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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, octobre 2005

La militarisation de l’action humanitaire : l’exemple afghan

Réflexion sur l’action civilo-militaire grâce à l’exemple de l’Afghanistan

Mots clefs : Action civilo-militaire pour la paix | Principe d'ingérence internationale | Travailler la compréhension des conflits | Organisation humanitaire et paix | Bailleur de fonds | USAID | Reconstruire la paix. Après la guerre, le défi de la paix. | Afghanistan

Les militaires en quête de légitimité s’approprient l’espace humanitaire

Vers la fin de la décennie 1990, la plupart des Etats occidentaux ont modifié leur doctrine militaire en incorporant l’aide humanitaire dans les missions des forces armées. La dénomination de "guerre humanitaire" a ainsi qualifié l’intervention armée de l’OTAN au Kosovo en 1999. Au lendemain du "11 septembre", Tony Blair et George W. Bush ont appelé de leurs vœux la formation d’une "coalition militaro-humanitaire" avant d’attaquer l’Afghanistan. Ce nouveau contexte politique compromet l’indépendance des ONG, comme le déplore Rony Brauman, ex-président de Médecins Sans Frontières (MSF) : « Depuis le 11 septembre, les ONG non islamiques sont perçues comme arrivant dans les fourgons de l’armée américaine. Au Timor ou au Kosovo, ce n’était pas un problème puisque l’occupation par des forces étrangères était perçue comme libératrice. Mais depuis le contexte politique de la guerre contre le terrorisme, les ONG sont sommées de prendre parti : elles n’ont le choix que de se dissocier de l’occupation en se retirant ou de s’associer aux efforts des forces d’occupation. »

Dès lors, l’argument humanitaire sert les ambitions politiques et militaires et les forces coalisées s’empressent de se refaire une légitimité auprès d’une population éprouvée ("to win hearts and minds"). Les ONG européennes déployées sur le terrain, héritières de l’indépendance des French doctors, se sont positionnées contre cette ré-appropriation par l’armée de leurs actions et de leurs méthodes, comme l’illustrent les propos du professeur Claude Moncorgé, président de Médecins du Monde (MDM) : « Tuer ou vouloir tuer, même de façon "chirurgicale", même pour sauver plusieurs centaines de milliers de personnes, ne saurait être qualifié d’humanitaire. La guerre vise toujours à s’assurer un rapport de force qui donne avantage à son camp. Et il paraît ridicule d’avoir à le rappeler, mais il n’y pas de guerre sans propagande et l’utilisation de la souffrance comme de " l’humanitaire " n’est qu’un moyen de la guerre. »

Forces armées et ONG humanitaires évoluent simultanément sur un même terrain d’intervention mais avec des mandats distincts. L’utilité et la pertinence de l’action humanitaire tiennent au fait qu’elle permet - par sa neutralité, son impartialité et son indépendance – d’apporter une aide à toutes les victimes, sans discrimination partisane. Pour s’exercer dans la sécurité, l’action humanitaire a besoin de la confiance des populations civiles en garantissant son impartialité au conflit. Les forces armées, même sous mandat d’opérations de maintien de la paix, sont toujours perçues par les populations, soit comme force partisane, soit comme une ingérence étrangère dans le règlement de leur conflit. Si ces forces armées peuvent se charger d’actions d’assistance (logistique, etc.), elles ne peuvent pas légitimement se prévaloir "d’actions humanitaires" et encore moins jouer le rôle de coordinateur de l’action humanitaire. Les Nations Unies se sont dotées d’agences civiles opérationnelles pour exercer cette responsabilité.

Modalités de la militarisation de l’action humanitaire : une aide conditionnée

  • Financement

Le 21 mai 2003, Andrew Natsios, directeur de USAid, l’Agence d’Aide au Développement du Département d’Etat américain, annonçait explicitement les nouvelles conditionnalités du financement américain : « Les ONG doivent obtenir de meilleurs résultats et mieux promouvoir les objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis ou bien nous trouverons de nouveaux partenaires ». Une nouvelle exigence de l’administration américaine impose désormais aux organisations humanitaires engagées en Afghanistan ou en Irak de prouver non seulement qu’elles n’ont aucun lien avec une organisation terroriste mais que leur action participe activement à la lutte contre le terrorisme.

  • Propagande

Dans le sud de l’Afghanistan, l’armée américaine a distribué des tracts demandant à la population de "communiquer aux forces de la coalition toutes les informations relatives aux Talibans, Al-Qaïda et Gulbuddin Hekmatyar", ceci afin de pouvoir "continuer à recevoir de l’aide humanitaire". Cette conditionnalité de l’aide a été unanimement dénoncée par les ONG humanitaires.

  • Création des « Equipes Provinciales de Reconstruction » (EPR – PRT en anglais)

Les EPR sont des structures militaro-civiles régionales qui visent à rétablir la sécurité dans le pays et à coordonner l’action humanitaire effectuée sous l’autorité des forces coalisées armées. En mai 2005, 19 équipes étaient réparties sur le territoire afghan. Les EPR s’inscrivent ouvertement dans le champ politique en appuyant l’administration transitoire afghane. Composées à 90% de personnel militaire autorisé à se déplacer en habit civil, les EPR se substituent aux ONG en identifiant les besoins des populations locales et en leur déléguant à posteriori certaines réalisations. Autre niveau de confusion, le personnel des EPR est en grande majorité composé de réservistes américains, chefs d’entreprise par ailleurs, qui prospectent les potentiels commerciaux du pays en reconstruction. Accessoirement, en décentralisant ses forces vers les zones rurales les plus retirées où l’État central n’a aucun ascendant, la coalition s’assure d’un avant-poste pouvant relayer l’information au profit des forces d’intervention rapide, les Special Forces qui, au besoin, pourront lancer des raids.

Résultats sur le terrain

  • Une attitude perçue comme impérialiste

D’après Pierre Salignon, Directeur général de MSF, « les ONG sont perçues par de nombreux Afghans comme servant les ambitions du régime d’occupation piloté par les Américains et leurs alliés. Elles sont accusées de faire de l’espionnage, d’être corrompues et de ne pas faire leur travail » . L’amalgame entre le personnel militaire et humanitaire engendre une hostilité croissante à l’égard des occidentaux en général, et des acteurs humanitaires en particulier. Dans ce contexte de tensions extrêmes, les réseaux d’implantation des ONG, parfois établis depuis 1979 sont insuffisants pour compenser la perte de légitimité et empêcher des dérives violentes à l’encontre de leurs équipes.

  • Dangers encourus par les acteurs humanitaires sur le terrain

Organisations et travailleurs humanitaires, étrangers ou de nationalité afghane, sont devenus la cible des groupes armés antigouvernementaux. Depuis le début de l’année 2003, 37 travailleurs humanitaires ont été assassinés, dont cinq membres de MSF en juin 2004. Leur meurtre a été revendiqué à deux reprises par un porte-parole des Talibans, le Mullah Abdul Hakim Latifi. Dans sa revendication, faisant volontairement l’amalgame entre les soldats américains et les volontaires humanitaires, il a lancé un appel au meurtre : "D’autres organisations comme Médecins Sans Frontières travaillent également dans l’intérêt des Américains, ils sont des cibles pour nous." Selon d’autres sources d’informations, les volontaires de MSF auraient été victimes d’une démonstration de force d’un chef de police locale, geste qui n’aurait donc qu’une portée régionale et personnelle.

Certaines ONG ont voulu donner un signe fort de protestation contre cette collusion entre humanitaire et militaire. MSF a cessé ses activités en Afghanistan après 24 années de présence. Le retrait des humanitaires et l’arrêt des soins apportés aux populations nécessiteuses, notamment en milieu rural, satisfont l’ambition des fondamentalistes qui souhaitent perturber toute reconstruction démocratique du pays.