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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, France, octobre 2005

La représentation du pouvoir : la relation à l’autorité

L’histoire et l’ethnologie montrent que les modèles de pouvoir sont très stables, ils perdurent à travers les siècles, en dépit des différentes formes d’organisation politique mises en place par les Etats. Il s’agit ici d’étudier la représentation du pouvoir dans les différentes cultures des 10 Etats choisis.

Mots clefs : La démocratie, facteur de paix | Respect des structures symboliques traditionnelles | Acteurs sociaux. Des citoyens et leurs organisations. | Acteurs Politiques. Des autorités politiques et militaires. | Intellectuels. Des gestionnaires de symboles. | Institutions internationales | Reconstruire la paix. Après la guerre, le défi de la paix. | Passer de la logique de gestion de conflits par la violence à la logique de la négociation politique | El Salvador | Bosnie | Afrique du Sud | Ethiopie | Afghanistan | Cambodge | Chine

La représentation du pouvoir résiste donc à l’habillage politique qu’il soit idéologique, dynastique ou paternaliste et le modèle de pouvoir s’adapte aux systèmes politiques du moment. Ainsi des systèmes politiques identiques peuvent prendre des formes très différentes en fonction des relations et comportements politiques propres à chaque culture.

D’autre part, les modèles politiques en vigueur, ou en construction, sont souvent importés. Deux phénomènes majeurs sont à l’origine de cette importation de modèle politique : la colonisation et la mondialisation. L’ingénierie institutionnelle menée par les organisations internationales dans les Etats en faillite relève de cette tendance. Or elle est animée de mouvements contradictoires entre homogénéisation et permanences. La mondialisation dans les domaines les plus variés tend à produire du semblable mais toutes les observations ciblées dégagent des continuités. En effet ce vaste mouvement est sous-tendu d’emprunts dans un processus de réappropriation, dans des objectifs très précis. Les particularismes ne sont par conséquent pas effacés. Bertrand Badie fait un inventaire des “produits importés” et des stratégies d’emprunts spécifiques (1).

Ainsi les républiques d’Asie centrale ont été gouvernées durant une soixantaine d’années par le modèle soviétique ce qui a supposé quantité de bouleversements dans la vie socio-politique : depuis l’apparition d’un discours politique, la monopolisation de ce discours par une idéologie, l’interdiction de toute pratique religieuse jusqu’à la réorganisation collectiviste de l’agriculture. A l’arrivée des Bolcheviques, la société reposait sur plusieurs empires dynastiques (émirats, khanat) fondés sur la foi musulmane – discriminante pour les autres religions – et exerçant un pouvoir autoritaire, structurée par une identité lignagère. Ces deux systèmes s’opposent sur des points fondamentaux : légitimation idéologique contre légitimité héréditaire, laïcité contre légitimité religieuse, société égalitaire permettant l’ascension sociale contre une structuration clanique hiérarchisée. Pourtant, les républiques d’Asie centrale ont su rendre compatibles ces deux systèmes, l’un n’ayant pas balayé l’autre mais au contraire les modes de légitimation et les représentations du système traditionnel se sont adaptés au système soviétique.

L’autorité du chef repose sur le culte de l’aîné, le respect de celui qui a le plus de pouvoir. Pourtant cette autorité s’équilibre dans une subtile alliance avec un réseau d’interdépendances, tant au niveau local – au sein d’une famille et d’un village – qu’au niveau national – entre le président et les gouverneurs dans les régions. L’Asie centrale n’a pas connu de période démocratique mais le jeu des interdépendances (économiques donc politiques) contraignaient les tenants du pouvoir, à tous les niveaux, à la négociation et au compromis. Depuis les indépendances, les 5 républiques ex-soviétiques connaissent des évolutions divergentes mais le pouvoir fait partout preuve d’autoritarisme. En Ouzbékistan, le jeu des interdépendances a tendance à s’estomper face au pouvoir autocratique dont s’est emparé le président Islam Karimov, ancien responsable de l’idéologie au sein du parti communiste ouzbek, depuis l’indépendance. Il dirige sa nation en père autoritaire comme en témoignent par exemple les amnisties qu’il décide plusieurs fois par an ; ces libérations périodiques de prisonniers de droit commun se font au bon vouloir du prince. Dans ce système paternaliste, la domination de l’homme est frappante à première vue, pourtant elle doit être relativisée par le rôle des femmes dans la vie économique (de nombreux foyers survivent grâce aux activités économiques des femmes) ainsi que dans la contestation (manifestations de femmes).

Dans ce contexte, le renouvellement des élites est très faible. On observe d’ailleurs une corrélation très forte avec l’avancée des réformes économiques, et surtout de l’apparition d’un secteur privé : le pouvoir est ainsi partagé entre élites politiques et économiques. C’est le cas du Kirghizstan et du Kazakhstan.

Au Kirghizstan, le mode de représentation et d’identification repose, au niveau local, sur un système lignager structuré en clans ou réseaux. A l’échelle de tout le pays, il existe une grande permanence du pouvoir au sein des mêmes grandes familles (le président de l’indépendance, Askar Akaïev, destitué par les troubles du printemps 2005 appartient à une famille de khans qui ont régné depuis des siècles sur le Nord du pays). Un accord tacite d’alternance entre les clans du Nord et ceux du Sud semble d’ailleurs en vigueur parmi les acteurs politiques au sommet du pouvoir. Un tel mode de distribution héréditaire du pouvoir laisse peu de place à un fonctionnement démocratique. Pourtant une brèche semble ouverte : en rupture avec la politique du secret, instaurée par le pouvoir soviétique mais qui a trouvé un terrain dans le paysage politique centrasiatique, la retransmission télévisée des séances parlementaires rend public un lieu du pouvoir, une mise en scène du pouvoir. Elles sont très regardées par les Kirghizes.

Cette représentation du pouvoir, dans toutes les républiques d’Asie centrale, pèse dans la participation de la population à la vie politique. Les mobilisations des populations ont été faibles et elles réclamaient une autonomie politique et culturelle et non l’indépendance. L’accession à l’indépendance s’est imposée avec la disparition de l’URSS et elle a été complètement mise en oeuvre par les plus hautes sphères de l’Etat.

Ces développements sur la représentation traditionnelle du pouvoir en Asie centrale ne viennent en aucun cas alimenter l’argument culturaliste qui veut que les populations centrasiatiques ne soient pas adaptées à la démocratie. Cet argument est d’ailleurs très utilisé par les dirigeants pour justifier la fermeture de l’espace politique et même la répression. Les populations de ces républiques ex-soviétiques continuent d’apporter les preuves de leur volonté de participation politique (contrairement à une idée reçue, même si elles n’ont pas revendiqué l’indépendance par des manifestations populaires massives) et leur maturité politique (création de partis populaires avant l’indépendance, manifestations de protestation).

Le mode de légitimation politique en Afghanistan peut être analysé dans des termes comparables à celui d’Ouzbékistan : la légitimité politique repose sur une transmission lignagère, un territoire ; la légitimité religieuse y joue un rôle essentiel. Pourtant ce pays se distingue dans la région par une expérience démocratique (la monarchie parlementaire de Mohammad Zaher Chah de 1964 à 1973) et une élite éduquée qui est restée fortement attachée à cette idée. Cette élite s’est exilée durant les décennies de conflit, dans les pays voisins (Pakistan pour les Pashtouns, Ouzbékistan, Tadjikistan ou Iran pour les autres ethnies) ou en Occident. Ils ont soutenu l’ancien roi Mohammad Zaher Chah dans les négociations pour la paix et la reconstruction de l’Etat afghan dès 1998, voire ont assisté à ces rencontres à Francfort, Istanbul, Rome, Chypre et enfin Bonn pour la conférence de paix.

Aujourd’hui ce pays se trouve donc tiraillé entre deux tendances : un nationalisme afghan, de type laïc, attaché à la notion d’Etat de droit, historiquement incarné par les constitutions de 1923 et de 1964 ; « la leçon constitutionnelle se voit ressuscitée, dans un contexte international radicalement différent, dans le projet de reconstruction issu des accords de Bonn en décembre 2001 » (2). Ils doivent affronter les plus vives tendances islamistes. Se trouvent donc face à face le nationalisme laïc et le messianisme religieux. Les tenants du nationalisme ont pour eux la communauté internationale et les populations afghanes, lasses de la guerre et qui ont perdu confiance dans leurs chefs belliqueux. Les défenseurs d’un islam fondamentaliste bénéficient du prestige des années de guerre et de défense de la patrie et d’un pouvoir réel sur le terrain (administration, milices armées, puissance économique, territoire). Leurs atouts se trouvent aujourd’hui renforcés par les choix du premier président afghan, Hamid Karzaï, qui, après avoir été porté au sommet par la communauté internationale (les Etats Unis avant tout) et l’élite éduquée, y compris le roi, construit sa stratégie de pouvoir sur la négociation avec les acteurs politiques en place : chefs de guerre et Talibans. Cette tradition démocratique peut expliquer la maturité politique du peuple afghan, dont témoigne la participation à l’élection présidentielle de juin 2005.

L’Afrique du Sud présente une situation singulière sous-tendue par deux tendances contradictoires : la continuité de la démocratie et la nécessité d’intégrer un système traditionnel. Leur compatibilité reste à prouver. La démocratie en effet a été élargie à partir de 1990 à la population noire. La transition politique de l’Afrique du Sud est donc servie et facilitée par cette continuité démocratique. Avant 1990, la population noire était structurée, dans les milieux ruraux, par un pouvoir de proximité multiséculaire tenu par des chefs traditionnels, les amakhosi. Du temps de l’apartheid, ces chefs étaient reconnus comme tels, ils bénéficiaient d’une instance de représentation au niveau national et provincial et ils étaient rémunérés par l’Etat. Il s’agissait d’un gouvernement noir pour les Noirs. L’ANC militait pour leur abolition considérant qu’il s’agissait d’une institution archaïque et anti-démocratique. Ces chefs étaient en effet désignés par la famille royale de la tribu. Ce conflit au sein de la population noire témoigne d’un clivage entre une élite éduquée (l’ANC) et les forces traditionalistes derrière les chefs, à 70% illettrés. Depuis une loi de 2003, les chefferies traditionnelles ont vu leur pouvoir (services publics, développement, gestion foncière) disparaître au bénéfice des municipalités dont les dirigeants sont élus démocratiquement. Des conseils locaux réunissant les chefs traditionnels ont été institués ; ils ont essentiellement un rôle consultatif ; d’autre part la liberté est laissée aux municipalités de leur déléguer des tâches. Le conflit ouvert entre l’Inkatha Freedom Party (IFP), parti à majorité zoulou et l’ANC dans les années 80 s’est transformé en une opposition politique : l’IFP se revendique de la tradition africaine, en position de monopole.

La Chine représente un des plus anciens Etats au monde, il est traditionnellement autoritaire, appuyé sur une bureaucratie de lettrés. Il se dégage une forte continuité dans la mesure où la dictature maoïste reprend cette forme de pouvoir au pouvoir impérial et la poursuit avec quelques transformations : débarrassé des contraintes religieuses, il étend encore davantage son pouvoir sur le peuple, aidé par les technologies modernes.

Le Cambodge, depuis son indépendance en 1953, a été dirigé par une succession de gouvernements qui se sont prétendus monarchistes, républicains, révolutionnaires, socialistes et plus récemment démocratiques. Les orientations politiques de ces gouvernements ont largement varié mais en dépit de ces changements, un aspect de la vie politique cambodgienne demeure : le maintien du pouvoir entre les mains des élites (3). Le régime de Pol Pot, en suivant l’exemple chinois, a cherché à remplacer la culture traditionnelle par une nouvelle culture associant les principes maoïstes et la mythologie de l’époque d’Angkor. Ce faisant, il a détruit toutes les institutions étatiques – éducatives, financières et juridiques –, religieuses et sociales (4). Lorsque les Vietnamiens se sont emparé du pouvoir en 1979, plusieurs éléments de la vie culturelle pré-Khmers rouges sont rétablis : le bouddhisme redevient la religion d’Etat et en 1993, la monarchie est restaurée. Avec 95% de bouddhistes dans la population, la religion reste un des principes de cohésion essentiel de la société, responsable de l’éducation et de la culture, encourageant une forme d’acceptation parfois analysée comme une obédience qui les empêche de se comporter en citoyens critiques, faisant des choix individuels.

Ces questions de relation au pouvoir mènent à la problématique de la place de l’individu dans ces sociétés. En Chine, l’individu est soumis au pouvoir, la société ne pense pas l’individu et le pouvoir est méfiant face à toute expression individuelle. En Afghanistan, “l’être humain n’est pas en mesure de concevoir l’ordre social. Seule l’œuvre divine apporte le salut” (7).

Notes

(1) Bertrand BAdie, L’Etat importé, Paris, Fayard 1992.

(2) Kacem Fazelli, L’Afghanistan, du provisoire au transitoire? Quelles perspectives ? , Paris, L’Asiathèqe, 2004:10.

(3)Lao Mong Hay, "Cambodgia’s Agonising Quest : political progress amidst institutional backwardness", Accord, Novermber 1998.

(4)Chea, Vannath, "Reconciliation after violent conflict, a Handbook". IDEA, Sweden, 2003 : 49.

(5)Fazelli, op. cit. : 114.