Cyril Musila, Kinshasa, décembre 2015
Nouveaux conflits violents, nouvelles logiques
Des conflits d’une nature nouvelle, à comprendre et analyser dans le contexte de la mondialisation qui impose d’appréhender conjointement les défis d’ici et d’ailleurs.
Depuis la fin de la guerre froide, les conflits armés n’arrêtent pas de changer de nature. D’interétatiques où ils se déroulaient entre des armées et des États, ils sont devenus intra-étatiques. Si le caractère interne est reconnu comme caractéristique principale de ces conflits post-guerre froide, force est de constater qu’ils sont devenus plus diversifiés1. Mais la diversité de ces conflits internes s’est complexifiée à grande vitesse à tel point qu’on a à peine commencé à comprendre la nature d’un conflit qu’un second émerge et nous rend plus perplexes.
Cet article est le début d’une réflexion à la suite des attentats djihadistes qui ont endeuillé Paris en 2015. Elle essaie de faire le lien avec ce qu’on peut observer par ailleurs en Afrique, en particulier dans le bassin du Lac Tchad depuis un peu plus de deux décennies.
Le bassin de Lac Tchad : une violence vraiment nouvelle ?
La violence et l’insécurité dans le bassin du Lac Tchad s’inscrivent dans l’histoire ancienne de cette région. Des recherches menées en 20122 dans l’Extrême Nord du Cameroun indiquaient que l’insécurité vécue à cette époque plutôt « calme » s’inscrivait dans l’histoire des dynamiques sociopolitiques et économiques de cette région à l’orée du Sahel qui couvre une partie du Cameroun, du Niger, du Nigeria, de la RCA et du Tchad. Elle se connectait aussi au Soudan. Elle prenait racine dans des pratiques de razzias pré-coloniales qui avaient une dimension d’économie parallèle quasi-légale3. Leur interdiction et la répression sous forme d’emprisonnement par la colonisation n’ont fait que les détourner ou les cacher en les rendant clandestines. La mutation de ce qui n’était alors que vol de bétail, en violence armée a eu lieu au cours de la décennie 70 avec les guerres civiles du Tchad et du Soudan. Des repris de justice, on était passé à des rebelles armés, et puis aux coupeurs de route dans les décennies 90 et 2000.
C’est de ce contexte que s’est nourri le radicalisme du groupe Boko-Haram au Nigeria. Fondé par Mohamed Yusuf en 2002 à Maiduguri, le groupe prône un islam radical et rigoriste avant de revendiquer une affiliation aux Talibans afghans et de s’associer aux thèses djihadistes d’Al-Qaeda et de l’État islamique. Au départ, ce groupe est constitué de jeunes diplômés désœuvrés, frustrés et désabusés qui ont d’abord contesté l’ordre politique établi avant de se réfugier dans des préceptes religieux d’une application rigoureuse et violente de la Charia.
La guerre contre Boko-Haram - devenu « État islamique en Afrique de l’Ouest » depuis 2015 — s’inscrit bien dans cette longue histoire de la violence. Elle en est une étape comme l’ont été les coupeurs de route ou les groupes rebelles menés par des personnalités qui sont devenues des hommes politiques. Le combattant actuel de l’État islamique en Afrique de l’Ouest a capitalisé cette histoire, des tournants intervenus au gré des dynamiques socio-politiques et économiques de la région. Il est une étape des cycles de trans- formation de la violence qui y a été vécue et accumulée. Synthèse de l’acteur ancien, il se nourrit du contexte actuel de la mondialisation, du djihad mondial de l’État islamique ou d’Al-Qaeda. Le changement de nom du groupe est un indicateur de cette adaptation mondiale qui implique l’appartenance à un réseau international plus large et l’accès à des ressources (finances, communication, exposition internationale) plus consistantes.
Comment comprenons-nous ce conflit d’aujourd’hui ? Il est certes déroutant. Quel sens lui donner? Les attaques des villages, les enlèvements des jeunes filles, les attentats-suicides à la bombe dans les marchés, dans les gares routières, dans les églises ou les mosquées, etc. au Cameroun, au Niger, au Nigeria ou au Tchad créent un désarroi non seulement émotionnellement mais surtout dans nos capacités à nous les expliquer, à les analyser, à leur donner un sens. Il n’a rien de commun avec ce qu’on observait depuis le 19e siècle. Les razzias avaient un objectif économique et servaient à reconstituer le bétail, leurs acteurs avaient un rôle que la société leur reconnaissait : ils défiaient une autorité qui était souvent jugée injuste. Les rebelles, quant à eux, poursuivaient un but politique. Ils attaquaient les régimes en place afin de les remplacer et d’en instaurer un autre à la place. Les coupeurs de route semaient la terreur sur des tronçons de route en s’attaquant
aux voyageurs dans l’objectif de les dépouiller de leurs biens. Que recherche Boko-Haram, « l’État islamique en Afrique de l’Ouest » au-delà de terroriser et de tuer ? Quel est le sens profond de ses actes ?
Si la motivation de départ était l’expression d’un désarroi, d’un désespoir profond et la mise en cause d’un modèle de société qui a échoué à donner des perspectives d’avenir à sa jeunesse, la folie de la violence et de la barbarie actuelle rend perplexe. Cette perplexité naît du fait que nos modèles d’analyse, nos schèmes de compréhension ne parviennent pas à extraire de cette violence une explication, un sens ou une valeur qu’on pourrait identifier dans l’encyclopédie des cultures produites par l’humanité. Dans sa nature et dans son ampleur, la violence de ce conflit n’est comparable à rien de connu dans le bassin du lac Tchad. Si tel est le cas, il est légitime de nous interroger sur la manière dont les États répondent à Boko-Haram, sur la portée des réactions des institutions.
Limites des moyens militaires
On a beaucoup critiqué les répressions et les actions militaires menées par l’armée nigériane contre les attaques de plus en plus violentes de Boko-Haram. Au-delà de la combativité de l’armée nigériane qui est mise en doute, c’est l’efficacité même de la réponse qui est mise à mal face à la nature d’un groupe qui n’est pas organisé comme une armée classique. Par ailleurs, aussitôt abattu par l’armée nigériane en 2009, Mohamed Yusuf a été remplacé comme leader par Abubakar Shekau. Les difficultés éprouvées par la coalition des États qui s’est constituée pour mener la guerre contre Boko-Haram traduisent aussi cette perplexité quant aux réponses à apporter.
Tout comme le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) s’interrogeait au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris sur la stratégie de bombardements de l’État islamique en Syrie et en Irak4, on peut se poser des questions similaires sur l’action militaire contre Boko-Haram. Il ne s’agit pas de mettre en doute le fait qu’elle soit nécessaire pour combattre un groupe ultra violent. Il est plutôt question de s’interroger sur la « sagesse et l’efficacité » de la stratégie adoptée.
Tout comme elle rend désuets nos schèmes d’analyse et de compréhension de cette violence, elle montre que la stratégie militaire seule est inadaptée devant un groupe mobile et qui se camoufle derrière des jeunes filles voilées pour com- mettre des attentas-suicides. La riposte militaire, bien qu’essentielle, ne convient pas ou ne suffit pas. Elle montre ses limites. Boko-Haram met les États devant un dilemme poli- tique : combattre les combattants armés et ne pas tuer des civils (parmi lesquels se cachent des kamikazes).
Des réponses non militaires sont nécessaires. Mais lesquelles ? Elles sont d’abord locales ou régionales. La revendication de départ posée par des jeunes gens diplômés mais sans perspective dans cette partie nord aride et pauvre du Nigeria. Mohamed Yusuf et ses collègues diplômés ont commencé leur mouvement en déchirant et brûlant leurs diplômes qui ne leur ont pas procuré d’emploi ni de perspectives d’avenir dont rêve tout jeune diplômé. Et ils ont été rejoints par des jeunes exclus du système scolaire. Des politiciens ont instrumentalisé leur cause tandis que des officiers corrompus se sont servis des opérations militaires pour leur enrichissement personnel. Les réponses sont socio-économiques pour ouvrir des horizons à la jeunesse en termes d’éducation, d’emploi et de développement de cette zone. Car la pauvreté généralisée et la marginalisation constituent la niche sur laquelle Boko-Haram s’est construit. Politiquement, c’est contre la corruption et l’impunité que les États doivent s’employer afin de construire un autre modèle de société à proposer.
Des réponses internationales devraient accompagner ces efforts à déployer au niveau interne. Comment identifier, contrôler et mettre fin aux flux financiers internationaux qui financent Boko-Haram ? Et comment éviter la circulation des combattants étrangers afin qu’ils ne rejoignent les rangs de Boko-Haram ? Enfin comment contrôler l’usage des réseaux sociaux et d’internet afin que ces outils de communication ne soient pas ceux qui renforcent les capacités de violence de ce groupe ?
Voilà autant de défis pour les États dans un monde-village de la mondialisation. C’est également cela le désarroi dans lequel nous plongent les groupes comme Boko-Haram. La mondialisation joue un rôle dans sa mutation et dans la violence actuelle. Elle est une clé de compréhension de nouveaux conflits armés.
Notes
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Sources : AFP - NIGERIA-UNREST, photo sous licence CC. Attribution 2.0 Generic | Flickr, prise le 20 Mai 2014. Rescuers and residents gather at the charred scene following a bomb blast at Terminus market in the central city of Jos on May 20, 2014. Twin car bombings on Tuesday killed at least 46 in central Nigeria in the latest in a series of deadly blasts that will stoke fears about security despite international help in the fight against Boko Haram Islamists. AFP PHOTO / STR
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1Irène Herrmann et Daniel Palmieri, « Les nouveaux conflits : une modernité archaïque ? » IRRC, March 2003, Vol.85, N°849.
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2 Cyril Musila, « Insécurité transfrontalière au Cameroun et dans le bassin du Lac Tchad », Notes de l’IFRI, Juillet 2012.
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3 Issa Saïbou, « L’embuscade sur les routes des abords du lac Tchad », Politique Africaine n° 94, juin 2004