Cheffi Brenner, Michel Doucin, January 2006
A-t-on besoin d’un mécanisme général alors que les droits les plus importants sont déjà couverts par des mécanismes particuliers, soit au titre d’institutions spécialisées, soit à celui d’organisations régionales ?
Dans le système actuel, les mécanismes sont certes parcellaires, mais certains affirment qu’il s’agit des droits « les plus importants ».
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La question fait débat à la fois parce qu’elle pose la question de la hiérarchie des droits et celle de leur indivisibilité ;
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L’allure de marqueterie incomplète du système actuel soulève des problèmes de cohérence ;
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Un mécanisme universel faciliterait des extensions jurisprudentielles de la (quasi) judiciarité à l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels.
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Les droits économiques, sociaux et culturels les plus importants sont-ils couverts ?
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Certains droits ne sont couverts par aucun des mécanismes thématiques existants
Il a tout d’abord été fait observer que plusieurs droits dont le caractère important ne peut être nié, ne sont couverts par aucun des mécanismes thématiques existants. C’est le cas par exemple du droit à l’alimentation, du droit à l’eau et du droit à la santé, constitutifs du droit à la vie. Encore l’élargissement de la liste des droits « importants » n’est-il pas lui-même satisfaisant : le droit au logement - qui n’a pas non plus de protection organisée par une procédure thématique habilitée à recevoir des communications relevant de l’organisation des Nations Unies - classiquement controversé, apparaît, dans les constitutions de certains pays comme relevant des droits fondamentaux du fait de ses implications sur la santé, la vie familiale, l’éducation, le travail, etc. L’interrogation est la même concernant le droit à la protection sociale, facteur qui apparaît déterminant dans l’apparition de comportements sociaux favorables au développement social et économique : l’insécurité et la précarité font perdurer les pratiques traditionnelles hostiles à l’exercice de certains droits, tels celui des femmes à l’éducation.
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Les mécanismes régionaux sont parfois affaiblis là où la satisfaction des droits « les plus importants » est la plus fragile
Les mécanismes régionaux sont, d’autre part, souvent faibles dans les régions où la satisfaction des droits dits « les plus importants » apparaît la plus fragile. Ainsi, l’adhésion au Protocole, à la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’Homme et des Peuples et à la clause facultative de l’article 34 permettant à ladite Cour de recevoir et d’examiner des communications émanant de particuliers, a été plus que timide. Plus de sept ans après son adoption, le Protocole n’a été ratifié que par une vingtaine d’États sur 53 et, parmi eux, seul un État a souscrit à la déclaration en vertu de l’article 34 du Protocole. (Vincent Zakane)
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Le problème de l’incohérence de la hiérarchie implicite du système de couverture quasi-justiciable actuel
Il doit être souligné, en outre, que l’incohérence de la hiérarchie implicite, que constitue le système de couverture quasi-justiciable actuel, ressortit plus crûment depuis que la Communauté internationale a identifié et a décidé de se mobiliser pour « dix objectifs pour le millénaire » dont la moitié échappe à cette couverture : réduire la faim, assurer l’éducation primaire universelle, réduire la mortalité infantile, de la parturiente et des malades du SIDA ! (Michel Doucin)
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Les droits « importants » sont interdépendants entre eux et avec d’autres
Les droits dits « importants » sont en outre interdépendants entre eux et avec d’autres : le droit à la santé ne peut être dissocié du droit à l’eau, du droit à un logement décent, du droit à une alimentation équilibrée, à une protection sociale, etc. Une vision fragmentée, qui pourrait se satisfaire de la création de procédures spécifiques, par exemple sous l’égide de la FAO et de l’OMS, ne permettrait pas de donner une bonne solution à cette carence.
Car, ce que fait apparaître la vaine recherche d’une liste de droits « fondamentaux », c’est le caractère indivisible des droits économiques, sociaux et culturels et l’absurdité d’une situation qui ne permet la protection effective, au niveau international, que d’un très petit nombre d’entre eux. Et comme cette indivisibilité relie aussi les droits économiques, sociaux et culturels aux droits civils et politiques, c’est la question de la justiciabilité globale de l’ensemble des droits de l’Homme qui rebondit ici : pourquoi, en effet, mieux protéger les humains contre la torture que contre la famine, deux tourments dont le niveau de douleur peut être voisin ? Pourquoi être plus attentif à leur liberté d’expression politique qu’à leur possibilité de jouir d’une éducation suffisante, celle-ci conditionnant pourtant celle-là ? (Simon Walker)
“La Déclaration universelle des droits de l’Homme exprime le principe de l’égalité de statut de l’ensemble des droits de l’Homme. Bien que nous ayons tendance à établir des distinctions au sein des droits fondamentaux au travers de notions telles que des ’catégories’ - comme les droits ‘civils et politiques’ et ceux ‘économiques, sociaux et culturels’, ou encore ‘droits de première génération’ et de ‘seconde génération’, etc. - cette approche manque de rigueur intellectuelle. Une telle catégorisation masque ce qui est commun à tous les droits de l’Homme et exagère de manière non pertinente les différences. Bien sûr, les méthodologies de protection et de promotion de certains droits peuvent diverger en raison de différences dans la capacité des États et des types de ressources requis pour garantir la jouissance des divers droits. Mais les caractéristiques inhérentes à la nature et à l’applicabilité des droits de l’Homme ne justifient pas la reconnaissance de différences de niveaux d’obligation pour leur mise en œuvre. C’est nier les droits économiques, sociaux et culturels que de réduire leur portée à celle de simples aspirations ; c’est ignorer leurs origines historiques et les connections conceptuelles et fonctionnelles qu’ils ont avec les autres droits. » (Asbjorn Eide) (1)
Un mécanisme général comme moyen de mise en cohérence des systèmes de protection existants
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Les mécanismes régionaux actuels sont très hétérogènes
Les régimes de protection régionaux sont assez différents, couvrant une étendue non homogène de droits, ce qui crée entre eux des incohérences.
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L’exemple des Etats ouest-africains
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Par exemple, tous les États ouest-africains sont membres de l’Union africaine et sont parties à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples de 1981 qui consacre, dans un document unique, aussi bien les droits civils et politiques que les droits économiques, sociaux et culturels et reconnaît ainsi l’indivisibilité des droits humains. Ils sont donc justiciables devant la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples, compétente pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers et pouvant porter sur tous les droits consacrés par la Charte, y compris les droits économiques, sociaux et culturels. Cependant, les droits économiques, sociaux et culturels consacrés par la Charte africaine sont en-deçà de ceux reconnus par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La Charte africaine n’en consacre qu’un nombre limité et en des termes très généraux : le droit de travailler dans des conditions équitables et satisfaisantes et de percevoir un salaire égal pour un travail égal (article 15), le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mental (article 16), le droit à l’éducation et le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté (article 17), le droit à la protection de la famille (article 18) et le droit de la femme et de l’enfant (article 18). En outre, la jurisprudence de la Commission africaine est très limitée en matière de protection des droits économiques, sociaux et culturels: sur plus de 250 décisions rendues, moins d’une dizaine ont porté directement ou indirectement sur les droits économiques, sociaux et culturels. (Vincent Zakane)
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Le Protocole de San Salvador
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Le Protocole de San Salvador (2) relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ne concerne quant à lui, que le droit à l’éducation et à la liberté syndicale (3). (cf. également l’article de Magdalena Sepulveda, dans la première partie)
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Les mécanismes au niveau européen
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Le Comité de la Charte sociale européenne va, quant à lui, moins loin dans l’examen des communications que ne le fait la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales au travers de son interprétation extensive de la notion d’interdiction des discriminations.
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Un mécanisme général permettrait davantage de cohérence et une meilleure protection des DESC
Ces exemples, présentés lors du séminaire, ont souligné une hétérogénéité des mécanismes régionaux qui dessert une protection optimale des droits économiques, sociaux et culturels. Il en va de même des mécanismes thématiques. Actuellement par exemple, est autorisée la réception de plaintes pour exclusion de la vie politique, mais non pour celle de la vie culturelle, alors que ces éléments sont très liés. (Simon Walker)
L’opinion a prévalu qu’un mécanisme général apporterait plus de cohérence et contribuerait à combler ces vides.
Il a en outre été observé que si la séparation artificielle entre droits civils et politiques d’une part, et droits économiques, sociaux et culturels d’autre part, a été, dans une certaine mesure « réparée » - par l’adoption des Conventions sur l’élimination des discriminations raciales, celle sur l’élimination des discriminations à l’égard des femmes et celle relative aux droits des enfants, qui comprennent toutes deux à la fois des droits économiques, sociaux et culturels et civils et politiques - cette compensation d’une distinction non pertinente n’est que partielle. Un mécanisme uniforme de communications permettrait une véritable restauration du principe d’indivisibilité et d’éviter le démembrement actuel qui nuit à l’interprétation de ces droits. Cette clarification aurait l’avantage de permettre une vision plus claire de leurs droits pour les individus, mais également de ce qui incombe aux États. (Asbjorn Eide)
Il permettrait aussi une consolidation juridique de l’ensemble des conventions relatives aux droits de l’Homme. Déjà la Convention CEDAW et le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels, loin d’être concurrents, très différents, se complètent et s’enrichissent mutuellement. (Shanti Daïriam)
Un mécanisme général comme moyen d’étendre les jurisprudences existantes à l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels
Un besoin de cohérence entre les différentes jurisprudences relatives aux droits économiques, sociaux et culturels a été souligné, compte tenu des incertitudes qui pèsent sur ces droits dits programmatiques et renvoyant à une obligation de moyens plus que de résultat.
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L’existence de Charte sociale européenne a provoqué des avancées considérables :
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Vocabulaire nouveau (recours, violation, Etats défendeurs, décisions, bien fondé) dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels, alors que cela était jusque là réservé aux droits civils et politiques.
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Des thèmes nouveaux : éducation et châtiment des enfants, élargissement des lieux de travail.
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Des contenus plus précis donnés à certaines notions : discriminations et obligations des États, restrictions conformes à la Charte, etc.
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L’exemple des effets de la Charte sociale européenne sur les droits nationaux montre l’intérêt d’une justiciabilité internationale, en particulier pour les continents qui n’ont pas de mécanisme régional. […] Le comité de la Charte sociale européenne n’a pourtant qu’un pouvoir déclaratoire. La menace de recours devant son Comité exerce un effet préventif : modifications législatives, réglementaires et de jurisprudence, qui touchent même les conventions collectives sont prises en anticipation d’éventuels contentieux. (Régis Brillat)
Aussi y a-t-il « sans doute quelque paradoxe à affirmer que l’instauration d’un mécanisme (universel) fera concurrence au travail des institutions spécialisées de l’Organisation des Nations Unies telles l’UNESCO, la FAO ou l’OMS, ou à celui de l’Organisation Internationale du Travail, (…) tout en exprimant par ailleurs le regret que font défaut des standards généralement acceptés au sein de la communauté internationale à partir desquels définir le contenu de droits tels que le droit à l’éducation, le droit à l’alimentation, le droit à la santé, ou le droit à des conditions de travail justes et favorables.» (Olivier de Schutter)
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Les lacunes sont nombreuses dans la couverture judiciaire des droits économiques, sociaux et culturels au niveau national.
En Afrique de l’Ouest, par exemple, « un certain nombre de droits économiques, sociaux et culturels, sont justiciables en droit interne :
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Droit égal de l’homme et de la femme de bénéficier de tous les droits économiques, sociaux et culturels ;
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Droit à un salaire équitable et une rémunération égale pour un travail de valeur égale ;
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Droit de former avec d’autres personnes des syndicats et de s’affilier au syndicat de son choix ;
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Droit à la protection de la famille ;
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Droit à la liberté de mariage ;
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Droit à un enseignement primaire obligatoire, accessible et gratuit pour tous. »
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Mais d’autres droits économiques, sociaux et culturels sont restés jusqu’ici en dehors de ce champ, comme le droit à l’éducation, le droit au travail, le droit à la santé ou le droit à un niveau de vie suffisant pour soi-même et pour sa famille. « L’enjeu fondamental consiste à étendre cette justiciabilité ». (Vincent Zakane)
La création d’un mécanisme général à un niveau universel, qui lui-même ferait mieux connaître les précédents judiciaires survenus dans les différents pays de la région et du monde, pourrait encourager le développement de jurisprudences extensives comblant progressivement les lacunes. (Nathalie Mivelaz)
Par ailleurs, si « des efforts considérables ont été déployés au cours des dernières années par de nombreux États africains pour promouvoir et protéger les droits humains sur leur territoire, […], si ces efforts ont permis des progrès notables des droits civils et politiques, notamment grâce à la constitutionnalisation de la vie politique et à l’émergence de l’État de droit, ils n’ont pas pour autant abouti à un véritable développement des droits économiques, sociaux et culturels. Bien au contraire, dans nombre de pays, l’on a assisté, au cours des années 1990, à un net recul de ces droits, en raison notamment des effets conjugués de la mondialisation, de la libéralisation des économies nationales et du désengagement de l’État du secteur productif et des secteurs sociaux de base. Cette situation engendrée en partie par la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel conclus avec les institutions financières et monétaires internationales, est aggravée par une paupérisation croissante de la population qui vit dans une totale insécurité humaine, économique, sociale, sanitaire, alimentaire, environnementale, individuelle et politique. (…) Compte tenu de l’ampleur de la pauvreté dans ces pays et de la situation économique déplorable dans laquelle vivent leurs populations, on pourrait se demander si la justiciabilité internationale des droits économiques, sociaux et culturels ne pourrait pas constituer un levier permettant à ces Etats d’assumer eux-mêmes leur propre destin. […] Les évolutions actuellement en cours au plan international, notamment grâce aux réflexions engagées autour de la question du projet de protocole facultatif au PIDESC et les progrès réalisés dans d’autres régions du monde comme l’Europe et l’Amérique, conjuguées avec les potentialités qu’offre le système africain de protection des droits de l’Homme, sont susceptibles d’exercer une influence positive sur l’admissibilité de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels en Afrique de l’Ouest. » (Vincent Zakane)
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Le protocole devrait permettre d’élargir les bases de constitutionnalité des droits économiques, sociaux et culturels (Alberto Leon Zuluaga Gomez)
Dès lors, il « pourrait changer, dans un sens positif, la vie des peuples tout autour du monde. Il pourrait aider ceux qui n’ont même pas accès à l’éducation de base, ceux dont le droit à un toit est nié et violé par des évictions illégales, ceux dont l’accès trop limité aux soins de santé met la vie en danger, ceux qui se battent pour survivre malgré une insuffisante disponibilité des aliments ou une absence d’accès à l’eau potable, comme ceux qui doivent affronter des discriminations dans l’accès à la sécurité sociale. » (Nicholas Howen)
Un mécanisme de plaintes individuelles incitera à réfléchir au droit au développement et à la responsabilité sociale des entreprises. (Paul-Gérard Pougoué)
Cinq avantages principaux sont attendus d’un protocole qui l’organiserait :
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Justice pour les victimes, développement d’une jurisprudence qui comblera les lacunes du droit ;
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Un guide pour les Etats dans la recherche de solutions ;
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Le renforcement de l’indivisibilité ;
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Une sensibilisation accrue des gouvernements et des sociétés civiles aux droits économiques, sociaux et culturels
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« En définitive, l’existence d’un mécanisme universel général en droits économiques, sociaux et culturels est souhaitable en vue de créer de façon fondamentale, en dialogue et complémentarité avec les mécanismes catégoriels et régionaux, un filet de garantie le plus global possible des droits indissociables qui constituent la dignité de l’Homme. » (Didier Agbodjan)
Notes :
1. Citant la Haute commissaire pour les droits de l’Homme des Nations Unies, Louise Arbour, lors de la réunion du groupe de travail le 14 janvier 2005.
2. Adopté à San Salvador, Salvador le 17 novembre 1998 lors de la 18ème session ordinaire de l’Assemblée Générale est entré en vigueur le 16 novembre 1999.
3. Cf également l’article de Magdalena Sepulveda « The need for an optional Protocol to the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights to complement the national and regional system for the protection of human rights in Latin America » , Audition de « grands témoins » .