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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Alternatives non-violentes, Rouen, mars 2005

À la recherche du compromis : de la médiation à l’action de résistance constructive

L’action non-violente permet-elle de créer les bonnes conditions d’une négociation ? Comment s’y prendre pour que celle-ci aboutisse à la transformation positive du conflit ?

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Le compromis est généralement l’aboutissement d’une négociation qui prend en compte le respect des intérêts de tous les acteurs d’une situation conflictuelle donnée et s’enrichit des ressources spécifiques de ces acteurs.

Dans le dialogue, la négociation est le processus même de transformation du conflit. Dans la médiation, la négociation est le souhait des partenaires en conflit, garantie par la présence d’un tiers compétent. Dans l’action de résistance constructive, la négociation est la revendication formulée et mise en scène par l’une partie face à l’autre qui refuse : ici, l’opinion publique joue le rôle du tiers qui légitime la nécessité du compromis.

I. De la confiance à la négociation

Dans toute situation conflictuelle il y a des partenaires, et un processus dont on considère, dans une perspective “non-violente”, qu’il doit conduire à un compromis sans recours à une quelconque forme de violence. Le cœur du processus s’appelle alors “confiance”. C’est le tiers, conscient ou implicite, indispensable à toute relation, qui agit spontanément dans le dialogue. Si l’un-e des partenaires est blessé-e, ils ont recours (consciemment ou non) aux principes de la “communication non-violente” qui définit les étapes préparatoires à la négociation (1). Mais il y a plusieurs modalités pour rétablir la confiance quand elle s’est dégradée, selon la complexité des situations et des acteurs impliqués.

La médiation est une de ces modalités : elle consiste, en posant un cadre très stricte, à recréer les conditions d’écoute empathique réciproque des protagonistes (qui exclue toute forme de violence comme le procès d’intention, l’accusation, l’injure), indispensable à la recherche d’un compromis. On pourrait dire, en toute rigueur, que la “médiation” cesse lorsque commence la “négociation » : parce que la confiance est restaurée, les deux partenaires du conflit sont à même de faire un compromis. Mais ce processus a besoin d’être accompagné car la confiance restaurée est encore en “convalescence”. Le compromis lui-même va la conforter, puis sa mise en œuvre la consolider.

Ce qu’on appelle “action non-violente” est une autre modalité pour aboutir à un compromis lorsque les processus de négociation – régulation sont en panne dans la société. Or, quand c’est le cas, je constate que ces personnes qui protestent contre l’injustice qui leur est faite (agriculteurs menacés d’expropriation comme sur le Larzac entre 1971 et 1981) où dont elles sont témoins (les “faucheurs volontaires” de plants transgéniques ou les opposants à la publicité) ne sont pas (encore) reconnus comme partenaires légitimes d’une négociation. Soit leur problème est nié, soit leur légitimité à s’opposer est contestée par voie judiciaire : ils sont condamnés ! C’est en respectant des formes très précises de résistance, qu’ils vont créer, auprès de l’opinion publique d’abord, la confiance indispensable à leur crédibilité comme partenaires d’une négociation à venir.

L’essentiel de la transformation du conflit (2) dans ces deux cas au moins, va consister à obtenir à terme, une reconnaissance comme partenaire légitime du conflit, condition indispensable à la tenue d’une négociation, à la recherche d’un compromis. La transformation du conflit doit durer tout le temps nécessaire à l’obtention d’un compromis, c’est-à-dire inclure aussi le temps de la négociation. Car cesser de faire pression, c’est perdre à coup sûr le bénéfice du rapport de forces qui a permis d’obtenir le principe d’une négociation. C’est comme cela que j’analyse ce qui s’est passé après les accords d’Oslo : la condition posée par les Israéliens à leur application, était le renoncement par les Palestiniens à la poursuite de l’Intifada, laquelle avait contraint les Israéliens à la négociation de ces accords. Une des raisons à ce renoncement résidait sans doute dans le fait que l’Intifada n’était pas absolument dénuée de violence, même si l’essentiel de ce qui la fondait, relevait des principes de la résistance civile.

On ne négocie pas sous la contrainte violente ! Mais il ne faut pas confondre “confiance” et “naïveté”.

II. Des “actions de résistance constructive”

Ceci étant posé, je veux définir maintenant ce qui est constitutif de ce processus de transformation des conflits sociaux.

Dans l’expression habituelle “action non-violente” le mot “action” contient traditionnellement une dimension collective car les conflits de société supposent l’implication de nombreux acteurs. Accolé à “non-violente”, il désigne l’agir d’un groupe en réaction à une injustice : elle manifeste donc une volonté de “résistance”. Soucieuse de “transformer” la situation qui génère cette injustice sans en produire de nouvelle, et parce qu’elle se veut respectueuse de tous les acteurs concernés, elle intègre une dimension “constructive” (par opposition à “destructive”). Enfin, l’objectif qu’elle cherche à atteindre, doit nécessairement être le résultat d’un compromis, sans quoi elle produirait de nouvelles injustices. Ce compromis à obtenir doit donc se manifester :

  • Dans les moyens de la résistance (cohérence entre fins et moyens) d’une part ;

  • Dans la transformation de la situation qui génère l’injustice d’autre part.

En d’autres termes, la résistance nécessite la mise en œuvre d’un “programme constructif” dont Gandhi disait qu’il est “l’âme de la non-violence” (3).

C’est pourquoi, je préfère parler “d’action de résistance constructive” pour désigner ce que d’autres entendent par « action non-violente ». Et je parlerai de « méthode » pour nommer l’articulation organisée, concertée, planifiée, de plusieurs actions en une démarche qui vise à obtenir un compromis. « Méthode » évite d’emprunter le mot « stratégie » qui a une connotation ouvertement militaire.(4)

III. Les différentes formes d’action de résistance constructive, publiques ou privées, s’articulent autour de polarités constitutives de tout fonctionnement humain.

A. Convaincre ou contraindre ?

Il arrive souvent qu’on oppose deux grandes formes d’intervention pour transformer les conflits : il y a les partisans du “convaincre” et ceux du “contraindre”. (5)

Il est évident que l’amélioration d’une relation passe nécessairement par des attitudes pour convaincre. Mais dans le cas d’un couple, par exemple, où une personne refuse de négocier, il ne reste à l’autre que la possibilité de poser des propres limites, sans chantage, à la poursuite de la relation. En ce sens, la première personne sera “contrainte” de changer d’attitude ou d’assumer la rupture.

Il est tout à fait respectable que des personnes cherchent à “convaincre” les acteurs ou défenseurs d’une situation d’injustice pour que ceux-ci changent de position. Mais ces derniers sont aussi pris dans des rapports de forces structurels et culturels qu’ils ne peuvent pas forcément modifier seuls : l’exercice d’une pression extérieure, d’une “contrainte” fragilisera leurs intérêts et les conduira une réévaluation de ceux-ci. On créera donc des “rapports de forces” avec des actions de contrainte dans le but d’élargir le nombre de “résistants” et de faire bouger l’adversaire. Mais l’objectif restera toujours de restaurer un dialogue (citoyen, national, international) en vue d’une négociation entre partenaires reconnus et respectés. Autrement dit « contrainte », « obstruction », « non-coopération » constructives sont la poursuite du désir de « convaincre », par d’autres moyens.

B. Entre “s’opposer” et “proposer” : construire !

On trouve souvent des personnes qui, au bout d’un certain temps de contestation, d’opposition à tel ou tel projet ou réalité, commencent à “proposer” des “solutions”, par souci de réalisme ou par impatience. Mais elles le font bien avant d’avoir été reconnues comme “partenaire” crédible d’une éventuelle négociation. Non seulement leur adversaire reste sourd à leurs propositions (qui reviennent souvent à demander à l’autre de faire des concessions unilatérales) mais en plus elles provoquent une scission dans le camp des résistants. Or il n’y a rien à espérer d’une quelconque avancée dans les “solutions”, tant que l’adversaire n’a pas intégré la nécessité d’une négociation crédible. Ou qu’il considère que reconnaître la légitimité d’une telle proposition, reviendrait à brader son autorité, sinon à avouer son incompétence.

C’est donc le “programme constructif”, c’est-à-dire ce qui est concrètement mis en œuvre par les résistants dans le sens du compromis recherché, qui va leur donner de la crédibilité. Cette “résistance constructive” s’organisera alors de telle sorte qu’elle rendra possible, réaliste, crédible, la définition d’un nouveau “pacte” social. Elle sera, entre autres, une formidable école de la responsabilité citoyenne puisque qu’elle va générer de nouveaux comportements collectifs, actualiser des valeurs fondamentales et créer un nouvel environnement. Construire, mettre en chantier ce qui est revendiqué est donc une façon de concilier s’opposer à ce qui existe d’injuste et proposer quelque chose de juste.

Du coup, cette perspective intègre la question centrale de toutes ces formes d’action : comment ont-elles pris en compte, préparé, organisé, la négociation indispensable à la formulation d’un compromis ? Eh bien, c’est précisément dans la mise en œuvre concrète de ce “programme constructif” que vont s’élaborer les éléments constitutifs du compromis futur, fut-ce sans passer par la phase formelle de la négociation. La définition et la réalisation de ce programme constructif est certainement la partie la plus difficile de toute action de résistance. Mais elle n’en est pas moins indispensable, incontournable, pour légitimer sa dimension constructive. Gandhi était très exigeant : une action de désobéissance civile, sans programme constructif, reste marquée du sceau de la violence !

C. De l’exclusion à l’inclusion d’un tiers

Ce qui caractérise la violence en général, c’est un non-dit qui n’est autre que l’exclusion de tout “tiers”. Il y a quelque chose de tu, et il n’y a pas de co-responsabilité acceptée. La violence est alors de la “faute de l’autre”, ce qui enclenche le phénomène sans fin de la vengeance.

Tout travail de “retour au conflit d’intérêt” va consister à réintroduire du tiers.

J’en distingue au moins deux catégories :

  • Du tiers “relation”, comme “confiance” dans le dialogue, la négociation et comme garant de la confiance dans la médiation ; comme “expression de ses peurs et ses besoins » dans la communication non-violente, comme “mise en mots” dans la thérapie ou la prière, comme “règle” ou “loi” dans le social ;

  • Du tiers “production”, lequel nécessite la présence d’une ou plusieurs personnes physiques pour protéger les personnes en conflit ;

    • Comme “facilitateur” dans l’animation, la supervision, le conseil, ou coaching dans le travail d’accompagnement d’individus ou de groupes, comme dans la “médiation”. Il n’a pas de pouvoir pour intervenir sur le fond. Le « facilitateur » est le garant de la forme des échanges.

    • Comme “décideur” dans “l’arbitrage”, la “conciliation”, pour départager à partir de règles, comme dans le jugement pour imposer une réparation à partir de la loi. Le tiers a le pouvoir de contraindre, voire d’exclure temporairement, sous certaines conditions définies.

Toutes les formes d’action de résistance constructive vont avoir pour but de réintroduire du tiers là où il en manque, comme “relation” (convaincre) et comme “production” (contraindre) si nécessaire, mais sans pouvoir d’exclusion.

D. Le lien et la tâche

L’action de résistance constructive - comme ensemble d’attitudes, de comportements, de techniques - tient compte des deux dimensions antagonistes de toute condition humaine :

  • Le lien : il concerne les affects, la confiance, les valeurs, bref la relation.

  • La tâche : elle concerne l’action à proprement parler, les objectifs à atteindre.

Quand la méfiance ou la défiance règnent, il est prioritaire de travailler à reconstruire la confiance sur la base d’une négociation des intérêts bien compris de deux protagonistes. C’est ce qui se produit dans la médiation. Il peut être nécessaire pour cela de “produire” des actes en vue de redonner confiance au partenaire de la relation altérée. Ou il peut s’agir de poser des actes pour casser la symétrie des rapports violents (s’asseoir, se protéger, confronter…) afin de faire baisser la tension émotionnelle et recréer les conditions de l’écoute et du respect des personnes.

L’action de résistance constructive manifeste donc toujours le désir d’être reconnu comme digne “partenaire” et permet de considérer l’“adversaire” comme potentiel “partenaire” d’une négociation à venir. Elle fait confiance dans la capacité de l’autre à être intelligent (dans la préservation de ses intérêts) et compatissant (en tenant compte de la souffrance des victimes). Elle fait en sorte que l’adversaire ne se sente pas menacé dans son intégrité physique ou psychologique, que la menace dirigée contre ses intérêts reste symbolique. Si la confiance exclut la naïveté, elle n’en intègre pas moins la vigilance !

E. Le rapport individuel - collectif

Le rapport individuel/collectif est très important dans la dimension de l’action. Quand elle analyse ce qui peut justifier les mécanismes d’oppression d’une majorité par une minorité, Annah Arendt y voit la difficulté de se coordonner quand on est un grand nombre et que le sentiment d’impuissance est entretenu par les dominants.

Il est nécessaire de poser les questions de justice à plusieurs pour renforcer la définition collective du “bien public”. Il n’est pas exclu qu’un seul individu puisse arriver à faire plier une “passivité” institutionnelle, ou à “désarmer” une foule, un groupe, emportés par ses passions (ex. grèves de la faim de Gandhi ou de Louis Lecoin). L’action de résistance constructive vise à sensibiliser puis à mobiliser les personnes inactives ou passives. Du moins crée-t-elle une forme de “mobilisation“ plus grande contre l’injustice.

F. Le corps, médiateur de la négociation comme “possible”

Les émotions, la confiance, provoquent une mise en mouvement du corps dans les processus de communication. Il sera plus sollicité lorsqu’il s’agit d’une agression physique.

Il en va de même pour les actions de résistance constructives qui mettent en jeu tout le corps. À travers les émotions par leur canalisation (chants, silence) comme à travers les formes spécifiques d’action, depuis la marche jusqu’au jeûne, en passant par la protection contre les coups de la répression. Ici, comme dans le cas de l’agression physique individuelle, le corps va servir de “messager” pour signifier une attitude intérieure de non-agression et de recherche de proximité. Cela exigera une mise en scène collective et publique pour assurer une cohérence, une unité, une efficacité dans la démonstration de la force. La civilisation de l’image y invite. La clandestinité par contre peut être le support de manipulations et prétexte à une répression aveugle.

Il y a enfin à travers les attitudes corporelles l’affirmation que la violence n’est pas quelque chose d’abstrait, d’intellectuel, une vue de l’esprit, mais qu’elle détruit le corps, donc la vie des victimes. Comme dans l’attitude digne face à la douleur physique - celle qui fait souffrir dans la chair - on trouve dans la posture corporelle l’affirmation d’un sens de la vie qui transcende les rivalités, par-delà les classes, les sexes et les origines culturelles.

Notes

  • Auteur de la fiche : Hervé Ott, formateur en “Approche et transformation constructives des conflits”. Renseignements sur les formations proposées par IECCC (Institut Européen Conflits Cultures Coopérations), Le Cun, 12100 Millau. Tel.: 05 65 61 33 26. Courriel : ieccc@wanadoo.fr

  • (1) : Marshal Rosenberg définit quatre étapes dans la “communication non-violente” : cette “démarche” permet de “mettre sur la table” les éléments indispensables à la “négociation” à venir. Elle suppose que la confiance en l’autre soit encore active. Voir Marshall Rosenberg, Les mots sont des fenêtres. Initiation à la Communication non-violente, Paris, La Découverte, 2003.

  • (2) : Je préfère “transformation” à “gestion” du conflit. Car un conflit est un système et j’interprète le mot “gestion” comme s’il signifiait qu’on se situe à l’extérieur du système. Le mot “régulation” des conflits inclus à mon sens la dimension du système mais suppose qu’il y a des éléments de “régulation” déjà identifiés à l’intérieur du système. Ce qui n’est pas toujours le cas. Le mot “transformation” implique qu’on travaille sur tous les éléments du système - dont on est partie prenante au même titre que les autres acteurs - car pour transformer le conflit, il faut impulser une modification du système qui le génère, transformer sa vision du conflit et donc se transformer soi-même.

  • (3) : Cette qualification de “constructive” me semble plus adaptée à l’action par le fait qu’elle désigne une perspective, une dynamique. Celle de “non-violente” qui même si elle reste un objectif louable et désirable, relève pour moi plus du domaine de l’idéal. Comme une étoile qui donne la direction, personne ne s’illusionne sur la possibilité de l’atteindre. Que ce soit dans le domaine de la relation interpersonnelle, de l’action collective dans le domaine social ou de l’interculturel, l’action de résistance à l’injustice n’est jamais pure de toute violence. Pour avoir participé à un certain nombre d’actions ou campagnes de ce type, je dois honnêtement reconnaître que si dans la forme elles étaient formellement respectueuses des adversaires, dans le fond elles n’étaient jamais dénuées de fortes ambiguïtés, et en particulier dans les processus des groupes qui portaient de telles actions.

  • (4) : “Méthode” (du grec “méta-chemin”) exprime parfaitement à lui seul le sens de l’organisation, de la planification, de la concertation, nécessaires à toute action qui veut s’inscrire dans le long terme.

  • (5) : “Convaincre” est formé en latin du préfixe “con” (ensemble) et de la racine “vincere” qui a donné « conviction » ! Convaincre signifie donc “vaincre ensemble”, c’est-à-dire dépasser ensemble une situation d’opposition, et non obliger l’autre à se rallier à ma position par le raisonnement. Il s’agit en fait d’accorder les convictions ! Le mot “contraindre” est construit de la même façon (con-stingere). Il pourrait paraître a priori paradoxal d’affirmer qu’il signifie “serrer ensemble”. Pourtant, ce qui caractérise les actions de résistance constructive, c’est que les “résistants”, “s’astreignent” eux-mêmes des exigences “contraignantes” (marche, jeune, prison et toute autre forme de “risque” face à la répression) pour faire bouger l’adversaire. En d’autres termes, la contrainte est aussi, sinon plus, forte pour les résistants que pour les adversaires.