Arnaud BLIN, Paris, March 2008
Entretien avec M. Arnaud BLIN
Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).
Irenees :
Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
Arnaud Blin :
Difficile ! Avec une société dont les paramètres ne cessent de changer, nos occupations ne correspondent plus vraiment aux catégories traditionnelles. Disons que j’ai la chance inouïe de pouvoir vivre en faisant ce que je préfère : écrire sur les sujets qui me passionnent, dont la paix évidemment. Mais, pour faire court, je suis chercheur en sciences politiques, ce qui correspond à peu près à ce que je fais.
A propos de vous :
Irenees :
Avant de vous consacrer à la recherche vous avez travaillé dans l’industrie automobile, la grande distribution, la banque et la construction navale : quelles ont été les raisons décisives de votre engagement pour la recherche et la compréhension des conflits et de la paix ?
Arnaud Blin :
Les hasards de la vie et aussi la volonté de travailler dans un domaine qui me passionne. Les expériences que j’ai eues au départ m’ont aidé à bien cerner ce que je voulais et ce que je ne voulais pas. Contribuer à une meilleure connaissance de domaines comme la paix me semblait plus utile que de contribuer à enrichir une grosse banque, même si mon enrichissement personnel en a certainement souffert ! De tous temps, je m’intéressais à l’histoire et à la politique, mon choix suit donc une certaine logique. Enfant, mes parents m’ont traîné avec eux durant mai soixante-huit. Nous allions écouter les gens délirer à l’Odéon. C’était sympa. Un peu plus tard, nous allions aux grandes manifestations contre la guerre du Vietnam qui avaient lieu à Washington, où j’ai passé une grande partie de mon enfance. A la maison, on parlait tout le temps politique. Quand nous sommes partis aux Togo, où régnait l’ubuesque Eyadéma, j’ai vu de près ce que c’était qu’un pays autoritaire, pauvre, corrompu et arbitraire. Adulte, j’ai eu une expérience similaire dans le Zaïre de Mobutu. Toutes ces expériences m’ont poussé à un certain engagement. Mon service militaire aussi, où j’ai pu voir ce qu’était la vision d’un homme de base. Il y quelques années, j’ai rencontré le général Cot qui commandaient les forces françaises en Allemagne du temps où je portais l’uniforme. Nous avons comparé nos visions respectives : lui, tout en haut de l’appareil et moi, tout en bas. C’était passionnant, pour moi du moins ! Il y a eu les voyages ensuite, notamment celui que j’ai accompli quand j’avais une vingtaine d’années avec mon ami d’enfance, Carlos Oyarzun, à travers l’Amérique du sud. Nous n’avions pas un sou, ce qui nous a permis de faire des tas de rencontres, de voir des tas de choses qu’on ne voit pas quand on voyage avec un peu plus de moyens. Récemment, j’ai lu le livre sur le voyage qu’avait fait le Che à moto dans les années cinquante avec son copain Granado : j’avais l’impression de revivre mon périple. Je devrais parler de mes études mais, finalement, elles n’ont pas vraiment déterminé qui je suis même si quelques professeurs m’ont marqué, comme Stanley Hoffmann par exemple, ou encore Leo Gross, figure légendaire du droit international qui est mort – à près de 90 ans - trois jours après m’avoir rendu mon mémoire, me disant que c’était le texte le plus ennuyeux qu’il avait jamais lu… Et puis mon copain Gérard Chaliand m’a pas mal poussé sur la voie de l’écriture. C’est d’ailleurs avec lui que j’ai écrit mon premier bouquin. Au départ, je n’avais aucun désir d’écrire quoi que ce soit et je me voyais plutôt sur le terrain, dans le feu de l’action. Finalement, j’ai fait l’inverse, et ça me convient aussi. Certaines lectures – je pense à Thucydide ou à Tocqueville – m’ont poussé à poursuivre dans cette voie.
Irenees :
Quelles sont les actions auxquelles vous participez ou que vous mettez en œuvre pour la construction de la paix ?
Arnaud Blin :
Je coordonne un projet sur la gouvernance mondiale où la paix occupe une place de choix. Par ailleurs, à travers mes livres, j’essaie de mieux comprendre les ressorts de la guerre et de la paix. Il y a quelques années je travaillais sur des indicateurs de paix. Mes actions passent avant tout par une volonté de mieux comprendre ce qu’est la paix. Ce n’est que comme ça qu’on peut avancer finalement. Au début, je travaillais surtout sur la guerre, sur la pensée stratégique. Or, on s’est beaucoup moins intéressé à la paix et c’est un chantier qui reste très ouvert. Je constate néanmoins que, y compris au niveau éditorial, la guerre passionne beaucoup plus que la paix.
Irenees :
Auteur d’une douzaine d’ouvrages, vous êtes un intellectuel et un chercheur : quelle importance accordez-vous à l’analyse, à la recherche ainsi qu’à l’élaboration d’outils et de ressources pour la compréhension des conflits et la construction de la paix ?
Arnaud Blin :
On fait souvent l’opposition entre les « théoriciens » et les gens de « terrain », souvent en snobant un peu les premiers ou en méprisant les seconds. Néanmoins, les actions de terrain se nourrissent des idées et des analyses (elles-mêmes se nourrissant des expériences de terrain). Les deux vont ensemble. Si l’on peut considérer que je suis un intellectuel, j’ai l’esprit plutôt pratique et j’essaie de ne pas oublier que tous ces problèmes sont au bout du compte des problèmes d’ordre pratique dont la difficulté est la mise en œuvre mais qui sont relativement simple sur un plan philosophique. Prenons le cas de la paix de Westphalie de 1648, les praticiens négociaient et les généraux guerroyaient pour donner plus de poids aux diplomates. Néanmoins, la paix s’est faite aussi parce que tout un courant de pensée sur la paix avait abouti à la synthèse d’Hugo Grotius sans qui les accords de 1648 n’auraient probablement pas eu lieu, du moins sous cette forme.
A propos des Etats-Unis et de la construction de la paix :
Irenees :
Vous êtes spécialiste des Etats-Unis, pays sur lequel vous travaillez depuis de nombreuses années et où vous avez vécu pendant plus de trois décennies. Comment expliquez-vous l’intervention des Américains en Irak ? Les motivations profondes de cette intervention correspondaient-elles à la volonté de protéger des intérêts stratégiques (pétrole…) ou, comme certains spécialistes le disent, à la croyance solennelle d’être dotés d’une mission de propagation de la paix… ?
Arnaud Blin :
Après 8 ans de Bush, la question vaut d’être posée. Le problème aux U.S est qu’il y a un décalage entre une population essentiellement pacifique et une administration belliqueuse. Malheureusement, durant un temps, on peut aisément manipuler une population, même en démocratie, surtout si elle est ignarde au niveau des affaires extérieures. C’est ce qui se passe régulièrement aux Etats-Unis depuis des décennies avec des conséquences toujours désastreuses. Tocqueville disait que les démocraties sont pacifiques, ce qui est vrai. Mais aux Etats-Unis, il persiste une certaine culture de guerre qu’on a perdu en Europe et qui permet aux gouvernants de vendre la sécurité aux populations, pour des prétextes divers. Le côté positif, c’est qu’au bout d’un moment, les gens ne sont plus dupes. Espérons que l’arrivée d’un nouveau dirigeant annoncera une nouvelle prise de conscience. Toutefois, le fait que John Mac Cain soit encore plus proche des néo-conservateurs n’est pas rassurant.
La réponse est relativement simple. Bush étant incompétent en matière de politique étrangère, il a laissé faire un petit groupe qui a habilement su vendre son projet, celui-ci comprenant au départ une intervention en Irak, maillon faible du Moyen Orient. L’idée était de reconfigurer la région en implantant la démocratie, celle-ci faisant tâche d’huile. Au bout du compte, il devait y avoir la paix, la démocratie, la prospérité et la paix au Proche-Orient, sans compter le pétrole. C’est un projet qui, philosophiquement parlant, s’inspirait à la fois de Kant (la paix démocratique), de Trotsky (la révolution/guerre permanente) et de Leo Strauss (le savoir faire des élites dirigeantes). Evidemment, le plus dur restait la mise en œuvre de celui-ci. Le problème est que pour y arriver, il fallait être capable de mener une vraie guerre. Or, une guerre, c’est violent, sale, difficile et ça va à l’encontre de toutes nos valeurs. En Occident, la solution belliqueuse est vraiment une solution de dernier recours. La maison blanche a essayé de dépeindre cette guerre comme tel mais c’était un mensonge gros comme le nez sur la figure. Sans la volonté de combattre durablement, avec de grosses pertes, il était évident que le soutien de l’opinion publique allait s’affaisser, ce qu’il a fait. Pour poursuivre le projet, il aurait fallu qu’ils gagnent rapidement. Mais même Rumsfeld s’est fourvoyé en ne se donnant pas les moyens d’accomplir son projet. En résumé, une lecture de l’histoire fausse, une mise en œuvre défaillante et au bout du compte, un fiasco total.
Irenees :
Selon vous, quel est le rôle des Etats-Unis dans la construction de la paix aujourd’hui ? L’expérience irakienne a-t-elle eu des conséquences sur leur légitimité d’action au niveau international ?
Arnaud Blin :
Il faut voir comment ils vont rebondir mais pour l’heure, ils ont perdu leur crédibilité dans ce domaine. Néanmoins, il suffit que Barrack Obama soit élu pour que le visage de l’Amérique change complètement. C’est un peu vrai aussi pour Hillary Clinton. Il reste qu’ils vont devoir accomplir un sérieux travail de communication auprès de la communauté mondiale. Mais, avec les Etats-Unis, tout est possible, le meilleur comme le pire.
Irenees :
Que pensez-vous de la politique de puissance, prônée notamment par les Etats-Unis et dont le but est de réduire l’adversaire, de le dominer ou le cas échéant de le conquérir ?
Arnaud Blin :
Les pays puissants ont du mal à résister et c’est logique. Néanmoins, dans le monde actuel, la projection de la puissance se fait par des moyens indirects et non plus par les moyens classiques, militaires ou diplomatiques. En ce sens, la Chine a mieux compris les évolutions récentes que les Etats-Unis qui ont eu énormément de mal à se sortir du schéma de la guerre froide.
Irenees :
Quelles seront, selon vous, les conséquences sur l’avenir des relations internationales et donc sur l’avenir de la guerre et de la paix, de l’intervention des Américains en Irak ?
Arnaud Blin :
Regardons les aspects positifs de cette guerre. D’abord, elle stoppe le projet des faucons qui rêvaient d’en découdre avec l’Iran. Ensuite, ça devrait refroidir les ardeurs belliqueuses dans l’avenir, à commencer par celles des Etats-Unis. Ensuite, pour l’heure tout au moins, le conflit a été contenu dans l’espace irakien. Il reste que c’est un terreau pour les terroristes, avec des conséquences possiblement désastreuses à moyen et long terme, et que le pays est loin d’avoir retrouvé la voie de la paix et de la stabilité. Globalement, ça montre les limites de la puissance militaire dans le contexte actuel, ce qui est bien.
Irenees :
Des spécialistes des Etats-Unis parlent d’un pays qui se construit dans l’ambivalence. Entre la religion et la laïcité, entre Hemingway et McDonald, entre individualisme et communautarisme, entre conservatisme et changement, entre fermeture et ouverture, entre centre et périphérie, entre le Colorado et New-York, entre tradition et modernité…. Gilles Lipovetsky parle d‘une « cohabitation des contraires » : Y a-t-il, selon vous, une « identité » américaine et si oui, quelles seraient les caractéristiques de celle-ci ?
Arnaud Blin :
Il faut relire les deux volumes de Tocqueville pour comprendre cela ! C’est vrai que c’est un pays relativement complexe, bien que beaucoup moins que l’Inde par exemple. Mais tous les pays sont faits de strates qui se superposent au fil des transformations et des mutations historiques. Le problème actuel des Etats-Unis est qu’ils ont inventé la modernité mais qu’ils sont parfois dépassés par elle, d’où ces nombreux paradoxes. Par exemple, ils pratiquent une politique étrangère qui est beaucoup plus proche de celle de cette Europe classique qu’ils rejetaient que ne l’est la politique actuelle de l’Europe. Rappelons que c’est un président américain, Woodrow Wilson, qui a en quelque sorte inventé la sécurité collective et le principe d’auto-determination !
Irenees :
Dans votre livre « America is Back », écrit avec Gérard Chaliand, vous montrez comment les Etats-Unis ont la capacité de transformer leur puissance en influence : ne croyez-vous pas que cette approche, d’une certaine façon, voile la question de l’utilisation de la force et même de la violence de la part des Etats-Unis, pour autant essentielle pour comprendre leur rôle actuel dans la construction de la paix ?
Arnaud Blin :
Non, puisqu’ils n’ont jamais hésité à utilisé la force. Néanmoins, l’heure n’étant plus à la conquête impériale, l’universalisation du modèle se fait aussi par d’autres moyens, à commencer par l’influence des autres, le « soft power » comme on dit aujourd’hui. Le problème, c’est que l’impact de tout cela est très difficile à évaluer. De quelle manière les Etats-Unis pèsent-ils sur la destinée du monde, voilà la question. Difficile de répondre avec exactitude. Pour un début de réponse, il faudrait inviter Tocqueville et le marquis de Custine à dîner !
Irenees :
Dans ce même ouvrage, vous affirmez que dans un contexte de puissance asymétrique, le rôle de la persuasion, de l’intimidation mais aussi de la séduction, reste primordial. Quelle est, selon vous, l’importance des facteurs symboliques dans l’élaboration de l’imaginaire de la part des Américains ?
Arnaud Blin :
Ce sont des facteurs qui agissent de leur propre chef : personne ne vient dicter à Hollywood ou a James Ellroy ce qu’ils doivent faire pour le pays. Ce qui est sûr est que les Etats-Unis ont marqué le 20e siècle en définissant l’imaginaire de milliards d’individus à travers leur symbolique, que ce soit à travers Hemingway ou Kennedy, James Dean, Elvis ou Marilyn. Il reste que l’on rêve moins des Etats-Unis qu’on ne le faisait dans les années cinquante ou soixante. Sur le plan politique, les moyens diplomatiques me semblent à l’heure actuelle plus fructueux que l’usage de la force. Et les Américains ont de très bons diplomates. Malheureusement, leurs politiques sont trop souvent loin d’être à la hauteur, quant ils ne sont pas totalement incompétents. Et si personne n’écoute les gens compétents, ils ne servent à rien.
Irenees :
Quelles ont été, d’après vous, les conséquences majeures pour les Etats-Unis, des attentats du 11 septembre 2001 ?
Arnaud Blin :
La première conséquence, c’est que, finalement, ça n’a pas changé grand-chose au contexte international. Le grand chamboulement, c’est 1991, pas 2001. Sinon, évidemment, 2001 a provoqué la guerre en Afghanistan et puis en Irak, conflits qui ont montré les limites des Etats-Unis à projeter leur puissance. 2001 a également démontré la fragilité de la démocratie face aux menaces, réelles ou non, à la sécurité. On a vu réapparaître aussi certains aspects de l’Amérique qui font qu’elle est parfois haïe à l’étranger, notamment en Amérique latine. Quant au terrorisme, on a la confirmation, encore une fois, que c’est un phénomène de nuisance mais dont les capacités à tout chambouler sont extrêmement faibles. En fin de compte, on peut dire que c’est en 2001 qu’on a compris que la guerre froide était terminée, avec toutes les conséquences que cela pouvait impliquer.
Irenees :
La fin du 20ème siècle a été témoin de l’élaboration, aux Etats-Unis, de nouvelles théories paradigmatiques : « le choc des civilisations », « la fin de l’histoire »… Quelles sont, d’après vous, les questions qui font débat aux Etats-Unis actuellement dans le domaine des relations internationales et de l’avenir du monde ?
Arnaud Blin :
Après l’ère des paradigmes, on en est revenu à des questions plus pragmatiques sur la gestion de la politique étrangère. Normal, étant donné l’incurie de l’administration Bush. Après, on en reviendra très probablement à d’autres paradigmes : inutile de chercher très loin, ce sont en général des recyclages de théories plus anciennes.
A propos de la situation actuelle du monde :
Irenees :
Quelles sont, selon vous, les menaces les plus importantes pour la paix au XXIème siècle ?
Arnaud Blin :
Probablement moins les grandes rivalités entre Etats que la mauvaise gestion politique, l’abus de pouvoir au sein de certains Etats, les inégalités un peu partout, l’ineptie de nombreux chefs d’Etats. Je ne crois pas que le terrorisme et la prolifération nucléaires soient des menaces ingérables et je crois encore moins au choc des civilisations. En revanche, je vois d’un très mauvais œil l’ingérence du religieux dans les affaires politiques, aussi bien dans le monde musulman qu’aux Etats-Unis par exemple. Quant à l’environnement, il faut surveiller mais à court et moyen terme car c’est un problème qui ne devrait pas causer de conflits importants à court terme. Il reste tous ces foyers de conflits au Proche-Orient, entre l’Inde et le Pakistan, en Colombie qu’il faut impérativement régler car une explosion peut vite se propager à l’échelle régionale ou même mondiale. Et puis il faut consolider la paix partout où elle reste fragile, c’est-à-dire dans pas mal d’endroits. Historiquement, il semble que nous ayons franchi une étape importante au niveau de la paix. Néanmoins, dans ce domaine le travail est perpétuel. C’est aussi aux pays en paix de s’investir pour que d’autres régions puissent également accéder à plus de stabilité. Pour cela, peut-être faut-il remettre en cause le sacro saint principe d’inviolabilité de la souveraineté nationale et remettre sur le tapis le principe d’ingérence humanitaire.
Irenees :
D’après vous, quelles sont les tendances majeures (acteurs, phénomènes, mouvements, etc.) pouvant favoriser la construction de la paix ?
Arnaud Blin :
Le recul de l’Etat et la montée de nouveaux acteurs, par exemple de la société civile, contribuent à une démocratisation de la géopolitique internationale et donc à la paix. Plus il y aura d’acteurs, moins il y en aura de puissants, et plus la paix avancera. On en revient au système des Pères fondateurs américains, mais à l’échelle globale.
Irenees :
Quels sont les principaux défis pour la paix dans le contexte mondial actuel ?
Arnaud Blin :
Le principal défi est que certaines régions vont probablement connaître une paix durable, donc qu’elles seront de moins en moins prêtes à s’investir pour que la paix gagne d’autres espaces. Car malheureusement, la construction de la paix réclame de gros sacrifices que les opinions publiques ne sont pas toujours prêtes à assumer. C’est pourquoi, par exemple, on ne parle pas beaucoup des conflits qui ont ravagé l’Afrique récemment. Mais c’est aussi une question de perception de l’autre ; Or, dans les esprits, certains peuples comptent moins que d’autres. Cette perception change mais lentement. Et puis il y a le problème des inégalités, celles-ci étant d’autant plus criantes que l’idéologie dominante prône l’égalitarisme. Or, le fait de naître dans un endroit plutôt qu’un autre détermine si vous faites partie des nantis ou des laissés pour compte. Avec la globalisation, ces différences seront de plus en plus difficiles à accepter et seront sources de conflits.
Irenees :
Plusieurs spécialistes parlent aujourd’hui de la transformation des facteurs premiers des conflits : les facteurs matériels (pétrole, eau, argent, etc.) et les facteurs idéologiques laissent place à des facteurs culturels, à des sentiments : à l’heure actuelle, les sentiments d’humiliation, de peur, d’honneur, d’arrogance, de haine, deviennent des facteurs de conflits. Vous semble-t-il possible d’élaborer une analyse des relations internationales en termes d’une « géopolitique des passions », comme cela a été entamé par Stanley Hofmann et poursuivi par Pierre Hassner ?
Arnaud Blin :
Effectivement, le vide idéologique laisse place à des passions telles qu’on les connaissait auparavant et qui ont toujours été sources de conflit. Rappelons que les guerres civiles s’appelaient « guerres d’opinions ». Reste à savoir si ce type de conflit est plus visible parce que plus courant ou simplement parce que les conflits « idéologiques » ont disparu. Je pense personnellement que les passions se greffent aux luttes classiques de pouvoir, donc qu’elles sont plutôt un moyen qu’un moteur. Sinon, la religion est un facteur qui peut aussi se substituer aux grandes confrontations idéologiques du 20e siècle. Mais, là encore, la religion est un instrument pour ceux qui entendent briguer le pouvoir ou imposer un ordre universel. Pour ma part, je vois plutôt une histoire des relations internationales qui tend à se répéter avec, toujours, le problème de la gestion de la puissance. Or, en termes de gestion, il n’y a eu pour l’instant que trois solutions : l’empire, l’équilibre, le sécurité collective. Désormais, se pose la question de savoir quelle forme pourrait prendre une nouvelle gouvernance mondiale. C’est un problème compliqué et on n’a pas encore vraiment de solutions. Mais nous y travaillons !
A propos des militaires et de la paix :
Irenees :
Quel est, selon vous, le rôle du militaire au seuil de ce 21ème siècle ? Alors que des spécialistes affirment que celui-ci a évolué et que les militaires peuvent être aujourd’hui des artisans de paix, ne s’agit-il pas d’une utopie, voire d’une vision irréaliste qui évacue les conflictualités, les rapports de force et l’utilisation de la violence ? Il suffit de penser aux pratiques actuelles des militaires chinois, indiens, africains, russes, colombiens, américains, etc….
Arnaud Blin :
Le rôle du militaire est ambigu aujourd’hui puisque, d’une part, la guerre a complètement changé de forme et que nos sociétés, du moins les plus nanties, doivent s’adapter à un monde sans guerre, ou presque. Donc, la guerre traditionnelle, celle qui a perduré durant des millénaires, semble s’évaporer rapidement, mais sans disparaître pour autant. D’autre part, de nouvelles formes de violences sont apparues ou se sont développées qui font que le rôle du militaire, loin de disparaître, s’est métamorphosé. La guerre d’Irak est une illustration de cette ambiguïté puisque cette guerre a été faite au départ, du moins officiellement, pour contrer le terrorisme et qu’elle a pris la forme d’une guerre asymétrique où s’affrontent une superpuissance et des irréguliers. Or, le gros problème aujourd’hui, c’est que l’opinion publique a beaucoup de mal à admettre le recours à la violence. Et puis, surtout, la guerre et tout ce qu’elle implique, va à l’encontre de toutes les valeurs véhiculées par la démocratie. Par exemple, la loi empêche même l’Etat de prendre la vie d’un autre être humain, quelles que soient les raisons, alors qu’à la guerre, on s’en prend par la force des choses à la vie d’autres individus. Sur le plan éthique, on en revient un peu au cas de figure de la guerre juste au Moyen Age lorsque l’église dut trouver des moyens de justifier certaines formes de violence institutionnalisées alors même que la religion chrétienne, du moins en termes de dogme, est contre la violence. Pour toutes ces raisons, le rôle du militaire est difficile, surtout en Europe où cette profession ne jouit plus du prestige qu’elle pouvait avoir auparavant (alors quelle reste prestigieuse aux Etats-Unis). Par ailleurs, dans d’autres régions du monde, les militaires ont joué un rôle néfaste en participant activement à la vie politique, souvent dans le cadre de régimes autoritaires, rôle indigne et qui a probablement terni pour longtemps l’image de l’armée dans ces pays.
Irenees :
Dans cet environnement interdépendant où sévissent des menaces bien moins palpables, bien plus transnationales : parmi les acteurs contemporains auxquels incombe la responsabilité de la construction de la paix, que pensez-vous de celle des militaires ? Et de celle de la société civile ?
Arnaud Blin :
Il est évident que dans un monde où la violence perdure, les militaires ont un rôle important à jouer. D’ailleurs, les militaires étant ceux qui connaissent le mieux la guerre, ce sont souvent eux qui rechignent à employer les moyens militaires pour résoudre tel ou tel problème. Ce fut le cas en Irak notamment où les civils comme Cheney, Rumsfeld ou Wolfowitz s’employèrent à faire la guerre, contrairement à Colin Powell qui savait très bien, ce que tout cela impliquerait. Le cas des opérations de maintien de la paix mérite cependant d’être posé car il s’agit là de missions très particulières. Je pense que pour cela, il s’agit surtout d’en faire une spécialité, avec un entraînement spécifique qui n’est pas forcément militaire mais qui complète ce que peuvent apporter les armées dans ce domaine. Donc, il faut de nouveaux modes de pensées, accompagnés de moyens dignes de ce nom pour que se mettent en place de véritables « armées » de maintien de la paix.
Mais ce type de solution est celle dont on a besoin pour résoudre des conflits qui existent déjà. Or, je pense que le travail préventif est crucial, d’autant que la grande majorité des conflits armés pourraient être évités. Cette construction de la paix par la prévention de la guerre passe évidemment par un travail collectif qui implique de nombreux acteurs dont, évidemment, ceux de la société civile. Mais c’est un travail difficile, compliqué, qui, surtout, réclame de la volonté, du temps et du savoir-faire. Je ne suis pas sûr que dans ce domaine, nos démocraties soient les mieux armées puisqu’on réfléchit et qu’on agit à court terme alors que la prévention est un travail à long terme. L’opinion publique voit rarement plus loin que le bout de son nez et les politiques sont souvent pris dans un étau qui les oblige à satisfaire aux caprices du public s’ils veulent être élus ou réélus. Difficile dans ces conditions de réaliser un travail de fond dans le domaine de la prévention. Reste que la société civile, de par sa nature et sa diversité, a une certaine indépendance. C’est à « elle » aussi de prendre certaines responsabilités et de réaliser des choses que l’Etat est impuissant à faire.
Irenees :
Qu’est ce que la paix pour vous ?
Arnaud Blin :
La paix, d’abord, n’est pas quelque chose de naturel. Le naturel, c’est le conflit, la guerre, la violence, en somme l’état de nature de Hobbes. Donc, la paix se construit. Elle se construit politiquement d’abord. Et puis elle se construit dans les esprits, d’où le rôle fondamental de l’éducation. En cela, l’Europe est exemplaire, contrairement aux Etats-Unis où une grande majorité de l’opinion publique approuva une guerre de choix inutile. Cela étant, je ne fais pas partie de ceux qui pensent que la paix passe par la « paix intérieur » : on voit que des tas de sociétés qui valorisent cette paix intérieure ont recours un jour ou l’autre à la violence. La paix est donc un système artificiel dont but est de prévenir la guerre, donc de faire en sorte que les conflits, qui font partie de la vie, n’escaladent pas au point de devenir violents. Il faut donc des systèmes qui garantissent la paix au sein des Etats – ce qui est plus ou moins accompli par la démocratie – et entre les Etats, ce qui est déjà beaucoup plus compliqué. Enfin, il faut systématiquement condamner toute forme de violence. Quand je vois des intellectuels justifier les attentats du 11 septembre, par exemple, ça me fait bondir. Avant, on se gargarisait des exploits du Che Guevara, alors qu’il fut, malgré son côté attachant et sympathique, un tortionnaire. Enfin, il est nécessaire de faire en sorte que les inégalités, à tous les niveaux, soient combattues car ce sont elles qui font naître des sentiments de frustration qui peuvent se transformer en actes violents. Il faut aussi que toute forme de contestation puisse trouver des canaux pour s’exprimer. Souvent, la violence naît de l’absence de tels canaux. Je pourrais évidemment parler de tout cela beaucoup plus longuement. Disons pour conclure que l’histoire du monde est un peu aussi la quête d’une paix perpétuelle chimérique que tout le monde veux mais sans complètement la désirer. La paix est donc, essentiellement, un paradoxe.