Cyril Musila, Paris, 2015
Economie et géopolitique du Kivu : territoire et espace frontalier oriental de la République Démocratique du Congo
Tiraillée entre l’appel politique de Kinshasa, la capitale congolaise à l’extrême ouest, son ancrage sur le territoire congolais et l’influence économique du bloc d’Afrique orientale et de l’Asie, le Kivu demeure un espace de synthèse qui semble avoir une double identité : une appartenance et un attachement à la nation congolaise et une coopération pragmatique avec la sphère économique orientale.
Les trois dernières rébellions et guerres déclenchées au Kivu en 1996 (AFDL), 1998 (RCD) et 2007-2009 (CNDP) ont permis de mettre en lumière les dynamiques et les logiques du fonctionnement de cette partie de l’Est de la République Démocratique du Congo : son intégration économique dans l’Afrique de l’Est et dans le monde de l’Océan Indien. Non parce qu’elles en sont le facteur mais parce qu’elles ont tiré avantage du dysfonctionnement territorial de la République Démocratique (insuffisance sinon absence du réseau viable de transport et de communication entre le Kivu et le reste du pays) et de la situation géographique du Kivu proche de l’Afrique de l’Est pour faire des pays d’Afrique orientale (East African Community) l’unique voie économique du Kivu.
Mais l’intégration économique du Kivu à l’Afrique de l’Est et à l’Asie n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit sur les anciennes voies commerciales de la traite orientale par les Arabes et les relais Swahili sur les côtes de l’Océan indien1. Théoriquement, elle offre l’avantage à la République Démocratique du Congo d’être une courroie de connexion entre l’Atlantique et l’Océan Indien, un riche mélange entre l’Ouest et l’Est de l’Afrique centrale. Cependant, depuis les turbulences de la décennie 90 qui ont rompu les liens entre les fermes du Kivu, les marché de l’Ouest (Kinshasa) et les principales villes congolaises - provoquant le désengagement d’une grande partie de la bourgeoisie politico-commerciale de Kinshasa vis-à-vis de ces fermes - c’est vers des opérateurs est-africains et asiatiques que le Kivu est tourné.
Ce sont ces nouvelles influences orientales (Afrique de l’Est et l’Orient) intervenues depuis les années 1990 et leurs effets que cet article voudrait analyser en montrant d’abord les avantages de la position géographique de cette région, ensuite les processus socio-économiques et politiques et enfin l’émergence de pôles à la fois comme témoins et comme résultats de l’évolution récente. Dans cet article, le Kivu correspond au « Grand Kivu » composé des provinces du Maniema, du Nord Kivu et du Sud Kivu.
I. Contexte géographique
1. Dans l’entre-deux fleuves
Situé au carrefour des grandes voies commerciales de l’Océan Indien et du Sud-Soudan, le Kivu fait partie de la région des Grands Lacs, région qui, selon Roland Pourtier, occupe une position singulière à la charnière entre deux entités, l’Afrique centrale francophone caractérisée par un fort tropisme atlantique, et l’East Africa anglophone et swahiliphone, qui regarde vers l’océan indien et le monde arabe2. Il appartient aussi au système géologique du Rift et de la grande entité transfrontalière qu’est la crête Congo-Nil constituée de plaines, de hautes terres montagneuses (Monts Ruwenzori et Mitumba) ou volcaniques (Nyiragongo, Karisimbi, Nyamulagira, Visoke, etc.) et des dépressions lacustres.
Cette entité sépare en effet les bassins hydrographiques des deux grands fleuves Congo et Nil orientés l’un vers l’Atlantique et l’autre vers l’Océan Indien et dont le point de rencontre se trouve à Kisangani. Les lacs qui s’égrènent du nord au sud (Lacs Albert, Edouard, Kivu et Tanganyika) remplissent des fossés d’effondrement et servent de frontières naturelles entre la R.D. Congo et ses voisins orientaux : l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie, tous membres avec le Kenya de l’organisation East African Community.
2. Conditions écologiques attractives
Le Kivu dispose d’importants atouts écologiques dus à cette position géographique d’altitude, dont elle est victime. Ses difficultés proviennent de ses hautes terres qui cumulent les avantages des montagnes tropicales et des températures basses. De ces avantages découlent des conditions sanitaires plus favorables que dans des plaines, avec en prime l’absence du paludisme et de la trypanosomiase, ce qui représente les meilleures conditions de l’élevage bovin. Quant à l’agriculture, les sols volcaniques basiques ont un très fort potentiel de fertilité et de rendement. De telles conditions écologiques ont rendu ces hautes terres très attractives aussi bien pour les agriculteurs que les éleveurs et ont aussi favorisé la constitution de gros pôles démographiques où la densité dépasse les 330 habitants au km2 sur un espace relativement exigu, contre une moyenne de 10 habitants dans le reste de l’Afrique Centrale.
3. Enjeux démographiques
Mais c’est en lien avec les dynamiques des pays limitrophes, en particulier les phénomènes démographiques et migratoires ainsi que les échanges commerciaux, qu’il m’a paru intéressant d’orienter cette analyse du Kivu, région à travers laquelle la République Démocratique du Congo est en interaction avec ces derniers. Le peuplement – en interaction avec les pays limitrophes - est d’abord marqué par une composition très hétérogène, ensuite par des mouvements migratoires internes depuis l’éclosion des conflits armés des années 1990 ainsi que par des cycles de migrations, et enfin par une cohabitation conflictuelle autour des activités agricoles et d’élevage.
Sans vouloir refaire ici l’histoire de ces migrations - volontaires, organisées du Rwanda vers le Kivu par l’administration coloniale belge ou forcées à cause des violences ou des famines régulières dans les pays des Grands Lacs - et sans chercher à expliquer par elles seules l’évolution du Kivu, il est à noter que toute cette région avait enregistré depuis les années 1940 jusqu’au milieu des années 1990 un accroissement démographique rapide particulièrement intense dans le territoire de Masisi au Nord-Kivu3.
Tout en expliquant cette croissance démographique, on ne peut manquer de signaler au sein de ce phénomène le caractère profond et unique qu’a été le génocide au Rwanda en 1994 et ses répercussions démographiques ravageuses tant à l’intérieur du Kivu que dans les relations diplomatiques avec ses voisins. Plus d’un million de fugitifs et de réfugiés rwandais s’étaient en effet installés sur des zones frontalières dans cette région, accentuant par la même occasion des tensions foncières et ethniques internes déjà fortes au début des années 1990 au Nord-Kivu dans les territoires de Masisi, Walikale ou Rutshuru. Quant aux échanges commerciaux, on le verra plus loin, leur caractère transfrontalier intense met en évidence le paradoxe que vit le Kivu dans ses relations politiques ou diplomatiques avec les pays voisins, en particulier avec le Rwanda.
Ces facteurs réunis - pâturage, terres arables, donne démographique sur un espace restreint - engendrent une pression foncière aiguë, au centre des tensions et des conflits intercommunautaires voire interétatiques. La dimension « ressources naturelles rares et stratégiques » (bois et minerais) et son intégration dans le grand commerce international depuis la fin des années 1990 ont ajouté une épaisseur supplémentaire à cette pression. Quelles que soient les formes qu’elles revêtent, les questions d’accès ou de partage de la terre constituent un paramètre essentiel des problèmes et des crises récurrentes du Kivu. Elles posent le problème du contrôle territorial d’espaces convoités par une population dont la composition hétérogène est déséquilibrée par des mouvements migratoires massifs.
II. Le Kivu terre des compétitions et des rivalités
1. Compétitions foncières
Si ces violences et leur persistance sont alimentées par le facteur foncier, les rivalités qui les motivent se nourrissent de la cohabitation de deux pratiques de gestion de terres qui sèment la confusion. D’une part la pratique de la loi étatique où les terres appartiennent à l’État qui les concède et d’autre part l’usage coutumier selon lequel les terres dont la garde est assurée par le chef coutumier appartiennent à la communauté, au clan qui les cultive. Or, l’État avec tout l’arsenal administratif et répressif prend toujours le dessus. La concession et l’acquisition des terres à des individus fortunés, usant souvent de la corruption vis-à-vis de l’administration ou des chefs coutumiers, fragilisent la situation des paysans qui ne peuvent acquérir des terres à cause de la complexité des procédures et du coût. Ces paysans sont alors sans défense face à l’administration et aux demandeurs de concession disposant des pouvoirs financiers et donc des capacités de corruption. L’expropriation crée ainsi une incertitude et une précarité croissantes des droits fonciers paysans.
À ces deux pratiques s’ajoutent deux conceptions culturelles de la terre divergentes sinon incompatibles4. Pour certains, le sens du territoire est défini par la relation entre le groupe ethnique, le Mwami (autorité coutumière) et une portion d’espace. L’accès à la terre est indissociable de l’insertion dans un réseau de relations sociales qui induisent une obligation de loyauté (tributs et prélèvements) et de prestation des services. Pour d’autres, la vision de la terre comme objet de mise en valeur est individuelle et dégagée des relations personnalisées. La vision de la terre et de l’activité agricole deviennent vite une conquête foncière. La compétition foncière et l’extension de l’espace sont alors indissociables pour assurer l’émancipation sociale et politique.
2. Compétitions identitaires
Mais c’est au cours des décennies 1970 et 1980 marquées par la manipulation de la loi sur la nationalité, gage d’accès à la terre, que les compétitions foncières vont revêtir un caractère identitaire pour constituer d’importants griefs inter-communautaires. En effet, deux lois contradictoires ont été promulguées au sujet du Kivu pour distinguer les nationaux des étrangers, ces identités ayant des conséquences sur les droits fonciers. En 1972, une loi confère de façon automatique et collective la nationalité zaïroise aux populations culturellement proches du Rwanda établies dans le Kivu avant l’indépendance en 1960. Elle concerne des populations vivant sur ce territoire avant la démarcation des frontières dans les années 1910, les populations transplantées grâce au programme de migration de la main d’œuvre organisé par l’administration coloniale belge (années 30-40), des migrants clandestins et des réfugiés fuyant les massacres des tutsi en 1959. Cette loi promulguée sous l’instigation de Barthélémy Bisengimana, haut cadre tutsi arrivé en 1959 et devenu directeur du cabinet du président Mobutu de 1969 à 1977, ouvrait les bénéfices de la loi foncière aux nouveaux Zaïrois. Elle créait le fondement politico-juridique permettant de sécuriser l’implantation foncière des paysans concernés en leur accordant des droits politiques (élections), la possibilité de recourir aux procédures foncières modernes (cadastre, concessions…) pour garantir leurs droits fonciers et permettait une émancipation et une autonomie par rapport aux chefs coutumiers autochtones5.
Pour les autres ethnies, la loi provoqua l’indignation et fut vécue comme une injustice. C’est ainsi qu’en 1982, cette loi fut abrogée par l’assemblée nationale qui décida que la nationalité zaïroise serait désormais accordée par naturalisation selon une démarche individuelle. Cette nouvelle loi qui ne faisait aucune distinction entre les différents groupes provoqua à son tour le mécontentement des populations concernées qui s’attaquèrent aux chefs coutumiers et aux bureaux d’état civil. La destruction et l’incendie des bureaux d’état civil visaient à faire disparaître toutes les archives sur les populations. Ainsi, sans archives et sans preuves, la loi ne pouvait être appliquée !
Dès lors, deux motifs fixaient le désaccord entre les deux groupes : la question de la nationalité et l’implantation foncière ou territoriale des populations culturellement proches du Rwanda. La législation zaïroise a eu des conséquences sociales désastreuses, elle a généré des ressentiments et des inquiétudes dans les populations concernées tout en créant une incertitude identitaire. C’est ainsi qu’étaient nées des expressions comme « Zairois de nationalité douteuse », en particulier à l’approche des échéances électorales.
3. Découpages administratifs: consécration des rivalités politico-économiques
Jusqu’en 1986, le Kivu constituait une seule et même province. Son découpage administratif en provinces du Nord-Kivu, Sud-Kivu et Maniema avait pour raison officielle la mise en place d’une nouvelle politique nationale de décentralisation dont le Kivu serait le modèle ou le cobaye. Mais en réalité l’administration cherchait à contenir les tensions politiques entre différents leaders des communautés ethniques. En dépit de cette subdivision, le Kivu est resté une terre de compétition : d’une part entre entre le Nord (Goma) et le Sud Kivu (Bukavu), et d’autre part à l’intérieur du Nord Kivu lui-même. En empruntant un raccourci et en recoupant les différentes déclarations des communautés ethniques à la conférence de Goma en janvier 2008, on peut se permettre d’affirmer que les dynamiques du Nord Kivu sont liées aux rivalités politico-économiques entre les acteurs des deux grands groupes ethniques, les Nande et les Banyarwanda alors qu’au Sud Kivu, elles sont essentiellement liées aux Bashi et Rega.
C’est en fait cette dynamique compétitive qui pousse les grands commerçants Nande à développer les villes de Butembo et Beni afin d’acquérir une certaine « autonomie » vis-à-vis de Goma. Ainsi par leur propre initiative, les hommes d’affaires Nande ont doté Butembo d’une centrale hydro-électrique pour l’alimenter en électricité alors que le diocèse catholique a construit une université. D’autres projets sont en cours pour une centrale hydro-électrique plus importante sur la rivière Semliki. Quant à la ville de Goma, chef lieu de province situé en territoire banyarwanda, elle est le fief des opérateurs Banyarwanda qui y commercialisent les produits de leurs fermes du Masisi ou de Rutshuru. Ce qui n’empêche pas l’implantation d’hommes d’affaires d’autres groupes ethniques.
Dans le Sud Kivu, la compétition semble rechercher une sorte d’équilibre politico-ethnique de sorte que lorsqu’un Mushi est élu gouverneur de province, son adjoint est élu parmi les Rega et vice-versa. C’est autour de ces quatre grands groupes ethniques et de leurs réseaux, auxquels il faut ajouter les Indo-Pakistanais, qu’on pourrait comprendre l’anthropologie économique du Kivu. Ils sont au sommet de la pyramide des opérateurs sinon des décideurs du Kivu. Et c’est parmi eux que se recrutent les leaders ainsi que les organisations socio-économiques et politiques du Kivu.
III. Structuration de l’espace économique
1. L’organisation des flux sur le territoire national
La problématique de l’espace économique du Kivu se pose en termes d’organisation du marché et de mise en contact entre les zones de production et les zones de consommation, les campagnes et les villes du territoire national6. Il semble aujourd’hui que, sur la base d’énormes défis liés à la sécurité et à la faillite des infrastructures, ces connexions sont en panne, marchent mal ou sont irrégulières en termes d’acheminement des flux. Ainsi, le Kivu se trouve désarticulé et mal intégré dans son propre espace et au sein de l’espace économique national. Plusieurs parties du territoire du Kivu fonctionnent en îlots inaccessibles et fragmentés. Faute de routes carrossables et sûres, le transport repose sur la rotation des avions petits porteurs et cargos ainsi que sur la navigation lacustre. S’agissant d’approvisionnement et d’écoulement que tracent ces flux sur le territoire national, l’économie du Kivu a une configuration en quatre grandes orientations :
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L’axe Maniema - Nord Kivu – Province Orientale : du sud-ouest au nord
Actif et dynamique, cet axe est dominé par les liaisons aériennes et un trafic intense d’avions petits porteurs ou d’Antonov pour le transport de minerais ou d’huile de palme entre les principales villes de ces trois provinces. C’est le principal axe qui montre l’image véritable de l’économie du Kivu : une économie qui tente de s’articuler avec celle de la province orientale et du Katanga et qui se sert du Maniema comme pivot. Ce long axe est appuyé par la route menant jusqu’au Rwanda, Ouganda et Sud-Soudan.
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L’axe Nord-Kivu/Sud-Kivu – Province orientale – Kinshasa : l’ouverture à l’ouest
Exclusivement aérien et distant de plus de 2.000 km à vol d’oiseau, cet axe avait longtemps créé d’intenses interactions entre Kinshasa et le Kivu où de grandes fermes appartenant à des propriétaires des compagnies d’aviation assuraient un approvisionnement constant de la capitale en viandes et légumes. La faillite des compagnies et des fermes ainsi que les guerres des années 1990-2000 ont réduit ces interactions. Depuis la fin officielle de la guerre et 2003, une douzaine de compagnies aériennes, à l’instar de Hewa Bora, Wimbi Dira, CAA, Air Service, Malu Express ou Bravo Air Congo exploitent cette ligne aussi bien pour le transport de voyageurs que pour celui des marchandises. Mais les flux n’ont jamais rivalisé ceux d’avant les guerres.
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L’axe Nord Kivu – Sud Kivu
Les 120 km qui séparent Goma de Bukavu, les capitales du Nord et du Sud Kivu, sont dominés par le trafic fluvial sur le Lac Kivu. Ce trafic assuré par une dizaine de bateaux et de pirogues motorisées concerne des produits agricoles mais aussi des produits manufacturés importés qu’ils soient alimentaires, pharmaceutiques ou électroniques.
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Les liaisons Sud Kivu – Maniema
C’est l’axe le plus handicapé de l’économie du Kivu en termes de connexion et d’échange. La dégradation de la route reliant Bukavu à Kindu et que les Chinois réhabilitent n’est praticable qu’à moitié et coupée sur plusieurs tronçons. Quant au trafic aérien censé le suppléer, il est insignifiant. Deux petites « agences » l’animent. Il s’agit en fait d’associations de commerçants basés à Bukavu qui louent de façon irrégulière des avions petits porteurs pour le transport de leurs marchandises ou des minerais accumulés par des coopératives d’artisans miniers. Le reste des échanges est assuré par portage.
2. Le double défis de l’enclavement et de l’insécurité
Si le rôle de région-charnière est indiscutable en théorie, le Kivu souffre néanmoins de deux handicaps majeurs que la gestion administrative du territoire peine à résoudre : d’un côté son double enclavement géographique qui en fait une des zones les plus enclavées de la RDC et l’enclavement intérieur du fait des configurations de son relief particulièrement défavorable aux communications et de l’autre côté l’insécurité due aux turbulences politiques.
Le manque d’infrastructures de transport et de communication internes dignes de ce nom fait que le Kivu est globalement mal intégré à lui-même et mal relié aux autres provinces congolaises. La carence de routes fait que le trafic entre les villes de l’Est de la RDC, toutes fixées sur les frontières, et leur hinterland est dérisoire de sorte que pour rejoindre Bukavu à Uvira au Sud-Kivu, les transporteurs préfèrent traverser deux fois la frontière du Congo et du Rwanda en raison de la qualité de la route. Quant à l’évacuation des produits agricoles, elle est mal assurée dans ces conditions. Parfois elle devient impossible en cas d’insécurité. Ces difficultés ne touchent pas les produits miniers qui, eux, sont acheminés dans les centres urbains par des avions petits porteurs.
L’insécurité et les violences des groupes armés ont fait déserter les campagnes où ces derniers contrôlent des axes routiers ou des zones de production agricole ou minière, accentuant le handicap de l’enclavement de sorte que certaines parties du Kivu sont aujourd’hui « surenclavées », des zones de non droit inaccessibles à l’autorité administrative. Tel est, par exemple, le cas des poches d’insécurité dans les territoires de Masisi, de Rutshuru, de Walikale au Nord-Kivu ainsi qu’autour des zones minières de Shabunda au Sud-Kivu. Le désenclavement des territoires du Kivu permettrait d’évacuer sa production et de l’approvisionner en biens manufacturés et autres denrées que cette région ne produit pas.
Mais le problème d’insécurité, qui n’est pas l’objet central de cet article, est très complexe pour être abordé en quelques lignes. Si on admet que le facteur essentiel en est la présence des groupes armés qui rançonnent, tuent, pillent, violent les populations, on reconnaît que les rebelles hutu rwandais accusés d’implication dans le génocide en 1994 et implantés dans le Kivu en sont le principal moteur. Composés d’anciennes milices « interahamwe » et de l’ancienne armée rwandaise dont elles étaient le supplétif, auteurs de nombreuses atrocités dans les villages du Kivu, ces rebelles impliqués aussi dans l’exploitation et le commerce des minerais et des produits agricoles sont aujourd’hui regroupés dans un mouvement politico-militaire du nom de Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR).
Mais le rôle d’autres acteurs aux agendas et revendications variés n’est nullement négligeable. On peut citer parmi eux, le Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP) du général tutsi déchu Laurent Nkundabatware Mihigo, qui affirmait protéger les populations tutsi contre les FDLR ennemis des Tutsi mais combattait aussi l’armée gouvernementale, de nombreuses factions de milices d’autodéfense Mayi-Mayi dans toutes les trois provinces opposées au CNDP et théoriquement au FDLR mais souvent en partenariat avec lui contre le CNDP. A certains endroits, l’armée gouvernementale (Forces Armées de la République Démocratique du Congo, FARDC) était en collision avec les FDLR et les Mayi-Mayi contre le CNDP, alors que ce dernier était accusé d’avoir des appuis de l’armée rwandaise. Plus au nord, des groupes rebelles ougandais de la LRA ou des ADF-NALU ajoutent à la confusion et à la précarité de la sécurité. Autant de groupes et des scénarios d’alliances dont les victimes sont les populations et les structures socio-économiques du Kivu. De nombreuses zones minières, évacuées de leurs populations civiles et exploitées par des groupes armés ou par les FARDC7, sont devenues la principale source de financement de la guerre. Sur le terrain, des témoins affirment l’existence d’accointances ou de partenariats d’affaires entre ces différents groupes armés en dépit de leurs oppositions.
Les conséquences de ce phénomène sont d’une part la désertion des zones de production par les paysans, la baisse de production agricole, le trafic illégal des ressources naturelles (minerais, bois, etc.) et le manque à gagner fiscal pour l’État. Néanmoins, en dépit de cette insécurité et la désertion des zones rurales, c’est sur la production minière artisanale que repose l’essentiel de l’économie actuelle du Kivu. Une économie entachée de violence et d’exactions, qui entretient les conflits et dont la principale victime est le Kivu.
3. La dimension transfrontalière de l’économie du Kivu
Dans cette position charnière au cœur des Grands Lacs où il se trouve intégré dans l’espace économique est-africain et culturel swahili, le Kivu s’inscrit résolument dans une géopolitique transfrontalière. Alors que l’ouverture sur l’Ouest est exclusivement aérienne, celle à l’Est combine l’avion, la voie lacustre, la route et plus loin le rail avant de déboucher sur les ports kenyan de Mombassa et tanzanien de Dar-es-Salaam à travers deux embranchements : d’un côté le « Corridor Nord » via le Rwanda, l’Ouganda et le Kenya, et de l’autre côté le « Corridor Central » qui passe par le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie.
Si l’ouverture à l’Afrique de l’Est est une évidence, les différents échanges commerciaux transfrontaliers sont l’indicateur de cette intégration de proximité assurée par des gens ordinaires. Plusieurs postes douaniers permettent de se rendre compte de la densité de ces échanges et des flux optimisés par une série d’accords officiels entre le Burundi, la RDC et le Rwanda dans le cadre de la CEPGL8 pour fluidifier la circulation de biens et de personnes au sein des zones frontalières.
Ces mini-corridors relient chacun deux villes ou deux agglomérations positionnées de part et d’autre de la frontière. Ces corridors constituent la véritable infrastructure d’intégration entre le Kivu et les provinces ougandaises, rwandaises ou burundaises limitrophes. Animés par des acteurs aussi variés que les femmes commerçantes, des handicapés physiques sur leurs tricycles, des conducteurs de trottinettes en bois, des propriétaires de mini-bus regroupés en association pour assurer le transport des passagers et de leurs marchandises, ces échanges permettent de mesurer l’étendue de l’interdépendance socio-économique qu’ils scellent quotidiennement.
Mais c’est également à travers les points de passage non officiels, informels, clandestins ou illégaux qu’on observe d’intenses échanges, en particulier le long des lacs (Edouard, Kivu et Tanganyika) où des pêcheurs et de piroguiers effectuent des liaisons entre le Kivu et l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie. C’est enfin le cas de forêts, de parcs ou de la plaine de la Ruzizi entre le Sud Kivu, le Rwanda et le Burundi. Ainsi les corridors transfrontaliers, à l’exemple de ceux décrits ci-après, structurent ces échanges9 :
Uvira et Bujumbura entre le Sud-Kivu et le Burundi qui enregistre un flux de 6.000 à 10.000 voyageurs composés de commerçants, d’élèves et d’enseignants traversent quotidiennement la frontière. Ces flux sont à réévaluer en fonction de ceux incontrôlables sur le lac Tanganyika.
Goma /Gisenyi entre le Nord-Kivu et le Rwanda, où trois principaux points officiels et de nombreux sentiers relient ces deux villes siamoises où la ligne de démarcation des frontières nationales du Rwanda et de la RDC est inexistante. Entre 15.000 à 20.000 personnes franchissent la frontière à ces différents endroits. Le trafic sur le lac Kivu, lui, est difficilement mesurable10.
Bukavu – Cyangugu, entre le Sud-Kivu et le Rwanda au sud du Lac Kivu, ces deux villes disproportionnées ont des fonctions bien réparties. Alors que Bukavu (228.000 habitants) fonctionne comme un grand centre de consommation, Cyangugu (8.500 habitants) s’est positionnée stratégiquement comme une ville entrepôt munie d’un impressionnant réseau de services financiers et d’un aéroport que les hommes d’affaires de Bukavu utilisent. Entre 3.000 et 5.000 personnes franchissent la rivière Ruzizi qui marque la frontière entre le Rwanda et la RDC. Des mini-bus, des charrettes, des trottinettes et des porteurs assurent les échanges. Comme entre Goma et Gisenyi, de nombreux piroguiers assurent la liaison parfois avec de petites quantités de produits vers des embarcadères non officiels qui constituent le relais du trafic non officiel des minerais.
Beni – Kasese, entre le Nord-Kivu et l’Ouganda où la ville minière ougandaise dispose de nombreuses unités industrielles dont la majeure partie est vétuste, Beni et Butembo distant d’une cinquantaine de km, en tant qu’aboutissement direct de la route commerciale du port de Mombassa sont devenues une plate forme d’envergure régionale. Dominé par les grands commerçants nande, ce corridor est surtout concerné par des échanges de longue distance où des camions chargés de minerais et de bois destinés à l’exportation croisent des containers de produits manufacturés asiatiques ou encore des camions-citernes chargés de produits pétroliers.
La présentation de ces corridors transfrontaliers majeurs montre à la fois les espaces frontaliers polarisés par de grands centres urbains souvent contigus et de simples couloirs de passage de personnes et surtout de marchandises. Le peuplement de ces espaces est fort composite. À l’homogénéité des groupes socio-culturels qui peuplent les franges rwandaises et burundaises s’opposent l’hétérogénéité des groupes que l’on rencontre parmi les populations ougandaises et congolaises. Cette situation a un impact sur les échanges transfrontaliers eux-mêmes, car elle est plutôt propice au développement de la contrebande que la configuration géographique favorise par ailleurs. Si la circulation est aisée pour les ressortissants des pays des Grands Lacs munis d’un laissez passer délivré parfois par les autorités provinciales dans certains pays (Burundi, Congo et Ouganda), en réalité la libre circulation dépend parfois de l’humeur des agents de contrôle, notamment de la police et en particulier lorsque le voyageur est porteur de marchandise. Ce qui est une des explications de la contrebande.
IV. Les impacts de l’ouverture aux marchés asiatiques
1. L’évolution des routes commerciales : retour aux temps anciens ?
L’océan indien constitue depuis l’Antiquité une zone privilégiée de contacts maritimes entre l’Afrique noire et le monde asiatique, à savoir le Moyen-Orient par la mer Rouge, le golfe Arabo-Persique, l’Inde et l’Extrême-Orient en suivant les moussons. Jusqu’à l’arrivée des explorateurs portugais conduits par Vasco de Gama en 1498, il est reconnu que les côtes africaines de l’Océan Indien vivaient d’un commerce prospère à la base de la création des grandes cités. La myrrhe, les gommes aromatiques, le clou de girofle, l’ivoire, les cornes de rhinocéros ou l’écaille de tortue sont quelques-unes des marchandises exportées à cette époque. S’y ajouteront plus tard, venant des régions plus méridionales, l’ébène, le fer, le cuivre, l’or et les esclaves. Pendant des siècles, le contrôle de ce commerce côtier était devenu objet de guerres et de compétitions entre les Portugais et les Arabes. Ces luttes et les destructions qu’elles occasionnaient contribuèrent au déclin du commerce côtier et de la culture swahili, une civilisation originale à mi-chemin du monde africain et du monde arabe, issu d’un un intense métissage entre Africains Bantou, Arabes d’Arabie, Persans Shirazi et Indiens. Mais les raisons économiques tiennent également une grande place dans le déclin des villes swahili : la déchéance de Bagdad, ville de destination de ce commerce, ralentit la demande d’esclaves ; l’or de l’arrière-pays est extrait en quantité réduite et dans des conditions difficiles ; quant à l’ivoire, il n’est plus aussi apprécié. S’agissant des relations de la côte avec l’intérieur des terres, une voie commerciale unique mais ancienne s’enfonçait dans les montagnes par les villes de Taveta et de Ngong (près de la ville de Nairobi). Depuis Mombasa, cette route accédait aux royaumes interlacustres, permettant l’approvisionnement en marchandises précieuses (ivoire et ébène)11. C’est donc la première route qui conduisait au territoire du Kivu actuel.
Si à la suite des guerres hégémoniques pour le contrôle du commerce côtier, la forteresse de Mombasa, Fort-Jésus, construite par les Portugais pour se protéger contre les Hollandais et les Turcs fut prise par les troupes de sultans d’Oman en 1660, il faut attendre 1730 pour voir les troupes de sultans d’Oman vaincre définitivement les Portugais et dominer tout ce commerce. Dès lors, sous tutelle des Omanites, l’île de Zanzibar prit progressivement les relais de Mombasa et de Kilwa (côte mozambicaine), assurant sa prospérité grâce à un très grand marché d’esclaves exportés vers l’Inde, la Perse et l’Arabie. Au cours du 19e siècle, les sultans d’Oman firent même de Zanzibar leur capitale, car Said Ibn Sultan, dirigeant de Mascate (Oman), décida de s’y installer définitivement en 1840. Cet homme développa d’immenses plantations de girofliers, lesquelles demandèrent une main-d’œuvre accrue. Ce qui contribua à développer le commerce des esclaves. L’île devait alors dominer toute l’économie de la côte et devenir le plus grand marché d’esclaves de l’Afrique12.
Depuis Zanzibar et pour alimenter ce commerce, la pénétration à l’intérieur du continent suivait deux itinéraires : le premier partait de Dar-es-Salaam en direction des lacs Tanganyika et Victoria et des royaumes angolais et ougandais ; tandis que le second, plus au sud, allait de Kilwa vers le lac Nyassa (lac Malawi), les pays du Zambèze et la région cuprifère du Katanga13. Sur ces deux voies ont été calqués plusieurs tronçons des tracés d’actuels Corridors Central et Sud.
Quant aux moyens déployés pour la capture d’esclaves, les expéditions arabes bénéficiaient d’un approvisionnement considérable en armes à feu. Ainsi, des marchands d’esclaves comme Tippo Tipp eurent-ils la possibilité d’organiser des groupes d’hommes armés pour pénétrer en profondeur dans l’arrière-pays. À la recherche d’ivoire, ce métis arabo-noir de Zanzibar, s’enfonça à partir de 1867 jusque dans le Haut-Congo : il s’établit d’abord à Ujiji (Tanzanie), puis à Kasongo, Kibouge et, enfin à Ribariba. Tippo-Tipp domina le bassin de la forêt du Congo, s’imposa auprès des populations de la Zambie actuelle jusqu’au nord du Burundi. Son empire s’étendait du lac Tanganyika à la forêt d’Ituri et, dans le bassin du Congo, jusqu’au-delà de Kisangani. Il rencontra et aida un certain nombre d’explorateurs tels Livingstone ou Stanley14. Dans un premier temps, les autorités belges le nommèrent gouverneur d’une des régions de l’État Indépendant du Congo (actuelle RDC). Dans le développement du nouveau commerce grâce à l’ouverture des régions du haut Congo, l’axe Zanzibar-Tanganyika (Corridor Central) prit une importance croissante, devenant la colonne vertébrale de tout un système aux multiples embranchements15. À la fin du 19e siècle, l’aventure de Tippo Tip avait donc contribué à tracer - tout en les contrôlant - les voies commerciales qui reliaient le Kivu, le Maniema et l’Ituri à la côte de l’Océan Indien et au marché arabo-asiatique d’esclaves et d’ivoire.
Construites plus tard sous la colonisation britannique respectivement en 1902 et 1905, les voies ferrées reliant d’une part le port de Mombassa à Kasese en Ouganda et d’autre part le port de Dar-es-Salaam à Kigoma sur la rive du Lac Tanganyika, s’arrêtent aux frontières du Kivu16. Sur le territoire congolais, une ligne de chemin de fer reliait les villes minières du Katanga à celles du Maniema et à Kisangani et aux provinces du centre jusqu’à Kinshasa (via le fleuve Congo et ses affluents) jusqu’au port de Matadi sur l’Atlantique, alors qu’un autre embranchement reliait le Katanga à l’Atlantique via le réseau angolais. Un tel aménagement des routes commerciales intérieures visait la consolidation de la vision coloniale d’un territoire national intégré et articulé vers Kinshasa, la capitale et vers l’Océan Atlantique, point d’ouverture vers le monde extérieur. Le Kivu est donc entré dans cette configuration.
Mais la guerre déclenchée en Angola en 1975 après l’indépendance détruisit cette voie ferrée. Ce qui conduisit à une réorganisation de l’évacuation de tous les produits miniers du Katanga vers les ports d’Afrique australe (Maputo et Port Elisabeth) via le réseau zambien. Quant au Kivu, même si la ligne reliant le Maniema au Katanga et au centre continuait à maintenir les échanges avec ces provinces, la destruction de la partie angolaise du chemin de fer compliquait l’évacuation vers l’Atlantique. La solution des ports de Mombasa et de Dar-es-Salaam s’offrait naturellement en alternative. Mais faute d’entretien de ces infrastructures routières et ferroviaires depuis le milieu des années 80 et l’effondrement des industries minières du Maniema et du Sud-Kivu au cours de la même décennie, les échanges du Kivu commençaient à accuser un grand déséquilibre. Désormais, ils ne dépendent plus que des ports de l’océan indien, comme au temps Tippo Tipp à la fin du XIXe siècle. Mais cette fois dans un contexte géopolitique reconfiguré par une crise prolongée, par des conflits armés et par des acteurs nouveaux.
2. Tendances actuelles: l’émergence de Butembo en pôle d’affaires
Dans ce nouveau contexte, l’ouverture à l’économie mondiale via l’Océan Indien a des conséquences particulières sur l’économie du Kivu. L’un des aspects les plus visibles de cet impact est le renouvellement spectaculaire du parc automobile des villes comme Bukavu ou Goma, en comparaison à Kinshasa sous influence atlantique, par exemple. Sous cet angle de la transformation automobile, Kampala et Dar-es-Salaam sont alors devenues les capitales-entrepôts où s’effectuent les achats de véhicules. La particularité de ces automobiles est leur volant à droite, signe qu’elles sont adaptés au système de conduite routière anglaise de la Tanzanie, de l’Ouganda et du Kenya.
Si des signes d’une telle évolution sont apparues tout récemment, c’est depuis la fin des années 80 et début de la décennie 90 qu’il faut fixer cette tendance. Car le Kivu, en particulier le Nord-Kivu, a vu émerger de nouveaux pôles commerciaux en raison de la « compétition » évoquée précédemment, du dynamisme des hommes d’affaires et surtout de l’éclosion du marché oriental ou asiatique autour de la triptique Dubaï – Mumbay – Ouangzhou (Arabie-Inde-Chine). Le symbole de cette nouvelle dynamique est la « ville » de Butembo.
La connexion du marché régional à celui de Dubaï et au marché asiatique imprime de nouvelles tendances non seulement à l’économie, mais aussi au commerce régional. Ainsi, au centre de nouvelles dynamiques de l’économie globale, la localité de Butembo impulsée par les grands commerçants Nande et leurs réseaux indo-pakistanais et chinois, s’est mue en une véritable plateforme commerciale, au point de constituer le principal centre de gravité du marché financier et monétaire régional. Avec ses galeries commerciales et son marché spécialisés en produits manufacturés arabo-indo-chinois, elle est aussi la ville-entrepôt de tout le Kivu. Plus curieux encore, des recherches menées en 2005 sur ces nouvelles tendances montraient que le cours de la monnaie locale, le franc congolais, vis-à-vis du dollar américain dans le Nord du pays, était déterminé non plus par les annonces de la commission interbancaire de la Banque Centrale du Congo à Kinshasa, mais par un réseau d’hommes d’affaires installés dans cette localité17 et qui contrôlaient un réseau de bureaux de change à Kinshasa et dans les principales villes congolaises. Il en résultait parfois une différence de parité Franc congolais/dollar entre le Sud et le Nord de la RDC.
Cependant une telle capacité d’encadrement de Butembo contraste singulièrement avec la qualité des infrastructures de cette agglomération. Elle ne dispose pas, en effet, d’aérodrome de classe internationale comme celui de Goma, par exemple. Son émergence comme pôle d’encadrement économique peut traduire une nouvelle stratégie des acteurs pour prendre quelques distances par rapport aux centres les plus vulnérables du Nord du Congo : Goma et Bukavu notamment. Elle apparaît aussi comme l’expression de la prévalence d’activités souterraines : le trafic de pierres précieuses ou d’autres ressources naturelles comme l’or ou le bois notamment dont une partie des revenus financiers est recyclée dans le commerce avec Dubaï, l’Inde et la Chine, et dans la spéculation sur le marché de change parallèle de devises étrangères.
3. La percée de la langue anglaise
Par la force de ce business et en raison de cette ouverture des temps actuels aux économies est-africaines et arabo-asiatiques et à cause des conflits, la « culture » anglophone s’est faite inviter dans tout le Kivu. Si on a précédemment vu ce phénomène à travers les véhicules munis d’un volant à droite, mal adaptés au code de la route en vigueur en République Démocratique du Congo, cette percée s’observe également dans le quotidien où la présence d’hommes d’affaires est-africains, européens ou asiatiques, des « humanitaires » européens, les « peace keepers » pakistanais ou indiens de la MONUSCO constituent le vecteur de cette nouvelle donne linguistique. Dans ce contexte, les jeunes diplômés en quête d’emploi auprès des entreprises, de la MONUSCO ou des ONG internationales (allemandes, américaines, britanniques et néerlandaises), sont obligés de maîtriser les bases de la langue anglaise et de présenter leur curriculum vitae dans la langue de Shakespeare. L’anglais étant souvent leur langue de travail et de communication avec les différents partenaires, eux-mêmes anglophones ou résidant au Rwanda - qui a opté pour la langue anglaise – ou au Burundi qui voit lui aussi percer l’anglais depuis son adhésion à l’East African Community, en 2005. Devant ces poussées, la langue française tente encore de résister dans l’administration, l’enseignement ou simplement dans la rue. Mais jusqu’à quand ?
Si la langue swahili sert d’outil de communication culturelle et commerciale entre le Kivu et les peuples anglophones d’Afrique de l’Est, garantissant en quelque sorte à la langue française sa « niche kivutienne », on constate que l’anglais de la nouvelle dynamique Dubaï-Mumbay-Ouangzhou et de l’humanitaire brouille et réduit en peau de chagrin cet espace francophone.
Le Kivu ne s’éloignera pas de l’Ouest
Dans cette évolution de l’Est de la RDC, il est aisé de constater que les contacts demeurent très difficiles entre les villes du Kivu - toutes fixées aux frontières - avec leur hinterland et celles d’autres provinces. Cependant, et à cause de leur situation frontalière, elles ont des relations aisées et permanentes avec celles des pays voisins positionnées en villes-jumelles. Mais cette terre de tension reste jalousement attachée à son appartenance à la nation et au territoire congolais. Tiraillée entre l’appel politique de Kinshasa, la capitale congolaise à l’extrême ouest, son ancrage sur le territoire congolais et l’influence économique du bloc d’Afrique orientale et de l’Asie, le Kivu demeure un espace de synthèse qui semble avoir une double identité : une appartenance et un attachement à la nation congolaise et une coopération pragmatique avec la sphère économique orientale. Cette synthèse serait mieux visible et moins problématique sans les guerres, les violences et les pillages de ses ressources.
Mais, justement, les conflits qui l’ensanglantent ne seraient-ils pas à comprendre comme une recherche de la meilleure manière de digérer les recompositions socio-politiques intervenues dans la région des Grands Lacs qu’il encaisse depuis la décennie 90 et les dynamiques géo-économiques internationales ? Une recherche qui malheureusement ne recourt pas à des moyens pacifiques mais use de violence.
Notes
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Ce texte est une remise à jour d’un article publié à l’IFRI en 2009.
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1 Isidore Ndaywel è Nziem, Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République Démocratique, Duculot, Paris, Bruxelles, 1998.
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2 Roland Pourtier, L’Afrique centrale et les régions transfrontalières: perspectives de reconstruction et d’intégration, OCDE, Paris, 2003, p.14.
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3 De 12 hab/km² au début des années 40, la population du Masisi et du Nord-Kivu en général a atteint une densité de 111 hab/km²: Voir les aspects migratoires liés au programme de migration au Kivu des paysans Hutu rwandais organisé par l’administration coloniale belge ou à la suite des massacres des Tutsi rwandais dès 1959 dans Paul Mathieu & A. Mafikiri Tsongo, « Guerres paysannes au Nord Kivu (République Démocratique du Congo), 1937-1994 », in Cahiers d’études africaines, XXXVIII (2-4), N° 150-152, EHESS, Paris,1998,pp.385-416. Lire aussi dans: Marie-France Cros et François Misser, Géopolitique du Congo (RDC), Ed. Complexe, Paris, 2006; Isidore Ndaywel è Nziem, Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République Démocratique, Duculot, Paris, Bruxelles, 1998, pp.211-226; Jean-Claude Willame, Banyarwanda et Banyamulenge. Violences ethniques et gestion de l’identitaire au Kivu, Institut Africain-CEDAF n°25, L’Harmattan, Paris, 1997.
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4 P.Mathieu & A.Mafikiri Tsongo, « Guerres paysannes au Nord-Kivu (République Démocratique du Congo), 1937-1994 », p. 385.
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5 Paul Mathieu & A. Mafikiri Tsongo, « Guerres paysannes au Nord-Kivu (République Démocratique du Congo), 1937-1994 », pp.385-416.
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6 Les informations sur cette partie portant sur la structuration de l’espace économique sont tirées d’une recherche sur le développement de chaînes de valeur que j’ai menée entre Mai et Juillet 2006 dans le Nord et Sud-Kivu, avec l’appui de SNV, organisation néerlandaise de coopération au développement. Cyril Musila, Développement de filières porteuses dans le Kivu. Rapport de mission SNV Kivu, Goma, Juillet 2006 (Inédit).
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7 Voir les détails dans le Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, Nations Unies S/2008/773, 12 Décembre 2008. Le CNDP, les Mayi-Mayi et les FDLR ainsi que les FARDC contrôlent des mines ou des axes commerciaux sur lesquels ils prélèvent des taxes. En 2007, dans le Territoire de Walikale, par exemple, deux sources différentes (MONUC et FARDC) m’ont confirmé l’occupation d’une zone minière par les FARDC qui rapporterait un million de $ par mois aux officiers supérieurs qui commandent ce territoire.
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8 Communauté Economique des Pays des Grands Lacs, créée en 1973, qui regroupe le Burundi, la République Démocratique du Congo et le Rwanda. En sommeil depuis le déclenchement des guerres dans les trois pays dans les années 90, cette organisation tente de se réveiller depuis 2007.
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9 Les données concernant ces corridors transfrontaliers sont issus d’une étude menée par des chercheurs du programme « Initiative pour l’Afrique Centrale » (INICA) de l’OCDE que j’ai coordonnés entre Mai 2005 et Juillet 2007. Voir dans INICA & LARES, Dynamiques transfrontalières dans la région des Grands Las: Burundi, République Démocratique du Congo, Ouganda et Rwanda, OCDE, Paris, 2006.
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10 L’élément anthropologique fondamental que sont la langue et la culture banyarwanda compte pour beaucoup dans la densité des relations entre les populations de ces deux villes. Mais au-delà ce ces points de passage, Goma dispose d’un aéroport international - bien que diminué par les dégâts du volcan depuis 2002- qui est connecté aux aéroports d’Entebbe et de Nairobi. Grâce à des rotations quotidiennes ou hebdomadaires des cargos ou des avions de ligne, l’économie du Kivu s’insère irrémédiablement dans des réseaux est-africains de longue distance.
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11 Ibrahima Baba Kaké & Elikia M’bokolo, Histoire générale de l’Afrique: l’Afrique moderne: l’Afrique centrale et orientale du XVIe au XVIIIe siècle, vol.4, ABC, Paris, 1977; pp.85-89.
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12 Ibrahima Baba Kaké & Elikia M’bokolo, Histoire générale de l’Afrique: La traite négrière, vol. 6, ABC, Paris, 1977; p.32
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13 Ibrahima Baba Kaké & Elikia M’bokolo, Histoire générale de l’Afrique: l’Afrique moderne: L’Afrique coloniale de la conférence de Berlin (1885) aux indépendances, vol 8, ABC, Paris, 1977; p.18
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14 Ibrahima Baba Kaké & Elikia M’bokolo, Histoire générale de l’Afrique: La traite négrière, vol. 6, ABC, Paris, 1977; p.32.
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15 François Renault, Tippo-Tip, un potentat arabe en Afrique centrale au XIXe siècle, Société française d’histoire d’outre mer, Paris, 1987, p.103.
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16 Une connexion fluviale permet de relier Kigoma (Tanzanie) et Kalemie (RDC), deux villes terminus des chemins de fer tanzanien et congolais sur les deux rives du Lac Tanganyika.
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17 Cyril Musila (INICA) & Bio Goura Soule (LARES), Dynamiques transfrontalières dans la région des Grands Lacs: Burundi, République Démocratique du Congo, Ouganda et Rwanda, OCDE, Paris, 2006.