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En librairie

Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier : Dépasser la haine, construire la paix

, Région des Grands Lacs, 2011

Ce pays pourrait devenir une leçon pour l’humanité

Témoignage de Naasson Munyandamutsa.

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Je viens de loin. Et aujourd’hui, je sais regarder loin d’où je viens et j’essaie aussi de regarder loin où je vais… même si je ne sais pas exactement où c’est. Cela porte un nom chez moi : cela s’appelle « bavakure » (« ils viennent de loin »). Cette envie d’aller toujours plus loin m’est venue en 1973. J’étais à l’école primaire, en dernière année, et, à ce moment-là, j’ai senti que mon père – pour qui j’avais beaucoup d’admiration –, que ma famille n’étaient plus capables de se protéger, de me protéger. Parce que l’on a menacé de mort mon père, avec toute la famille. On a brûlé la maison que nous habitions. Et j’ai dû aller loin. Loin d’eux et loin de lui. On dormait dans la brousse, on volait ce qu’on allait manger. Cela a duré peu de jours, mais suffisamment pour me dire que je devais aller beaucoup plus loin que ce pays. Parce que ce pays, cette région, ne me protégeraient pas, ne protégeraient pas les miens.

Je parlais de loin physiquement, mais finalement, quand on veut aller loin, il faut surtout aller loin en soi-même. Avec les gens qui viennent me voir et qui souffrent – parce que tel est mon métier –, je suis tout le temps en train de négocier avec ce que j’ai appris de ce parcours, de cette vie, de cet exercice d’aller près, d’aller loin. J’ai énormément besoin d’aller le plus près possible de celui qui est devant moi. Puis, parfois, j’ai besoin de m’éloigner pour revenir mieux préparé. Il s’agit ici de la délicate question de la distance nécessaire pour penser ensemble et comprendre ensemble.

Je ne sais pas si je suis arrivé où je dois arriver, mais je sais que je suis sur la route que je voulais emprunter, sur la route où je vais accepter – ou plutôt adopter et apprivoiser – ce que j’aime le plus : donner place à l’éternité. L’éternité, malheureusement, c’est quelque chose de très envié, de très risqué, parce qu’elle est exposée et que les gens viennent sur cette éternité décréter la mort. Or, on ne décrète pas la mort. On devrait laisser la mort survenir, comme tout événement. Mais au Rwanda, on a décrété la mort : celle de ma mère, celle de mon père, celle de mes frères et sœurs… Juste pour m’amener à ne pas croire à cette éternité dont je parlais. Parfois je faiblis, et parfois je retrouve la flamme.

Ma première rencontre avec des conflits, c’était avant 1973. Mais c’étaient des conflits qui fabriquaient la vie. Or, les conflits qui ne sont pas faiseurs de vie, je les ai vus à partir de ce moment-là. Parce que, ce que j’ai vu là, c’est la brutalité gratuite, le traumatisme imposé qui n’a pas de sens. Et les choses qui n’ont pas de sens, les actes qui ne sont pas porteurs de sens construisent des conflits infernaux, des conflits qui ne sont pas l’apanage du Rwanda mais celui des humains. Au Rwanda, l’horreur a été d’imaginer pouvoir éliminer l’interlocuteur en le faisant disparaître pour mettre fin au différent. Or, vous n’êtes rien quand vous n’avez pas en face de vous votre différent. Et vous êtes quelqu’un quand vous donnez de la place au différent, puisque c’est dans cette diversité, dans ce nœud que vous nouez quand vous vous rencontrez, dans cet espace que je pourrais appeler l’espace partagé, qu’on règle les conflits. C’est là qu’on devient humain. Je dois l’avouer, ce ne sont pas les tentations qui ont manqué pour que je bascule dans la haine à mon tour. Mais la haine détruit. Je n’ai pas le droit, ni le loisir de me détruire : je dois être là pour pouvoir accompagner mes semblables comme je le fais dans mon métier. C’est cela que l’on a tué dans notre pays; on a tué cet entre-nous où les adultes protègent les enfants, où les adultes ne tuent pas les enfants.

Dans notre langue, on dit : « Ce qui va te tuer, c’est aussi ce qui va te sauver. » Je crois que le génocide n’a pas seulement tué les gens : il a tué aussi l’entre-nous. Au Rwanda, par exemple, il y a peut-être des gens qui peuvent jouer un rôle important pour servir de pont, mais les gens ne suffisent pas. Il faut aller mettre du sien sur ce pont; si l’on n’a pas de solutions aujourd’hui, on plante, on jette les germes pour que cela puisse avoir de l’impact un peu plus tard, avec le temps. Et le temps aide, il crée les conditions pour écouter les voix qui participent à la reconstruction, la reconstruction de soi d’abord, et ensuite la reconstruction de l’entre-nous. Le génocide n’a pas réussi à tuer l’espoir, parce que ceux qui ont survécu ont tenu le coup, et parce qu’ils ont accepté d’accueillir l’espoir. Ceux qui, dans d’autres sociétés, penseront à préparer ou à organiser cette horreur devront avoir conscience qu’ils sont en train de se tuer eux-mêmes, et que l’espoir, lui, va survivre.

Je voudrais qu’on sache que l’on peut organiser sa vie en étant conscient qu’ici, dans ce pays, dans cette région, il y a eu un génocide. On n’est plus dans quelque chose d’innommable, comme on aime le dire : on est dans quelque chose que l’on a nommé et qui a existé. Et que toute notre vie doit se faire, avec toutes nos faiblesses, avec toutes nos fautes, avec toute notre vulnérabilité, avec tous nos manquements, pour contrer l’objectif principal de ce génocide.

Je suis un vieux qui tente, et qui ne réussit pas toujours, mais qui essaie d’être celui qui peut accueillir la souffrance de l’autre. Et qui peut même parfois, à certains égards, être la voix des sans-voix. Je crois que le Rwanda est le Rwanda parce qu’il y a des gens qui ont accepté d’accueillir la souffrance de l’autre et d’essayer de devenir la voix des sans-voix. Il y a un réel besoin que l’humanité continue à crier, tant il est vrai qu’on ne crie pas si l’on n’a pas de voix. Nous avons besoin de quelque chose autour de quoi construire l’appartenance. L’appartenance n’est pas quelque chose de rigide, de fermé. L’appartenance est toujours renouvelée. Elle est le remède le plus extraordinaire contre la solitude. J’appartiens d’abord à un groupe : c’est avant tout la famille, parce que c’est la famille qui m’a créé. A partir de là, j’ai toujours senti que j’appartenais aussi à autre chose, de l’ordre de l’au-delà, de l’ordre de l’intangible. J’appartiens à ce à quoi je crois. Mon plus grand rêve, c’est que les enfants de ce pays puissent se rencontrer en découvrant que la diversité constitue une valeur inestimable. Ce n’est pas le paradis que je suis en train d’imaginer, mais un univers où la vie a sa place, et où l’amour a sa place. Quand la vie et l’amour ont leur place dans une société, dans une communauté, la haine peut venir, mais elle sera mise en échec. La haine n’atteint pas son objectif dans ces conditions. Ce pays pourrait devenir une leçon pour l’humanité, et les citoyens du monde qui en ont l’opportunité pourront passer ici pour voir comment on peut survivre après les cendres, comment, même sans moyens, on peut créer. La contribution la plus noble que j’aimerais que mon pays fasse à l’humanité, c’est qu’il puisse trouver la solution à la haine. Je crois que nous pourrions vaincre cette peur, en nous parlant de façon partagée, en parlant de cette peur qui ne nous habite plus, mais qui nous a habités, et en ouvrant la parole. Même si la parole est délicate, je crois que ce sera le remède. Si l’on ne trouve pas les voies pour vaincre la peur, la haine risque de reprendre sa place.