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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier : Le droit à la ville

, France, novembre 2017

La prise de parole peut-elle émanciper de la position victimaire ?

À partir des expériences des ateliers radiophoniques et de la table ronde « Chez nous c’est chez vous. Les usages de la ville comme espace politique »

Mots clefs : Espaces de partage et de transfert d’expériences pour la paix | Connaissance de l’histoire de l’autre | Dialogue social pour construire la paix | Agir pour la transformation sociale | Respect des droits des réfugiés | Liberté de prendre part aux affaires publiques

Introduction

Le cycle d’ateliers radiophoniques1 proposés aux participants des cours de français ouverts par l’association grenobloise Accueil Demandeurs d’Asile et la table ronde « Chez nous c’est chez vous. Les usages de la ville comme espace politique »2, sont, dans cet article, analysés du point de vue de l’espace qu’ils ouvrent et de la prise de parole qu’ils peuvent permettre. Cet acte de la prise de parole – qui suppose que la parole soit publicisée – est ici questionné dans sa capacité à émanciper de la position victimaire dans laquelle les demandeurs d’asile sont d’emblée placés, et à laquelle ils sont finalement assignés durablement.

Ce questionnement suit l’avertissement de Michel de Certeau quand il dit que la parole n’est ni « efficace par elle-même » ni « insignifiante ». Entre ces deux écueils dans l’analyse de ce qu’est et n’est pas la parole, il la définit comme le « lieu symbolique » qui « désigne l’espace créé par la distance qui sépare les représentés et les représentations ». « Elle sort en dehors des structures, mais pour indiquer ce qui leur manque, à savoir l’adhésion et la participation des assujettis ». Parce que de Certeau explique que la parole consiste à dire : « Je ne suis pas une chose »3, nous y voyons une capacité d’émancipation de la position victimaire et la possibilité d’apercevoir le sujet politique. Nous chercherons à comprendre les conditions dans lesquelles c’est possible.

La position victimaire à laquelle sont assignés les demandeurs d’asile

« Et celui-là, le pauvre, c’est quoi son histoire ? »4

La procédure de la demande d’asile est une procédure administrative qui, plus que toute autre, dépossède celle ou celui qui l’entreprend de ses moyens d’action, de ses ressources et, dans le contexte actuel, du contrôle même de son image. Étranger dans le pays de la demande, le droit d’y séjourner suit des règlements complexes et imprévisibles ; exilé primo-arrivant, les soutiens peuvent se révéler rares ; enfin, la couverture médiatique massive inaugurée en 20155 continue de forger une image des « réfugiés » qui leur échappent grandement. Les discours politiques nourris d’objectifs sécuritaires fabriquent à leur tour des représentations bien peu en lien avec la réalité.

L’image principale des réfugiés qui se dégage dans ce contexte est celle de la victime. Victimes d’injustices et de persécutions dans leur pays d’origine, victimes, sur les routes de l’exil, de ceux qu’on appelle les passeurs, les personnes en demande d’asile se trouvent assignées à une position victimaire de manière systématique, tant par le traitement administratif et social par les institutions et associations, que du fait de l’image véhiculée par les discours politiques et médiatiques.

La dépossession du pouvoir d’action des demandeurs d’asile au cours de la procédure résulte d’abord de la situation d’attente et de dépendance vis-à-vis des institutions dont ils attendent une décision (droit au séjour, droits économiques et sociaux, protection). Ils sont tributaires de la décision de l’État à leur égard. Ensuite, la procédure d’asile ne permet que l’expression de la parole souffrante et victimaire. Conventionnellement6, l’asile juge la réalité des menaces sur l’existence de la personne qui le demande. Mais en réalité, les persécutions vécues sont médiées par leur mise en récit, et c’est la mise en récit de cette souffrance qui fait l’objet d’un jugement pour la reconnaissance ou non de la protection. Or, il est important de saisir la différence entre les persécutions subies par une personne et sa capacité à communiquer dessus. Lors de l’entretien d’examen de la demande, la mise en récit par le demandeur peut laisser inaperçus certains faits fondamentaux7 et susciter un sentiment de frustration sur le fait de ne pas avoir été entendu, renforçant encore davantage l’expérience de dépossession de son pouvoir d’action.

Enfin, dans le contexte politique européen et l’orientation prise par les politiques en restriction et en répression des migrations, depuis plusieurs années déjà, s’est généralisé un climat de soupçon sur les personnes et le bien-fondé de leur demande d’asile. Ainsi, et en réponse à ce climat culpabilisant, on peut observer que les exilés venus demander l’asile ont le besoin de raconter leurs persécutions pour se légitimer aux yeux de ceux dont ils se sentent jugés et sous le coup d’une présomption d’abuser du droit d’asile. En passant du demandeur d’asile héro au demandeur d’asile victime, on donne en même temps l’injonction de se raconter en victime.

Cette évolution dans la perception des réfugiés date des années 80. En distinguant entre réfugiés et migrants économiques, les seconds sont accusés de détourner la procédure d’asile pour accéder aux territoires européens. S’instaure alors la logique du tri. Et avec elle, apparaît la figure du faux demandeur d’asile. Le besoin de récit des souffrances cherche à échapper à cette image en légitimant sa présence sur les territoires nationaux européens.

Notons enfin que ce processus de victimisation n’est pas le seul fait des institutions de l’État mais il peut également être entretenu par les milieux associatifs militants, quand la relation d’aide emprunte au registre du paternalisme par exemple, ou quand les associations portent les logiques de l’État en devenant un de ses opérateurs. Considérés comme des victimes, les demandeurs d’asile sont dans cette logique sortis du corps social des droits communs et inscrits dans un régime de droits spécial. Dès lors, il est possible de répondre à leurs besoins par les moyens de l’humanitaire – et les mauvaises conditions d’hébergement par exemple se justifient par l’urgence ; mais aussi le mauvais accueil dans les services sociaux ou médicaux – voire par le disciplinaire – contrôle sur les entrées et sorties, l’absence des hébergements etc.). Ce traitement administratif et social, en excluant les exilés du corps social produit un effet d’altérisation, de désignation d’un autre pour qui un traitement différent est rendu possible. Et par conséquent, de subaltérisation : il produit des subalternes. Cette analyse trouve une confirmation dans une lecture décoloniale de cette construction de l’image victimaire des demandeurs d’asile qui leur attribue « la figure du subalterne silencieux ou réduit au silence. »8

« Reste que dans la démarche de demande d’asile et de reconnaissance du statut de réfugié, la tension entre le critère héroïque et le critère victimaire peut avoir des implications profondes dans le rapport à soi du réfugié. »9

Ne sommes nous pas en train de réduire les « réfugiés » à des récits de souffrance ? Le traitement administratif, les relations qu’il conditionne, l’image qu’elles construisent, tout converge vers la dé-subjectivation de ces personnes : ils ne sont plus des sujets politiques. Ils sont assignés à une position de victime. Rompre avec l’idée que les demandeurs d’asile sont des personnes qui n’existent que par le récit de leurs souffrances, que par leur position victimaire, que par le jugement que portera sur ces violences subies l’État français, décidant ainsi de leur existence légale ou pas, signifie laisser une place pour apercevoir quelqu’un d’autre que la victime.

Cette rupture que nous appelons de nos vœux signifie à la fois que les réfugiés sont des gens comme les autres, tout en leur reconnaissant une singularité : ils expérimentent une situation que nous ne connaissons pas, nous qu’on ne suspecte généralement pas de ne pas être à notre place. Cette situation, si elle les fragilise, leur donne également l’occasion d’une réaction en résistance, en contestation et en lutte.

L’expérience de la frontière fait de ces personnes la singularité de leur situation : ils sont dans la frontière depuis qu’ils ont quitté leur pays et n’en sortiront qu’avec un statut qui leur attribuera durablement un droit au séjour. Ils en mesurent l’épaisseur, comme nous l’explique Agier10. Cette frontière, c’est un régime d’exception et d’exclusion. C’est l’expérience de l’incertitude, la confiscation de son destin : l’avenir ne leur appartient plus car il est dépendant de décisions administratives qui leur semblent illégitimes et où domine l’arbitraire. Cette singularité, pourtant, ne fait pas d’eux des victimes car ils agissent en permanence et prennent des actions face à ces décisions. La position victimaire est donc bien une assignation. Quelles opérations, quelles pratiques peuvent permettre d’en sortir ?

La prise de parole peut-elle émanciper de cette position victimaire et dans quelles conditions ?

« La parole est à prendre, à conquérir. D’abord face à soi-même ; puis dans l’espace social afin que celle-ci soit audible. La prise de parole est un agir. »11

La prise de parole comme acte d’affirmation de soi en tant que sujet politique est le chemin théorique par lequel les exilés réfugiés peuvent s’émanciper de la position victimaire qu’on vient de décrire. Quels parcours pratiques peut-elle emprunter ? Plusieurs expériences nous aident à le comprendre.

La parole, pour se construire, a besoin d’espaces sociaux protégés avant de pouvoir être exprimée dans l’espace public. C’est là, le préalable important avant la prise de parole dans « l’espace public bourgeois ». Comme il a été énoncé dans l’introduction, l’acte de la prise de parole suppose la publicisation de la parole. Avant cette étape, la parole doit se construire dans des « espaces publics oppositionnels » dont le rôle est principalement l’émergence d’une réflexion partagée. Ces espaces consistent dans des « formes alternatives et collectives donnant une expression publique aux besoins humains qui transgressent la cadre d’acier des représentations dominantes, médiatisées »12. À partir de cette analyse, Veron identifie des « espaces du texte caché ». Ce sont des « espaces intermédiaires où se confrontent les analyses, s’élaborent les discours, s’homogénéisent les formes de dire »13. C’est là qu’il est possible de sortir de l’assignation et de continuer à se construire comme des personnes agissantes, pensantes, des sujets politiques.

Dans notre contexte, la frontière, dans toute son épaisseur, est l’expérience partagée qui offre un cadre pour des « espaces du texte caché » : ce sont ces lieux de la marge, de l’interstice, de l’action engagée, de la présence, du partage d’une expérience (une lutte) ; c’est espaces des alliés où la confiance est assurée. La parole se construit sur les colères, les résistances. Elle y puise sa matière, ses mots.

La table ronde « Chez nous c’est chez vous. Les usages de la ville comme espace politique » a représenté un espace de publicisation. Voyons dans quelle mesure.

En reprenant le mot d’ordre de la manifestation qui a eu lieu à Barcelone le 18 février 201714 et qui a réuni environ 160.000 personnes réclamant le respect de l’engagement de l’Espagne pour l’accueil des réfugiés, nous avons voulu, au-delà de la question des réfugiés, évoquer la ville comme espace partagé, réapproprié par une diversité d’acteurs, pour y exprimer des désaccords, des résistances et des luttes. Les espaces qu’on prend ; ceux qu’on perd. Comment cet espace est utilisé ? Dans quelles conditions on y accède ? Ou bien, en est-on privé ? Il s’est agi de s’intéresser à des formes de participation à l’espace politique à l’initiative des personnes qui en sont exclues, pour en dénoncer cette mise à l’écart, voire ce rejet. Ce sont donc des pratiques de revendication d’un rôle : ouvrir et entretenir des lieux de créations par l’occupation illégale, utiliser les murs de la ville comme espaces d’expression, lutter pour dénoncer l’impossibilité de se loger…

Dans les suites de Henri Lefebvre15, nous proposons de voir la ville comme un espace que chaque habitant participe à créer, à l’opposé d’une position de seul consommateurs dans l’espace. Nous nous intéressons donc au pouvoir de ceux qui habitent la ville et comment celle-ci peut être appropriée comme un espace politique, comme un lieu où on devient citoyen.

La parole qu’a vu émerger cette table ronde

Deux paroles ont été exprimées dans cette table ronde, dont les revendications se rejoignent. La première vient des habitants d’un squat privé d’électricité trois semaines environ et dont les habitants, en lutte, revendiquent, à travers la demande de rétablissement de l’électricité, leur droit au logement. En se mobilisant collectivement pour réclamer ce droit, ils dénoncent une exclusion systématique de l’espace social et se disent aussi, entre eux, qu’ils ne doivent pas renoncer à prendre cette place de laquelle on veut les rejeter. La seconde série de revendications est exprimée par les habitants du Centre d’Accueil et d’Orientation (CAO) installé provisoirement sur le campus universitaire dans le cadre d’un programme gouvernemental de ré-installation des habitants du bidonville de Calais16. Ils demandent avant tout de ne plus être déplacés, et dénoncent le caractère directif de leur installation à Grenoble ; de ce constat, ils craignent un nouveau déménagement imposé et une ré-installation forcée dans une autre région. Ils ne veulent pas perdre les quelques mois de vie à Grenoble et les contacts qu’ils y ont établis. Ils demandent également de pouvoir accueillir et inviter dans leur hébergement. Enfin, ils souhaitent apprendre le français.

Les prises de parole entendues lors de cette table ronde ont été possibles parce que, en amont, ces deux groupes ont échangé leurs positions et leur réflexion dans cet « espace du texte caché » qui a pris pour base de formation le squat et le CAO, et qui s’est structuré à partir des problèmes et des besoins de ses habitants.

La fonction de ces espaces n’est d’ailleurs pas forcément de construire un discours homogène. Les divergences existent et les relations de pouvoir sont bien présentes. L’homogénéité est plutôt à rechercher du côté de la définition commune de l’injustice : le non respect par l’État de l’inconditionnalité du droit d’asile, de son obligation à héberger, la dénonciation de l’imposition de conditions de vie indigne : sans hébergement, sans respect des conditions légales d’occupation, sans électricité pour les habitants du squat ; sans libre choix de la ville ou de la région d’installation, sans possibilité de rendre l’hospitalité, notamment, pour les résidents du CAO.

Toutes ces revendications convergent pour montrer la négation de ces personnes comme des sujets politiques, pensants et agissants. Elles confirment l’expérience commune du tort et la table ronde a été l’occasion de l’énonciation collective de ces torts.

Pourtant, l’espace créé par cette table ronde est un « espace public oppositionnel » et non un « espace public bourgeois ». Ceci pour deux raisons : dans la mesure où les responsables des torts dénoncés ne sont pas présents, d’une part, et c’est bien là l’enjeu de la pénétration de l’espace public bourgeois17. D’autre part, et toujours en suivant Veron, « c’est dans l’interlocution, qui suppose intelligence réflexive et attention au discours de l’autre, que se situe l’enjeu de la parole : il s’agit de dire, de raconter, de prouver le tort qui nous est fait ».

Le partage de ces moments de construction de la parole partagée dans les espaces du texte caché a montré que la subjectivité, au sens de la qualité de sujet politique, pré-existe à la prise de parole. Le sujet politique ne surgit pas au moment de la visibilisation de la lutte par la parole publique. Il est antérieur. Ce que permet la parole publique est la rupture de l’assignation à la position victimaire, c’est-à-dire l’émergence des exilés comme sujets politiques dans le regard de ceux qui ne voyaient que les victimes. Les exilés sont déjà acteurs, de leurs discours et de leurs parcours. L’enjeu est de les faire reconnaître comme tels. Dans ce but, ils ont besoin d’accéder à l’espace public.

Dès lors, la prise de parole permet d’être présent au monde. Le déni de la subjectivité politique produit une violence qui ébranle sa présence au monde et sa légitimité à être là. En donnant la parole et ou créant des espaces de parole, les ateliers radio et la table ronde cherchent à créer un cadre pour redonner une place en tant que sujet dans un monde commun.

Ce que cherchent à atteindre les espaces de prise de parole : l’égalité, seul universel politique18

La dé-subjectivation telle que nous l’avons décrite, en plus de représenter une violence extrême, est une expérience partagée du déni d’égalité, au sens où elle défend d’être perçus comme des hommes et des femmes libres, du fait d’être placés dans un espace-temps conditionnel19 où le cadre normatif leur refuse le statut de citoyen, même si il leur reconnaît des droits. Ce déni d’égalité se fonde sur l’expérience singulière, durable et angoissante que les exilés ont de la frontière. S’émanciper de l’assignation à la position victimaire consiste dès lors à s’affirmer en sujet politique, à trouver les moyens de l’action et de l’expression publique.

Les espaces du texte caché donnent à voir les actions des exilés et démontrent qu’ils n’ont pas besoin d’aide pour devenir des sujets politiques. Ils le sont déjà, ils le sont sans nous, ils le sont d’emblée, par leur présence dans l’épaisseur de la frontière. Ils ont joint la pensée à l’action en mettant en œuvre le départ, la fuite de leur pays. Ils ont redoublé d’une intelligence des situations qu’ils traversent en faisant des choix. En Europe, dans un environnement normatif nouveau, ils développent les démarches pour s’approprier ces règles et pouvoir construire des stratégies qui continuent de servir leurs choix. Soumis dans le traitement politique, social, économique de l’asile, contraints par le manque de moyens et le soupçon qui le structurent, ils s’adaptent aux signaux qui leur parviennent et à la compréhension qu’ils peuvent dégager du système d’examen de l’asile. Quand ils ont construit la confiance suffisante de la connaissance des règles et de la conscience de comment elles sont appliquées, ils se jouent d’elles, les défient, montrant ainsi le contrôle qu’ils ont pu reprendre sur l’environnement normatif. L’enjeu est le regard sur eux de la part de quiconque ne peut apercevoir ces actes ; il assigne à la position victimaire. Pour être vus comme des sujets politiques, ils doivent accéder à des espaces de publicisation, faire irruption dans des espaces publics bourgeois dont on a vu qu’ils supposent l’énonciation des torts, dans la confrontation et la réflexivité avec les responsables de ces torts.

Pour rétablir l’égalité perdue, l’entreprise est celle de la dés-essentialisation. Sans nier la singularité de l’expérience de la frontière des exilés, ces derniers n’en partagent pas moins nombre de luttes sociales avec d’autres qui ne partagent pas avec eux l’expérience de l’exil : lutte des mal logés, des non logés, lutte contre le mépris de classe et l’accès à des espaces de parole oppositionnels dans des conditions égalitaires, lutte contre les discriminations…. La liste est longue en réalité. C’est en comprenant que nous avons les mêmes inquiétudes et les mêmes espoirs qu’on contribue à remettre en cause l’image des réfugiés comme des seules victimes, trop accaparées à réparer leurs traumas. En formant aux rudiments de la technique radiophonique et en permettant d’aller à la rencontre de l’autre et de lui poser des questions, les ateliers radio ont par exemple donné l’occasion aux personnes en demande d’asile de questionner des Français sur la campagne présidentielle, sur les politiques sécuritaires françaises et européennes, sur les choix de la politique municipale à Grenoble…. Autant de sujets que ne permet pas d’apercevoir la rencontre avec les exilés tant qu’on s’arrête à l’image victimaire.

Pour conclure, nous voudrions appeler à pratiquer un tournant, à la suite de Frantz Fanon, « grâce auquel le damné émerge comme questionneur, penseur, théoricien »20 du monde autour de lui. La victime, selon l’image des réfugiés telle qu’elle a été construite depuis la médiatisation massive de 2015, ne pense pas, elle n’agit pas. En multipliant les occasions que les exilés se présentent comme penseurs, questionneurs, théoriciens, en créant les espaces où ils peuvent être vus dans cette position et où ils peuvent se confronter à ceux qui portent cette image victimaire d’eux, on rend possible l’émancipation de cette assignation. C’est ce qu’ont cherché à produire les ateliers radio autant que la table ronde, en donnant à voir d’un côté les demandeurs d’asile comme les penseurs et questionneurs du monde contemporain et comme acteurs dans une procédure qui les dépossède de leur pouvoir d’agir. De cette façon, ils nous montrent qu’ils se réapproprient le récit de soi et la parole sur soi.

Commentaire

Cet article a choisi le terme de « demandeurs d’asile » car à les ateliers radio ont été pensés dans le cadre de l’action d’une association qui concerne les demandeurs d’asile. En réalité, autant cette association que les cours de français qu’elle a organisés, s’adressent plus largement à des personnes exilées qui sont généralement passées par une procédure de demande d’asile et qui en sont sorties, avec des situations administratives diverses. Cette dénomination englobe donc en réalité des réfugiés statutaires, des titulaires de la protection subsidiaire, des déboutés de l’asile, et des personnes qui ont pu ou pas régulariser leur situation par divers moyens. Nous faisons plus communément le choix du terme « exilés » pour les désigner car nos analyses portent sur leur condition d’étrangers face à l’administration française. Cet article s’appuie d’une part sur un cycle particulier de ces ateliers – hiver 2016-17 – auquel a participé une majorité de personnes en demande d’asile ce qui explique qu’il est apparu comme pertinent pour analyser les conditions et le potentiel de la prise de parole. Il explore d’autre part les effets produits par une table ronde à laquelle ont participé des personnes dans une plus grande diversité de situations.

Notes

1Ce cycle d’ateliers s’est déroulé de novembre 2016 à février 2017.

2La table ronde a eu lieu dans le cadre des Rencontres de Géopolitique critique, le vendredi 10 mars 2017 en soirée.

3M. de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, édition établie et présentée par Luce Giard, Seuil, Paris, 1994 : 38

4Au cours d’un échange informel avec une élue de la vile de Grenoble sur les problèmes d’hébergement, cette phrase a été prononcée par cette dernière au sujet de la personne exilée en demande d’asile qui m’accompagnait et qui, nous laissant à notre discussion, s’éloignait. Un regard plein de complaisance accompagnait sa question.

5Nous considérons qu’à la fin de l’été 2015, du fait de l’augmentation du nombre de naufragés en Méditerranée et consécutivement, de leur importante couverture par les médias, la médiatisation prend une nouvelle mesure. Elle culmine le 2 septembre 2015 avec l’annonce de la mort d’un jeune enfant de 2 ans retrouvé sur une plage turque, Aylan Kurdi.

6D’après les critères de la convention internationale de Genève de 1951.

7Le travail d’accompagnement des demandeurs d’asile révèle à quel point cette mise en récit est fondamentale et déterminante, et combien elle diffère d’une personne à une autre. En fonction de la forme que prend le récit, il sera ou non audible, et par conséquent, il sera ou non convaincant pour permettre un accord. Cette expérience démontre combien à faits égaux, certains récits restent inaudibles.

8Marie Meudec, « Anthropologie et blanchité », Revue Raisons sociales, Janvier 2017, raisons-sociales.com/articles/dossier-blanc-he-s-neige/anthropologie-et-blanchite/#comments

9Vincent Grégoire, « Migrants et réfugiés, ou la reconnaissance comme tri », Sens-Dessous 2008/2 (N° 4), p. 67-79

10Michel Agier, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, 2013

11Daniel Veron, « Quand les sans-papiers prennent la parole », Variations [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 31 mai 2013, consulté le 27 juin 2015. URL : variations.revues.org/641

12Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Payot, Paris, 2007

13Veron, 2013, op. cit.

14www.lemonde.fr/europe/article/2017/02/18/a-barcelone-manifestation-geante-pour-l-accueil-des-refugies-en-espagne_5081911_3214.html

15Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Economica, coll. Anthropologie, 3e édition, 2009

16Pour plus de contexte national : www.lemonde.fr/societe/article/2016/10/26/pres-d-un-millier-de-personnes-sont-toujours-dans-la-jungle-de-calais_5020709_3224.html Et local : grenoble.indymedia.org/2016-10-15-Entre-hospitalite-revendiquee-et

17Veron, 2013, op. cit.

18J. Rancière, « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé : 1830-1848 », Tumultes, n°20, 2003

19« Temps du trauma, terre d’exil » Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, Colloque de rentrée du Collège de France, « Migrations, réfugiés, exil », 2016

20in Zahra Ali, Sonia Dayan-Herzbrun « Présentation », Tumultes 2017/1 (n° 48), p. 5-13.DOI 10.3917/tumu.048.0005

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