déploiement de nouvelles logiques d’intervention dont la médiation constitue, à ce jour, l’une des figures les plus intéressantes. La plupart des praticiens et des universitaires s’accordent pour estimer que les guerres civiles nécessitent un processus de paix, une politique d’ajustement mutuel graduel, progressive, étape après étape permettant de rétablir la confiance et de résoudre des questions épineuses telles que le désarmement, la reconversion des combattants, la mise en place d’une justice réparatrice et définissant avec précision le futur. En d’autres termes, un processus de paix conduit des parties prenantes à progressivement échanger la guerre pour la paix. Témoigne de cette évolution le colloque tenu à Uppsala par le département Paix et Conflits déjà cité et dont le responsable, Peter Wallensteen dit : « Research on and practice of mediation in international conflicts have developed considerably in the last few years. New issues have begun to be explored with the use of comparative as well as statistical methods. For the purpose of this conference eight themes based on recent research were identified, inter alia pointing to the importance of the mandate for mediation, the resources available for the mediators (including research-based insights into local situations as well as into process issues), the difference between humanitarian and political mediation, the coordination of separate mediation efforts, the impact of unexpected events, ways of measuring mediation outcomes and the mediator’s responsibility for what happens in the post-accord period. The aim of this conference was to scrutinize these new challenges and discuss ways of meeting them. This involved both new research requirements and implications for mediation practice. The Conference wanted to achieve these goals through a dialogue between well-known mediators and respected researchers in the field”. (in : Meeting the new challendes to international mediation. Report from an international symposium, Department of Peace and Conflict Research, Uppsala University, Uppsala, Sweden, June 14–16, 2010, by Mathilda Lindgren, Peter Wallensteen, Helena Grusell).

C’est donc tout un programme de recherche, en réseau, qui est demandé.

  • 3. Dernier enjeu : la participation d’Irénées à des recherches interdisciplinaires - Exemples de programmes.

Les enjeux de reformulation des objectifs assignés à l’université et au monde de la recherche concernent également la paix. Il y a une urgence à questionner la pertinence sociale des thèmes de recherche et à s’interroger sur ce que des expériences croisées de recherche peuvent créer. On voudrait conclure en évoquant ici 2 programmes de recherches innovants.

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    • a. Peace Accords Mattrix Program

Que savons-nous des Accords de paix signés ces dernières décennies ? C’est autour de cette question que le Kroc Institute de l’université Notre Dame aux Etats-Unis, spécialisé sur l’analyse des conflits et le département Conflits et Paix d’Uppsala, ont décidé d’analyser l’ensemble des Accords de paix, afin d’établir des corrélations. Quels sont ceux qui ont réussi durablement, quels sont ceux qui au contraire ont échoué ? A partir d’une comparaison entre Accords, il s’agit de fournir une banque de données offerte tant aux chercheurs qu’aux praticiens, par-delà les disciplines et secteurs d’activités. Des thèmes comme les réformes électorales, la démilitarisation, les crimes de guerre, la réintégration des combattants, font partie des critères « clés » de cette banque de données. (cf. kroc.nd.edu/people/directory/faculty/john-darby).

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    • b) Breaking the Dynamics of Emotions and Fear in Conflict and Reconstruction

Ce programme a cela de particulier d’articuler sciences humaines et neurosciences. Il relève de l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du développement de Genève et du département Brain and Mind de l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne, associé avec l’association française d’experts, GMAP. Il s’agit de comprendre les stratégies de conflit ou de coopération, à différents niveaux et de lancer une recherche interdisciplinaire articulant les acquis des neurosciences concernant les émotions dans le domaine du fonctionnement neuronal et les acquis des sciences sociales dans le domaine de la coopération (« tit for tat », dans le sillage des travaux de Rappoport et d’Axelrod, dans une perspective de prévention et de gestion des conflits. Parmi les questions posées, une attention particulière porte sur les suivantes : les déterminants émotionnels et rationnels des dynamiques de conflits entre les individus, les groupes et les nations, les facteurs neurobiologiques, psychologiques, stratégiques. (open.globe-expert.info/).