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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Boston, Massachusetts, 2002

De la dictature à la démocratie

Un cadre conceptuel pour la libération.

Mots clefs : | | | | | | | | | | | | | | | | | |

Depuis plusieurs années, la manière dont les peuples peuvent prévenir ou détruire les dictatures a été l’une de mes principales préoccupations. Elle s’est en partie nourrie d’une confiance dans l’idée que les êtres humains ne doivent pas être dominés et détruits par de tels régimes. Cette foi a été renforcée par des lectures sur l’importance de la liberté humaine, sur la nature des dictatures (d’Aristote aux analyses du totalitarisme), et sur l’Histoire des dictatures (spécialement celle des systèmes nazis et staliniens).

Au fil des ans, j’ai eu l’occasion de connaître des gens qui ont vécu et souffert sous le joug nazi, et qui ont survécu aux camps de concentration. En Norvège, j’ai rencontré des gens qui ont résisté aux lois fascistes et qui ont survécu, et j’ai entendu l’histoire de ceux qui ont péri. J’ai parlé avec des juifs qui se sont échappés des griffes des nazis et avec des gens qui les y ont aidés.

Les connaissances relatives aux politiques de terreur des régimes communistes de plusieurs pays m’ont plus souvent été apportées par des livres que par des contacts personnels. La politique de terreur exercée par ces systèmes m’apparaît spécialement poignante, étant donné que ces politiques furent imposées au nom de la libération de l’oppression et de l’exploitation.

Au cours des dernières décennies, lors de visites de personnes venant de pays dictatoriaux, comme le Panama, la Pologne, le Chili, le Tibet, et la Birmanie, les réalités quotidiennes des dictatures devinrent pour moi plus prégnantes. Grâce à des Tibétains qui s’étaient battus contre l’agression de la Chine communiste, à des Russes qui avaient fait échouer le coup d’État de la ligne dure du parti en août 1991, et à des Thaïlandais qui avaient fait obstacle de manière nonviolente au retour du régime militaire, j’ai acquis de troublantes perspectives sur la nature insidieuse des dictatures.

La conscience du caractère pathétique et outrageux des brutalités, en même temps que l’admiration pour le calme héroïsme de ces hommes et de ces femmes incroyablement courageux, furent parfois renforcées par des visites sur place, là où les dangers étaient encore grands et où la défiance des peuples déterminés continuait : au Panama sous Noriega ; à Vilnius en Lituanie alors que le pays était soumis à la répression soviétique. Mais aussi à Pékin, place Tienanmen durant l’explosion festive de la liberté, jusqu’à l’entrée des premiers blindés dans cette nuit tragique ; et dans la jungle, au quartier général de l’opposition démocratique de Manerplaw en « Birmanie libérée ».

Quelquefois, j’ai visité des lieux de combats, comme la tour de la télévision et le cimetière à Vilnius, le jardin public à Riga où des gens ont été fusillés, le centre de Ferrare au nord de l’Italie où les fascistes alignaient et abattaient les résistants, et à Manerplaw, un simple cimetière rempli de corps d’hommes morts beaucoup trop tôt. Il est triste de réaliser que toute dictature laisse un tel sillage sur son passage.

De ces considérations et de ces expériences monte l’espoir résolu que la prévention de la tyrannie est possible, que des combats victorieux contre des dictatures peuvent être menés sans massacres mutuels massifs, que des dictatures peuvent être détruites et qu’il est même possible d’empêcher que de nouvelles ne renaissent des cendres de celles qui sont tombées.

J’ai tenté de réfléchir soigneusement aux solutions les plus efficaces pour désintégrer les dictatures au moindre coût en termes de souffrances et de vies humaines. Pour cela, j’ai, pendant plusieurs années, étudié et tiré les enseignements des dictatures, des mouvements de résistance, des révolutions, de la pensée politique, des systèmes de gouvernement et porté une grande attention aux luttes nonviolentes réalistes.

Ce livre est le résultat. Je suis certain qu’il est loin d’être parfait. Mais peut-être offrira-t-il un guide pour assister à la réflexion et à la planification de mouvements de libération qui deviendront ainsi plus puissants et plus efficaces.

Par nécessité et par choix délibéré, cet essai est centré sur la question fondamentale : comment détruire une dictature et empêcher qu’une nouvelle ne vienne la remplacer ? Je ne suis pas compétent pour produire une analyse détaillée et des prescriptions concernant un pays en particulier. Cependant, je souhaite que cette analyse générique puisse être utile à ceux qui, malheureusement en de trop nombreux pays, ont aujourd’hui à faire face aux réalités d’une dictature. Ils pourront vérifier la validité de cette analyse pour les cas particuliers et juger dans quelle mesure ces recommandations s’appliquent à leur combat de libération.

En écrivant cet essai, j’ai contracté plusieurs dettes de gratitude. Bruce Jenkins, mon remarquable assistant, a apporté une contribution inestimable par son identification des problèmes de contenu et de présentation, par d’incisives recommandations pour une présentation plus claire et rigoureuse des idées difficiles (spécialement sur la stratégie), pour une réorganisation structurelle et des améliorations éditoriales. Je dois aussi remercier Stephen Coady pour son assistance éditoriale. Le Dr. Christopher Kruegler et Robert Helvey ont offert des critiques et avis très importants. Le Dr. Hazel McFerson et le Dr. Patricia Parkman m’ont respectivement donné des informations sur les luttes en Afrique et en Amérique latine. Bien que mon travail ait grandement bénéficié de ces aides agréables et généreuses, ses analyses et ses conclusions restent de ma responsabilité.

Je ne prétends nulle part dans cet essai que défier des dictateurs soit une entreprise aisée et sans coûts. Toute forme de lutte a un coût et des complications, et combattre les dictateurs fait, bien sûr, des victimes. Cependant, mon souhait est que cette analyse incite les dirigeants de mouvements de résistance à considérer des stratégies qui augmenteront leur efficacité en réduisant les pertes humaines.

De même, cette analyse ne doit pas être interprétée comme l’affirmation que la fin d’une dictature fait disparaître tous les autres problèmes. La chute d’un régime ne mène pas à l’utopie. En fait, elle ouvre la voie à des travaux difficiles et à des efforts soutenus pour construire une économie, des relations politiques et une société plus juste, et éradiquer les autres formes d’injustice et d’oppression. Mon espoir est que ce bref examen de la manière de désintégrer une dictature puisse être utile partout où des peuples vivent dominés et désirent être libres.

Chapitre 1 : Faire face avec réalisme aux dictatures

Ces dernières années, différentes dictatures – d’origine nationale ou installées par intervention étrangère – se sont effondrées face à une population défiante et mobilisée. Souvent considérées comme solidement ancrées et invincibles, certaines de ces dictatures se sont révélées incapables de résister à une défiance sociale, politique et économique concertée par le peuple.

Grâce à des défis populaires principalement nonviolents, depuis 1980 des effondrements semblables se sont produits en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, en Pologne, en RDA, en Tchécoslovaquie, en Slovénie, à Madagascar, au Mali, en Bolivie et aux Philippines. La résistance nonviolente a fait progresser la démocratie au Népal, en Zambie, en Corée du Sud, au Chili, en Argentine, en Haïti, au Brésil, en Uruguay, au Malawi, en Thaïlande, en Bulgarie, en Hongrie, au Nigeria et dans différents pays de l’ancienne Union Soviétique – en jouant un rôle important dans la défaite de la tentative de coup d’État d’août 1991.

De plus, des mouvements de défiance politique massifs se sont développés en Chine, en Birmanie et au Tibet ces dernières années. Bien que ces luttes n’aient pas mis fin aux dictatures en place ou aux occupations, elles ont exposé à la face du monde la nature répressive de ces régimes et ont apporté aux populations une précieuse expérience de cette forme de lutte.

L’effondrement des dictatures dans les pays cités ci-dessus n’y a certainement pas éradiqué tous les autres problèmes : la misère, la criminalité, l’inefficacité bureaucratique et la destruction de l’environnement, qui sont souvent l’héritage des régimes brutaux. Néanmoins, la chute de ces dictatures a réduit au moins la souffrance des victimes de l’oppression et a ouvert le chemin vers la reconstruction de ces sociétés avec plus de démocratie politique, de liberté personnelle et de justice sociale.

I. Un problème persistant

Ces dernières décennies il y a certainement une tendance vers plus de démocratie et de liberté dans le monde. Selon Freedom House, qui réalise chaque année une enquête sur l’état des droits politiques et des libertés civiles, le nombre de pays du monde classés comme « libres » a sensiblement augmenté ces dernières années.

AnnéeLibresPartiellement libresNon libres
1983557664
1993757338
2009896242

Néanmoins, cette tendance positive est tempérée par le nombre important de peuples vivant encore sous le joug de tyrannies. En janvier 2009, 34 % des 6,7 milliards d’êtres humains vivaient dans des pays et des territoires indiqués « non libres », c’est-à-dire des régions où les droits politiques et les libertés civiques sont limités à l’extrême. Les 42 pays de la catégorie « non libres » sont dirigés par une série de dictatures militaires (comme la Birmanie et le Soudan), des monarchies traditionnelles (comme l’Arabie saoudite et le Bhoutan), des partis politiques dominants (la Chine, la Corée du Nord), des occupants étrangers (comme le Tibet et le Sahara occidental) ou se trouvent en état de transition.

De nombreux pays sont aujourd’hui sujets à des changements politiques, économiques et sociaux rapides. Même si le nombre de pays « libres » a augmenté ces dernières années, le risque est grand que plusieurs d’entre eux, confrontés à ces changements rapides et fondamentaux, évoluent en direction inverse et se dirigent vers de nouvelles formes de dictatures. Des cliques militaires, des individus ambitieux, des officiels élus et des partis politiques doctrinaires chercheront inlassablement à imposer leur volonté. Les coups d’État sont et resteront des évènements courants. Les droits de l’Homme et les droits politiques continueront à être refusés à un grand nombre de personnes.

Malheureusement, le passé nous accompagne toujours. Le problème des dictatures est profond. Dans de nombreux pays, les gens ont vécu des décennies et même des siècles d’oppression, qu’elle soit d’origine interne ou étrangère. Une soumission inconditionnelle aux symboles et aux détenteurs du pouvoir y a souvent été inculquée depuis longtemps. Dans des cas extrêmes, les institutions sociales, politiques, économiques et même religieuses de la société – hors du contrôle de l’État – ont été délibérément affaiblies, subordonnées et même remplacées par de nouvelles institutions inféodées à l’État ou au parti en place afin de contrôler la société. La population a souvent été atomisée, c’est-à-dire transformée en une masse d’individus isolés, incapables de travailler ensemble pour développer des libertés, une confiance mutuelle ou même de faire quoi que ce soit de leur propre initiative.

Le résultat est prévisible : la population s’affaiblit, n’a plus confiance en elle-même et se trouve incapable de résister. Les gens ont souvent trop peur de partager leur haine de la dictature et leur soif de liberté, même en famille et entre amis. Ils sont terrifiés à l’idée même de résistance publique. À quoi cela servirait-il ? Au lieu de cela ils vivent une souffrance sans but et envisagent l’avenir sans espoir.

De nos jours, les conditions de la dictature peuvent être encore pires que par le passé. Autrefois, des peuples pouvaient tenter de résister. De courtes protestations ou manifestations de masse pouvaient se produire. Des espoirs temporaires jaillissaient. Parfois des individus ou des petits groupes pouvaient avoir des gestes courageux bien qu’insuffisants, affirmant certains principes ou simplement leur défiance. Si nobles que soient leurs motifs, ces actes de résistance ont souvent été insuffisants pour vaincre la crainte et l’habitude d’obéissance, ce qui serait un préalable nécessaire pour renverser la dictature. Hélas, ces gestes ont probablement augmenté le niveau de souffrance plutôt que les possibilités de victoire ou même l’espérance.

II. La liberté par la violence ?

Que faire dans de telles circonstances ? Les solutions évidentes paraissent n’aboutir à rien. Les barrières légales et constitutionnelles, les décisions judiciaires et l’opinion publique sont généralement ignorées des dictateurs. En réaction aux brutalités, à la torture, aux disparitions et aux meurtres, on a souvent conclu, de manière compréhensible, que seule la violence pouvait abattre une dictature. Les victimes en colère se sont parfois organisées pour combattre les dictateurs brutaux en ayant recours, envers et contre tout, à n’importe quel pouvoir de nuisance violent, ou même à des moyens militaire. Ces gens se sont souvent battus courageusement, au prix de souffrances et de pertes humaines élevées. Leurs réussites furent parfois remarquables mais ils ont rarement obtenu la liberté. Les rebellions violentes peuvent déclencher une répression brutale qui laisse fréquemment le peuple plus impuissant qu’auparavant.

Quelle que soit la valeur de l’option violente, une chose est certaine : en plaçant sa confiance dans les moyens violents, on choisit le type même de lutte dans lequel les oppresseurs ont presque toujours la supériorité. Les dictateurs sont équipés pour appliquer une violence insurmontable. Aussi longtemps que les démocrates résistent, de dures réalités militaires sont inévitables. Les dictateurs ont presque toujours la supériorité en équipement militaire, en munitions, en moyens de transport et en forces disponibles. Malgré leur bravoure, les démocrates ne sont quasiment jamais un adversaire à la hauteur.

Lorsque la rébellion militaire conventionnelle est reconnue comme irréaliste, certains dissidents choisissent la guérilla. Pourtant, la guérilla ne bénéficie que rarement, voire jamais, à la population opprimée et conduit encore plus rarement à la démocratie. Elle n’est pas la solution qui s’impose étant donné le nombre énorme de victimes qu’elle fera dans la population civile. La technique ne garantit pas contre l’échec malgré la critique positive dont elle fait l’objet dans les théories et analyses stratégiques et parfois aussi malgré les appuis internationaux dont bénéficient ceux qui y ont recours. Les guérillas durent dans bien des cas très longtemps. Les populations civiles sont souvent déplacées par le gouvernement au prix d’immenses souffrances et d’une dislocation du tissu social.

Même réussies, les luttes de guérilla ont souvent, à la longue, des conséquences structurelles néfastes. Le régime attaqué réagit immédiatement en devenant encore plus dictatorial. Et si la guérilla devait finalement l’emporter, le nouveau régime qui en est issu est souvent encore plus dictatorial que le précédent, cela par l’effet centralisateur d’un nouveau pouvoir encore plus militarisé, et aussi par l’affaiblissement ou la destruction pendant la lutte des groupes qui structuraient la société civile et qui sont essentiels à l’établissement et au maintien d’une société démocratique. Ceux qui s’opposent aux dictatures devraient se tourner vers d’autres options.

III. Coups d’État, élections et sauveurs étrangers.

Un coup d’État militaire contre une dictature peut paraître un des moyens les plus faciles et rapides d’éliminer un régime corrompu. Néanmoins, cette option pose de graves problèmes. Le plus important est qu’elle laisse en place une mauvaise distribution du pouvoir entre la population, l’élite au pouvoir et la force militaire. Le renvoi de certaines personnes et cliques des postes gouvernementaux facilitera tout simplement l’occupation de ces postes par d’autres personnes. Celles-ci auront peut-être un comportement plus tempéré et seront éventuellement plus ouverts à des réformes démocratiques, mais ils peuvent aussi, à l’inverse, être plus corrompus que ceux dont ils prennent la place.

Après avoir consolidé sa position, la nouvelle clique peut se révéler plus impitoyable et plus ambitieuse que la précédente. Ainsi, malgré les espoirs qu’elle apportait, elle sera libre de faire ce qu’elle veut sans se préoccuper de démocratie ou de droits humains. Cela ne peut donc pas être une réponse acceptable au problème de la dictature.

Quant aux élections, il n’en est pas question sous une dictature : elles ne sont pas un instrument efficace de changement politique. Certains régimes dictatoriaux, comme ceux du bloc de l’Est sous contrôle soviétique, firent des parodies d’élections pour paraître démocratiques. Elles ne furent que des plébiscites rigoureusement contrôlés pour faire entériner par le public des choix de candidats déjà tranchés par les despotes. Des dictateurs sous pression peuvent parfois accepter de nouvelles élections, mais en les truquant pour mettre en place leurs marionnettes civiles au gouvernement. Si des candidats de l’opposition ont eu le droit de se présenter et furent réellement élus, comme en Birmanie en 1990 et au Nigeria en 1993, les résultats furent simplement ignorés et les « vainqueurs » soumis à l’intimidation, arrêtés ou même exécutés. Les dictateurs ne vont pas se permettre d’organiser des élections qui pourraient les chasser de leur trône.

Beaucoup de gens souffrant actuellement d’une dictature brutale, ou qui se sont exilés pour y échapper, ne croient pas que les opprimés puissent se libérer eux-mêmes. Mais ils pensent que leur peuple ne peut être sauvé que par l’intervention de tiers. Ils placent leur confiance en des forces extérieures et croient que seule l’aide internationale peut être assez puissante pour renverser les dictateurs.

Cette idée selon laquelle les opprimés sont incapables d’agir efficacement est parfois exacte pour une certaine période. Souvent les peuples opprimés manquent de volonté et sont temporairement incapables de lutter, car ils n’ont aucune confiance en leur capacité de faire face à une dictature brutale et ne voient aucun moyen de s’en sortir. On comprend donc qu’ils placent leurs espoirs de libération en des entités tierces, en une force extérieure qui peut être « l’opinion publique », les Nations Unies, un autre pays, ou encore des sanctions économiques et politiques internationales.

Une telle vision est confortable, mais elle pose de sérieux problèmes. Cette confiance accordée à une puissance extérieure peut être très mal placée. Le plus souvent aucun sauveur étranger ne se présente, et si l’un d’eux le fait, on ne devrait probablement pas lui faire confiance.

Car de dures réalités sont à considérer avant de s’en remettre à une intervention étrangère :

  • Fréquemment, les puissances étrangères tolèrent et même soutiennent une dictature afin de faire avancer leur propre intérêt économique et politique.

  • Certains iront jusqu’à trahir le peuple opprimé plutôt que de tenir leur promesse d’aider à sa libération, cela afin de poursuivre un autre objectif.

  • D’autres agiront contre la dictature pour mieux maîtriser le pays aux plans économiques, politiques ou militaires.

  • Les puissances étrangères s’investissent parfois de manière positive pour le peuple opprimé, mais seulement si le mouvement intérieur de résistance a déjà ébranlé la dictature au point d’attirer l’attention internationale sur la nature brutale du régime.

Les dictatures existent principalement à cause de l’insuffisante répartition du pouvoir dans le pays lui-même. La population et la société sont trop faibles pour poser des problèmes sérieux au pouvoir dictatorial, la richesse et le pouvoir sont concentrés en trop peu de mains. La survie des dictatures dépend principalement de facteurs internes, même si elles peuvent être renforcées ou affaiblies par des actions internationales.

Ces pressions internationales peuvent être utiles lorsqu’elles soutiennent un puissant mouvement intérieur de résistance. Ainsi, les boycotts économiques internationaux, les embargos, la rupture des relations économiques, l’expulsion des organisations internationales, ou la condamnation par les Nations Unies, par exemple, peuvent être utiles. Mais en l’absence d’un fort mouvement intérieur de résistance, de telles actions ne risquent guère d’être entreprises.

IV. Faire face à la dure vérité

La conclusion est difficile à accepter. Pour renverser une dictature efficacement et au moindre coût, il est impératif de travailler à quatre tâches :

  • Renforcer la détermination de la population opprimée et sa confiance en elle-même, et améliorer ses compétences pour résister ;

  • Fortifier les groupes sociaux indépendants et les institutions qui structurent la population opprimée ;

  • Créer une puissante force de résistance interne ;

  • Développer un plan stratégique global de libération judicieux et le mettre en œuvre avec compétence.

Une lutte de libération est un temps d’affermissement de la confiance en soi et de renforcement de la cohérence interne des groupes combattants. En 1879 et 1880, lors de la campagne irlandaise de grève des loyers, Charles Stewart Parnell professait : « Il est inutile de compter sur le gouvernement… vous ne devez compter que sur votre propre détermination… Aidez vous en vous soutenant les uns les autres… fortifiez ceux qui, parmi vous, sont faibles… unissez vous, organisez vous… et vous gagnerez… Une fois que vous aurez pris cette question en main, c’est à ce moment-là, et pas avant, qu’elle sera résolue. »

Quand la dictature doit faire face à une force solide, sûre d’elle-même, dotée d’une stratégie intelligente, avec des actions disciplinées, courageuses et vraiment puissantes, elle finira par s’écrouler. Mais, au minimum, les quatre conditions énumérées ci-dessus devront être remplies.

Comme nous venons de le montrer, la libération des dictatures dépend finalement de la capacité des peuples à se libérer eux-mêmes. Les expériences réussies de défiance politique – ou de lutte nonviolente à buts politiques – cités précédemment prouvent qu’il est bel et bien possible pour les populations de se libérer par elles-mêmes. Mais cette option est restée peu développée. Nous l’examinerons en détail dans les chapitres suivants. Néanmoins, il nous faut d’abord étudier la question des négociations comme moyen de démanteler les dictatures.

Chapitre II : Les dangers de la négociation

Confrontés aux graves problèmes d’une dictature (voir chapitre un), certains peuples s’installent dans une attitude de soumission passive. D’autres, ne voyant aucune possibilité d’aller vers la démocratie, concluent qu’ils doivent composer avec cette dictature apparemment indestructible, en espérant que, grâce à la « conciliation », au « compromis » et aux « négociations », il sera possible de sauver quelques éléments positifs et de mettre fin aux brutalités. En apparence et faute d’alternatives réalistes, cette option en séduit beaucoup.

Une lutte sérieuse contre une dictature brutale n’est pas une perspective agréable. Pourquoi faut-il l’envisager ? Ne pourrions-nous pas être raisonnables et trouver des moyens de discuter, de négocier des solutions pour supprimer graduellement la dictature ? Les démocrates ne pourraient-ils pas faire appel à l’humanisme des dictateurs, les convaincre de réduire peu à peu leur domination, et peut-être, à la longue, ouvrir la voie à l’établissement de la démocratie ?

Il est dit parfois que la vérité n’est pas uniquement d’un seul côté. Les démocrates auraient peut-être mal compris les dictateurs qui, pour leur part, auraient peut-être agi pour de bons motifs dans des circonstances difficiles. Certains penseront que les dictateurs n’attendent que quelques encouragements ou incitations pour se retirer de bonne grâce de la situation difficile à laquelle le pays est confronté. On pourrait aussi avancer l’idée de proposer aux dictateurs des solutions gagnant-gagnant dans lesquelles tout le monde trouverait son compte. Les risques et souffrances de futurs combats pourraient être évités si l’opposition démocratique se contentait d’apaiser le conflit par des négociations (qui pourraient même être menées avec l’assistance de personnes compétentes ou d’un autre gouvernement). Cela ne serait-il pas préférable à une lutte difficile, même si elle est nonviolente plutôt que militaire ?

I. Mérites et limites de la négociation

La négociation est un outil très utile dans la résolution de certains types de problèmes et ne doit être ni négligée, ni rejetée lorsqu’elle est appropriée.

Dans certaines situations qui ne portent pas sur des questions fondamentales et donc sur lesquelles un compromis est acceptable, la négociation peut être un moyen appréciable pour régler des conflits. Une grève ouvrière pour une augmentation de salaire est un bon exemple de conflit pouvant se traiter par la négociation : on trouve un point d’accord situé entre les propositions des parties en présence. Mais les conflits sociaux impliquant des syndicats reconnus sont bien différents de ceux dont l’enjeu est l’existence même d’une dictature cruelle ou le rétablissement de la liberté politique.

Lorsque les enjeux sont fondamentaux, qu’ils affectent des principes religieux, des libertés humaines ou le développement futur de toute la société, les négociations ne peuvent pas trouver une solution acceptable. Sur des questions fondamentales, il n’y a pas de compromis possible. Seul un changement radical des relations de pouvoir en faveur des démocrates peut assurer la sauvegarde des enjeux fondamentaux. Un tel changement s’obtiendra par la lutte et non pas par des négociations. Cela ne signifie pas que la négociation ne doive jamais être utilisée mais plutôt qu’elle n’est pas un moyen réaliste pour renverser une puissante dictature quand une forte opposition démocratique fait défaut.

Cependant, il arrive que la négociation ne soit même pas une option. Les dictateurs solidement retranchés et en position de sécurité peuvent n’avoir aucune envie de négocier avec leur opposition démocratique. Ou alors, lorsque des négociations auront été initiées, les négociateurs du camp démocratique disparaîtront à jamais.

II. La capitulation négociée

Les individus ou les groupes qui s’opposent aux dictatures ont souvent de bonnes raisons de vouloir négocier. En particulier, lorsqu’une lutte militaire contre une dictature brutale s’est poursuivie durant des années sans victoire finale, il est compréhensible que le peuple entier, quelle que soit sa conviction politique, souhaite la paix. Des négociations sont particulièrement susceptibles d’être envisagées par les démocrates quand le dictateur à une nette supériorité militaire et que les destructions et les pertes humaines atteignent un niveau insupportable pour le peuple. Il se développera alors une certaine tentation d’explorer toutes les voies qui pourraient sauver une partie des objectifs des démocrates tout en mettant fin au cycle de violences et de représailles

Une offre de « paix » négociée adressée par une dictature à son opposition démocratique n’est bien sûr pas dénuée d’arrières pensées. Les dictateurs peuvent mettre fin d’eux-mêmes à la violence en cessant de faire la guerre à leur propre peuple. Ils peuvent, de leur propre initiative, respecter sans marchander les droits et la dignité humaine, libérer les prisonniers politiques, faire cesser la torture, arrêter les opérations militaires, se retirer du gouvernement et présenter des excuses au peuple.

Lorsque la dictature est forte mais qu’il existe une résistance gênante, le dictateur souhaite parfois négocier pour soumettre l’opposition sous prétexte de « faire la paix ». L’appel à la négociation peut séduire, mais il est fort possible que celle-ci cache de graves dangers.

Par contre, lorsque l’opposition est en position de force et que la dictature est menacée, les dictateurs peuvent chercher à négocier afin de sauver le maximum de leur pouvoir et de leur richesse. En aucun cas les démocrates ne doivent aider les dictateurs à atteindre leurs buts.

Les démocrates doivent se méfier des pièges qui peuvent leur être tendus par les dictateurs au cours du processus de négociation. L’ouverture de négociations alors que des questions fondamentales de libertés civiles sont en jeu peut n’être qu’une ruse du dictateur visant à obtenir la paix ou la soumission des opposants alors que la violence de la dictature se perpétue. Dans ce type de conflit, la seule négociation envisageable est celle qui se tient à la fin d’une lutte décisive, lorsque le dictateur est aux abois et qu’il cherche un couloir de sécurité pour se rendre à un aéroport international.

III. Puissance et justice dans la négociation

Si ce jugement concernant les négociations paraît trop sévère, il se peut que le romantisme qui leur est associé doive être modéré. Il importe d’avoir les idées claires quant à la manière dont les négociations fonctionnent.

« Négocier » ne signifie pas s’asseoir à une table et discuter sur un pied d’égalité pour résoudre des différends. N’oublions pas deux choses : d’abord, lors des négociations, ce n’est pas la justice relative des positions et des objectifs des uns et des autres qui détermine le point d’entente. Deuxièmement, le contenu d’un accord négocié est largement déterminé par le rapport de pouvoir entre les parties en présence.

Il importe de considérer plusieurs questions difficiles : quelle perspective s’offre à une partie pour atteindre ses objectifs si, à la table de négociations, l’autre ne prouve pas de volonté de progrès ? Et que peut faire une partie si, après être arrivée à un accord, l’autre ne le respecte pas et utilise ses forces sur le terrain pour agir unilatéralement de manière non conforme à l’accord ?

Une entente négociée n’est pas obtenue par l’évaluation des droits et des torts des uns et des autres quant aux questions en jeu. Bien que ces sujets puissent être débattus, les vrais résultats des négociations viennent de l’évaluation du pouvoir absolu ou relatif des groupes qui s’opposent. Que peuvent faire les démocrates pour s’assurer que leurs revendications essentielles soient respectées ? Que peuvent faire les dictateurs pour rester au pouvoir et neutraliser les démocrates ? Autrement dit, si l’on arrive à une entente, elle sera vraisemblablement le résultat de l’estimation dans chaque camp du rapport des forces et des projections quant à l’issue probable d’un conflit éventuel.

Il importe également de prêter attention à ce que chaque bord accepte d’abandonner pour parvenir à l’accord. Lors de négociations réussies, il y a compromis, partage. Chaque bord obtient une part souhaitée et abandonne une part de ses exigences.

Dans le cas de dictatures extrêmes, que peuvent céder les forces démocratiques ? Quels objectifs des dictateurs doivent-elles accepter ? Doivent-ils donner aux dictateurs (qu’ils soient un parti politique ou une clique militaire) un rôle permanent et constitutionnel dans le futur gouvernement ? Où est alors la démocratie ?

Même si les négociations se passent bien, il est nécessaire de s’interroger sur la forme de paix qui en sortira ? La vie sera-t-elle meilleure ou pire que si les démocrates avaient commencé ou continué la lutte ?

IV. Les dictateurs « acceptables »

Les dictateurs peuvent avoir, à la base de leur domination, des motifs et objectifs variés : pouvoir, position, richesse, restructuration de la société, etc. Il ne faut pas oublier que rien de tout cela ne leur restera s’ils abandonnent leur position. Lors de négociations, ils essayeront donc de préserver leurs buts.

Quoiqu’ils promettent, il ne faut pas oublier qu’ils sont capables de promettre n’importe quoi afin de soumettre leurs opposants démocrates, pour ensuite violer effrontément touts leurs engagements.

Si les démocrates acceptent d’arrêter leur résistance afin de gagner un sursis devant la répression, ils peuvent se retrouver fort déçus. Une halte à la résistance réduit rarement la répression. Lorsque les forces contraignantes de l’opposition intérieure et internationale ont été supprimées, les dictateurs sont capables d’exercer une oppression et une violence plus aigues que jamais. L’effondrement de la résistance populaire réduit souvent les contre-pouvoirs qui limitaient le contrôle et les brutalités de la dictature. Les tyrans peuvent alors s’en prendre à qui ils le souhaitent. « Car le tyran ne tire son pouvoir de nuisance que des faiblesses de notre résistance », a écrit Krishnalal Shridharani.

C’est la résistance et non pas la négociation qui compte dans les conflits dont les enjeux sont fondamentaux. Dans presque tous les cas, la résistance doit continuer pour chasser les dictateurs du pouvoir. Le succès est le plus souvent déterminé non pas par un accord, mais par l’usage des moyens de résistance les plus appropriés et les plus puissants disponibles. Nous montrerons plus loin en détail que la défiance politique, ou la lutte nonviolente, est le moyen disponible le plus puissant à disposition de ceux qui militent pour leur liberté.

V. Quel genre de paix ?

Si les dictateurs et les démocrates parlent ensemble de paix, il faut garder les idées claires, à cause des dangers que cela induit : tous ceux qui se servent du mot « paix » ne souhaitent pas nécessairement la liberté et la justice. La soumission passive à l’oppression cruelle de dictateurs, à un despote ayant fait subir des atrocités à des centaines de milliers de personnes ne correspond pas à la paix véritable. Hitler évoquait souvent la paix et cela signifiait soumission à sa volonté. La paix d’un dictateur n’est souvent rien de plus que la paix de la prison ou de la tombe.

Mais il y a d’autres dangers. Parfois, des négociateurs bien intentionnés confondent les objectifs de la négociation et le processus lui-même. Plus encore, des démocrates ou des spécialistes étrangers participant aux négociations peuvent, d’un seul coup, fournir au dictateur la légitimité (intérieure ou internationale) qui lui était refusée du fait de sa position monopolistique dans l’État, de ses violations des droits de l’Homme et de sa brutalité. Sans cette légitimité désespérément nécessaire, les dictateurs ne peuvent pas continuer à régner indéfiniment. Les acteurs de la paix ne doivent pas la leur fournir.

VI. Raisons d’espérer

Comme nous l’avons indiqué, les dirigeants de l’opposition peuvent se sentir forcés de poursuivre la négociation en désespérant du combat démocratique. Néanmoins, ce sentiment d’impuissance peut être dépassé. Les dictatures ne sont pas éternelles. Ceux qui les subissent n’ont pas à rester toujours faibles, et il ne faut pas que les dictateurs restent toujours forts. Aristote remarquait déjà : « …Oligarchie et tyrannie ont une durée plus brève que n’importe quelle autre constitution, […] la plupart des tyrannies n’ont jamais eu qu’une durée extrêmement brève. » Les tyrannies modernes sont aussi vulnérables. Leurs faiblesses peuvent être accentuées et le pouvoir des dictateurs peut se désintégrer (Au chapitre quatre nous examinerons ces faiblesses plus en détail).

L’histoire récente démontre la vulnérabilité des dictatures et révèle qu’elles peuvent s’effondrer en un temps très court : s’il fallut dix ans (1980- 1990) pour voir tomber la dictature communiste en Pologne, en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie en 1989 il a suffi de quelques semaines. Au Salvador et au Guatemala, en 1944, les luttes contre de terribles dictatures militaires durèrent environ deux semaines. Le puissant régime militaire du Shah d’Iran fut ébranlé en quelques mois. La dictature de Marcos aux Philippines s’écroula face à la puissance du peuple en l’espace de quelques semaines en 1986 : le gouvernement des États-Unis abandonna rapidement le Président Marcos dès que la force de l’opposition devint manifeste. La tentative de coup d’État en Union soviétique en août 1991 fut bloquée en quelques jours par un mouvement de défiance politique. Peu après, plusieurs nations longtemps dominées gagnèrent leur indépendance en seulement quelques jours, semaines ou mois.

L’idée toute faite et ancienne, selon laquelle les moyens violents opèrent toujours rapidement alors que les moyens nonviolents demandent du temps et de la patience n’est pas valide. Bien qu’il faille du temps pour changer profondément la situation et la société, le combat nonviolent lui-même contre la dictature peut se passer relativement vite.

Les négociations ne sont pas la seule alternative à la capitulation d’un part et à la guerre d’annihilation d’autre part. Les exemples ci-dessus, ainsi que ceux du chapitre un, montrent qu’il existe une autre solution pour ceux qui veulent la paix et la liberté : la défiance politique.

Chapitre 3 : D’où vient le pouvoir ?

Parvenir à une société qui soit à la fois en paix et en liberté n’est pas une tâche aisée. Cela implique une grande habileté stratégique, de l’organisation et de la planification. Par-dessus tout il faut du pouvoir. Les démocrates ne peuvent espérer abattre une dictature et établir la liberté politique sans exercer leur propre pouvoir.

Comment cela est-il possible ? Quelle sorte de pouvoir l’opposition démocratique peut-elle mobiliser pour réussir à détruire une dictature et ses vastes réseaux militaires et policiers ? La réponse se trouve dans une lecture souvent ignorée de la nature du pouvoir politique. Connaître cette vue originale n’est pas une tâche si difficile. Nous allons le voir à partir de quelques vérités simples.

I. La fable du « Maître singe »

Une parabole chinoise de Liu-Ji, datant du 14ème siècle, illustre bien cette lecture négligée du pouvoir politique :

Dans l’État féodal de Chu, un vieillard survivait en gardant des singes à son service. Les gens l’appelaient « Ju gong » (Maître singe).

Chaque matin, le vieil homme rassemblait les singes dans sa cour et donnait l’ordre à l’aîné d’emmener les autres dans la montagne ramasser des fruits sur les arbres et dans les buissons. La règle exigeait que chaque singe donne le dixième de sa récolte au vieillard, et ceux qui ne le faisaient pas étaient violemment fouettés. Tous les singes en souffraient mais n’osaient s’en plaindre.

Un jour, un jeune singe s’adressa aux autres : « Le vieil homme a-t-il planté tous les fruitiers et buissons ? » Les autres répondirent : « Non, ils ont poussé naturellement. » Le jeune singe insista : « Ne pouvons-nous pas prendre les fruits sans la permission du vieil homme ? » Les autres répondirent : « Si, nous pouvons tous le faire. » Le jeune singe continua : « Alors pourquoi devons-nous dépendre du vieil homme ; pourquoi devons-nous tous le servir ? »

Avant que le petit singe ne finisse sa phrase, tous les autres avaient compris et s’éveillaient.

La nuit même, s’assurant que le vieil homme était endormi, les singes détruisirent l’enclos dans lequel ils étaient confinés. Ils prirent les fruits que le vieil homme avait emmagasinés et les emportèrent dans la forêt pour ne jamais en revenir. Le vieil homme finit par mourir de faim.

Yu-zu-li conclut : « Certains hommes, dans le monde, dominent leur peuple par l’imposture et non pas par la justice. Ne sont-ils pas comme le Maître singe ? Ils ne se rendent pas compte de leur confusion d’esprit. Dès que leur peuple comprend la chose, leurs ruses ne fonctionnent plus. »

II. Les sources indispensables du pouvoir politique

Le principe est simple. Les dictateurs ont besoin de l’aide de ceux qu’ils gouvernent. Sans eux, ils ne peuvent assurer et maintenir les sources de leur pouvoir politique. Ces sources du pouvoir politique comprennent :

  • L’autorité, la conviction, répandue dans le peuple, que le régime est légitime et que lui obéir est un devoir moral ;

  • Les ressources humaines, le nombre et l’importance des personnes et groupes qui obéissent, coopèrent, ou apportent leur assistance au souverain ;

  • Les compétences et connaissances, nécessaires au régime pour accomplir certaines tâches et fournies par des personnes ou des groupes coopérants ;

  • Des facteurs intangibles, facteurs psychologiques et idéologiques qui amènent les peuples à obéir et assister les dominants ;

  • Les ressources matérielles, c’est à dire la capacité des dirigeants à contrôler ou accéder à la propriété, aux ressources naturelles, aux moyens financiers, au système économique et aux moyens de communication et de transport ;

  • Les sanctions, punitions, brandies ou appliquées, contre ceux qui désobéissent ou refusent de coopérer, afin d’assurer la soumission et la coopération nécessaires au régime pour exister et mener ses politiques.

Toutes ces sources, toutefois, dépendent de l’acceptation du régime, de la soumission et de l’obéissance de la population, de la coopération d’innombrables personnes et des multiples institutions de la société. Ces appuis ne sont pas garantis.

La pleine coopération, l’obéissance et le soutien renforcent la disponibilité des sources nécessaires au pouvoir et, par conséquent, augmentent le pouvoir d’un gouvernement.

À l’inverse, le retrait de la coopération populaire et institutionnelle aux agresseurs ou aux dictateurs réduit ou supprime la disponibilité des sources du pouvoir desquelles dépendent tous les dictateurs. Sans elles, le pouvoir des dominants s’affaiblit et finalement se dissout.

Naturellement, les dictateurs sont sensibles aux actions et idées qui menacent leur liberté d’action. Ils sont donc susceptibles de menacer et de punir ceux qui désobéissent, font grève ou n’acceptent pas de coopérer. Mais cela ne résout pas leur problème. La répression et même les brutalités ne mènent pas toujours au rétablissement de la soumission et de la coopération nécessaires au fonctionnement du régime.

Si, malgré la répression, les sources du pouvoir peuvent être restreintes ou supprimées pendant une période suffisante, cela peut conduire à l’incertitude et à la confusion à l’intérieur même de la dictature. Il s’ensuivra probablement un net affaiblissement du pouvoir de la dictature. À la longue, la captation des sources de pouvoir peut mener à la paralysie et à l’impuissance du régime et, dans des cas sérieux, à sa désintégration. Le pouvoir du dictateur s’éteindra, lentement ou rapidement, par « famine politique ».

Il s’ensuit que, dans quelque gouvernement que ce soit, le degré de liberté ou de tyrannie reflète la détermination des sujets à être libres, ainsi que leur volonté et leur capacité à résister à l’asservissement.

Contrairement à l’opinion générale, même les dictatures totalitaires sont dépendantes de la population et des sociétés qu’ils gouvernent. Comme le notait en 1953 le spécialiste allemand en sciences politiques Karl W. Deutsch : « Le pouvoir totalitaire n’est fort que s’il ne doit pas être utilisé trop souvent. S’il doit être constamment exercé sur l’ensemble de la population, il est vraisemblable qu’il ne durera pas longtemps. Étant donné que les régimes totalitaires exigent, pour traiter avec leurs sujets, plus d’énergie que les autres formes de gouvernement, ils ont un plus grand besoin de s’appuyer sur des habitudes de docilité répandues et fiables ; plus encore, ils doivent pouvoir compter en cas de besoin sur le soutien actif d’une part majeure de la population. »

En Angleterre au dix-neuvième siècle, le théoricien du droit John Austin a décrit la situation d’une dictature se confrontant à un peuple mécontent. Il soutenait que si la majorité de la population était déterminée à détruire le gouvernement et était prête pour cela à endurer la répression, alors les forces gouvernementales et tous leurs appuis ne pourraient préserver le gouvernement haï, même avec l’assistance de l’étranger. Et Austin concluait qu’après avoir lancé un tel défi, le peuple ne pourrait plus être forcé dans l’obéissance et la soumission.

Bien avant lui, Machiavel disait que le prince « …qui a l’ensemble de sa population pour ennemi ne sera jamais en sécurité ; plus grande est sa cruauté, plus faible devient son régime. »

L’application politique pratique de ces idées fut établie par les Norvégiens dans leur résistance héroïque à l’occupation nazie et, comme nous l’avons vu au premier chapitre, par les courageux Polonais, Allemands, Tchèques, Slovaques, et par bien d’autres qui, résistant à l’agression et à la dictature communiste, contribuèrent finalement à l’effondrement des pouvoirs communistes en Europe. Ceci, bien sûr, n’est pas nouveau : on rencontre des cas de résistance non violente dès 494 avant J.C. lorsque la Plèbe refusa de coopérer avec les Maîtres patriciens romains. La lutte non violente s’est manifestée aux différentes époques chez les peuples d’Asie, d’Afrique, des Amériques, d’Australie et des Îles du Pacifique aussi bien qu’en Europe.

Trois des facteurs les plus importants qui permettent de déterminer le degré de contrôle d’un pouvoir gouvernemental sont : (1) la volonté du peuple d’imposer des limites à la puissance du gouvernement ; (2) la capacité des organisations et institutions indépendantes à retirer collectivement les sources du pouvoir ; et (3) l’habileté de la population à refuser son consentement et son assistance.

III. Les centres du pouvoir démocratique

L’une des caractéristiques des sociétés démocratiques est qu’il y existe, indépendamment de l’État, une multitude de groupes et d’institutions non gouvernementales. Ce sont, par exemple, les familles, les organisations religieuses, les associations culturelles, les clubs sportifs, les institutions économiques, les syndicats, les associations d’étudiants, les partis politiques, les communautés villageoises, les associations de quartier, les clubs de jardinage, les associations de défense des droits de l’Homme, les groupes de musique, les sociétés littéraires, etc. Ces entités sont importantes car en poursuivant leurs objectifs propres elles contribuent à satisfaire des besoins sociaux.

De plus, elles ont une grande utilité politique. Elles structurent les groupes et les institutions à travers lesquelles les personnes peuvent exercer une influence sur la direction de leur société et résister aux autres groupes ou au pouvoir lorsque ceux-ci semblent nuire à leurs intérêts, à leurs activités, ou à leurs objectifs. Des individus isolés, qui ne sont pas membres de tels groupes, n’ont généralement pas la capacité d’exercer une pression significative sur la société, encore moins sur le gouvernement, et certainement pas sur une dictature.

Par conséquent, si l’autonomie et la liberté de ces entités peuvent être limitées par les dictateurs, la population sera relativement impuissante. De plus, si ces institutions et groupes peuvent être contrôlées par le régime central ou remplacées par de nouvelles plus soumises, elles peuvent aussi être utilisées pour dominer à la fois les membres de la société et les secteurs occupés par les différentes institutions.

Néanmoins, si l’autonomie et la liberté de ces institutions civiles indépendantes (hors du contrôle gouvernemental) peuvent être maintenues ou reconquises, elles sont très importantes pour la mise en œuvre de la défiance politique. Le trait commun des cas cités de dictatures désintégrées ou affaiblies a été la courageuse application massive de la défiance politique par la population et ses institutions.

Comme nous l’avons vu, ces centres de pouvoir procurent les bases institutionnelles à partir desquelles la population peut exercer une pression ou résister aux contrôles dictatoriaux. Par la suite, ils feront partie des structures indispensables à une société libre. Leur indépendance et leur croissance sont un prérequis au succès des luttes de libération.

Si la dictature a largement réussi à détruire ou à contrôler ces groupes sociaux indépendants, il sera important pour les résistants d’en créer de nouveaux ou de rétablir un contrôle démocratique sur les groupes qui survivent ou sont partiellement contrôlés. Pendant la révolution hongroise (1956 – 1957) une multitude de conseils de démocratie directe émergèrent, s’unissant afin d’établir durant quelques semaines tout un système fédéré d’institutions et de gouvernance. En Pologne, à la fin des années 1980, les ouvriers firent vivre le syndicat Solidarnosc et, parfois, prirent le contrôle de syndicats officiels dominés par le parti communiste. De tels développements institutionnels peuvent avoir des conséquences politiques très importantes.

Evidemment, rien de tout ceci n’indique qu’il est aisé d’affaiblir ou de détruire des dictatures, ni que toutes les tentatives seront couronnées de succès. Tout cela ne signifie certainement pas que la lutte se fera sans pertes, car ceux qui sont encore au service des dictateurs vont probablement contre-attaquer afin d’obliger la population à être de nouveau coopérative et obéissante.

Ces perspectives sur le pouvoir montrent néanmoins que désintégrer délibérément des dictatures est possible. Elles ont des caractéristiques particulières qui les rendent hautement vulnérables à une campagne de défiance politique bien menée. Examinons-les plus en détail.

Chapitre 4 : Les faiblesses des dictatures

Les dictatures apparaissent souvent invulnérables. Les services de renseignements, la police, les forces militaires, les prisons, les camps de concentration et les escadrons de la mort sont sous le contrôle d’un petit nombre de personnes puissantes. Les finances d’un pays, ses ressources naturelles et ses capacités de production sont souvent arbitrairement pillées par les dictateurs qui s’en servent pour satisfaire leur volonté.

En comparaison, les forces démocratiques d’opposition apparaissent souvent extrêmement faibles, inefficaces et impuissantes. Ce sentiment d’impuissance face à l’invulnérabilité du système rend improbable l’émergence d’une opposition efficace. Mais ceci ne suffit pas, il faut aller plus loin.

I. Le talon d’Achille

Un mythe de la Grèce classique illustre bien la vulnérabilité des supposés invulnérables. Contre le guerrier Achille, nul coup ne portait. Nul sabre ne pénétrait sa peau. Alors qu’il était enfant, la mère d’Achille l’avait trempé dans les eaux de la rivière magique Styx. Il était de ce fait protégé de tous les dangers. Il avait toutefois une faille. L’enfant était tenu par le talon pour ne pas être emporté par le courant, l’eau magique n’avait pas recouvert cette petite partie de son corps. À l’âge adulte, Achille paraissait aux yeux de tous invulnérable aux armes de l’ennemi. Néanmoins, dans la bataille contre Troie, un soldat ennemi, instruit par quelqu’un qui connaissait la faiblesse d’Achille, visa de sa flèche le talon sans protection, seul point susceptible d’être blessé. Le coup se révéla fatal. Ainsi, aujourd’hui, l’expression « talon d’Achille » se réfère à l’endroit de la personne, du plan ou de l’institution qui est sans protection en cas d’attaque.

Le même principe s’applique aux dictatures impitoyables. Elles peuvent ainsi être conquises, plus vite et à moindres frais si leurs faiblesses peuvent être identifiées puis attaquées de manière ciblée.

II. Les faiblesses des dictatures

Parmi les points faibles des dictatures, on trouve les suivants :

  • 1. La coopération d’une multitude de gens, de groupes et d’institutions nécessaires au fonctionnement du pays peut être diminuée ou supprimée.

  • 2. Les exigences et les effets des politiques antérieures du régime peuvent limiter quelque peu sa capacité à s’engager de nouveau dans des politiques conflictuelles.

  • 3. Le système peut s’installer dans la routine et perdre sa capacité à s’adapter rapidement à de nouvelles situations.

  • 4. Le personnel et les ressources qui sont affectés à des tâches existantes peuvent avoir du mal à se rendre disponibles pour de nouveaux besoins.

  • 5. Par crainte de déplaire à leurs supérieurs, des subordonnés peuvent ne pas rapporter les informations précises ou complètes dont les dictateurs ont besoin pour prendre des décisions.

  • 6. L’idéologie peut s’éroder, les mythes et symboles du système peuvent devenir instables.

  • 7. S’il existe une idéologie forte qui influence la perception de la réalité, le fait de s’y attacher trop fermement peut causer une inattention à la situation ou aux besoins réels.

  • 8. La détérioration de l’efficacité et de la compétence de la bureaucratie, ou des contrôles et règlements excessifs, peut rendre inefficaces les politiques et les opérations du système.

  • 9. Des conflits institutionnels internes, des rivalités ou hostilités personnelles peuvent nuire au fonctionnement de la dictature ou même la déstructurer.

  • 10. Les intellectuels et les étudiants peuvent perdre patience en raison des exigences de la dictature, des restrictions, du dogmatisme et de la répression.

  • 11. Le public en général risque, au fil du temps, de devenir indifférent, sceptique, ou même hostile à l’égard du régime.

  • 12. Les différences de classes, régionales, nationales ou culturelles peuvent s’exacerber.

  • 13. La hiérarchie d’une dictature est toujours quelque peu - et même parfois très fortement - instable. Les individus ne restent pas au même niveau, ils peuvent monter ou descendre des échelons ou même être complètement écartés et remplacés.

  • 14. Des sections de la police ou des forces militaires peuvent profiter de situations pour atteindre leurs propres objectifs, même contre la volonté du dictateur en place, y compris par un coup d’État.

  • 15. Si la dictature est récente, elle a besoin de temps pour devenir stable.

  • 16. Avec tant de décisions prises par si peu de personnes, les dictatures sont exposées aux erreurs de jugements, de politiques et d’actions.

  • 17. Si, pour éviter ces dangers, le régime décentralise les contrôles et les pouvoirs de décision, il perd de sa maîtrise sur les leviers centraux du pouvoir.

III. Attaquer des faiblesses des dictatures

Connaissant ces faiblesses fondamentales, l’opposition démocratique peut délibérément chercher à exacerber ces « talons d’Achille » afin de changer radicalement le système ou de le désintégrer.

La conclusion est claire : malgré leur force apparente, toutes les dictatures ont des faiblesses, des inefficacités internes, des rivalités personnelles, des inefficacités institutionelles et des conflits entre organisations et services. À la longue, ces faiblesses tendent à rendre le régime moins efficace et plus vulnérable aux changements et à une résistance délibérée. Il ne réussit pas à accomplir tout ce qu’il veut. Ainsi, par exemple, certains ordres directs d’Hitler ne furent jamais appliqués car ceux auxquels ils étaient adressés refusaient de les exécuter. Le régime dictatorial peut aussi s’écrouler très vite, comme nous l’avons déjà observé.

Ceci ne signifie pas que les dictatures peuvent être détruites sans risques et sans victimes humaines. Tous les types d’entreprises libératrices entraînent des risques, des souffrances, et nécessitent de la patience. Et, bien sûr, aucun moyen d’action ne peut assurer un succès rapide en toutes circonstances. Néanmoins, les types de luttes qui visent les faiblesses identifiables des dictatures ont plus de chances de réussir que celles qui les attaquent dans les domaines où elles sont les plus fortes. La question est de savoir comment entreprendre la lutte.

Chapitre 5 : L’exercice du pouvoir

Au premier chapitre, nous avons noté que la résistance armée ne frappe pas le point faible des dictatures, mais, au contraire, leur point fort. En choisissant de concourir dans le domaine des forces armées, avec munitions, armes technologiques, etc., les mouvements de résistance se mettent clairement dans une position désavantageuse. Dans ces domaines, les dictatures pourront presque toujours rassembler des ressources supérieures. Quant à espérer être sauvé par une puissance étrangère, les dangers induits ont été exposés. Et au second chapitre, nous avons examiné les pièges de la négociation comme moyen de supprimer les dictatures.

Quelles sont donc les voies suffisamment sûres qui peuvent s’offrir à une résistance démocratique pour aggraver les faiblesses des dictatures que nous avons identifiées ? Quelle technique d’action peut mettre en œuvre la théorie du pouvoir politique exposée au chapitre trois ? La réponse est la défiance politique.

Elle a les caractéristiques suivantes :

  • Elle ne s’engage en aucun cas dans les domaines de lutte choisis par le pouvoir dictatorial.

  • Elle est difficile à combattre par le régime.

  • Elle seule peut aggraver les faiblesses de la dictature et peut couper les sources de son pouvoir.

  • Son action peut être soit largement dispersée, soit concentrée sur un objectif spécifique.

  • Elle conduit le dictateur à des erreurs de jugement et d’action.

  • Pour mettre fin à la domination brutale de quelques-uns, elle peut, dans le combat, mobiliser efficacement toute la population et les groupes et institutions de la société.

  • Elle contribue à décentraliser le pouvoir dans la société, préparant ainsi l’établissement durable d’une société plus démocratique.

I/ Les voies de la lutte non violente

Comme les moyens militaires, la défiance politique peut être utilisée dans différents buts : en vue de pousser l’adversaire à faire telle ou telle chose, pour créer les conditions favorables à la résolution du conflit, ou pour déclencher la désintégration du régime adverse. Cependant, la défiance politique s’opère par d’autres voies que celles de la violence. Bien que les deux techniques soient des manières de mener la lutte, elles remplissent leur fonction avec des moyens différents, et ont des conséquences différentes. Les modalités et implications des solutions violentes sont bien connues, des armes physiques sont utilisées pour intimider, blesser, tuer et détruire.

La lutte non violente est un moyen beaucoup plus complexe et multiforme. Son arsenal inclut des armes de nature psychologique, sociale, économique et politique qui sont maniées par la population et les institutions sociales. On parle de protestations, de grèves, de non-coopération, de boycotts, de désaffection ou de pouvoir du peuple. Elles s’appuient sur ce besoin vital des gouvernements de disposer de la coopération, de la soumission et de l’obéissance de la population et des institutions sociales. La défiance politique, contrairement à la violence, sert justement à tarir ces sources de leur pouvoir.

II/ Les armes non violentes et la discipline non violente

L’erreur commune des campagnes de défiance politique improvisées a été de miser uniquement sur une ou deux méthodes, telles que les grèves et les manifestations de masse. En fait, il existe une multitude de méthodes qui permettent aux stratèges des organisations de résistance de concentrer ou de disperser le mouvement en fonction des besoins.

Près de 200 méthodes spécifiques d’action nonviolente ont été identifiées et il y en a certainement d’autres. Elles sont classées en trois larges catégories : la protestation et la persuasion, la non-coopération, et l’intervention. La première comprend des manifestations symboliques, ce qui inclut les parades, marches et veillées (54 méthodes). La non-coopération est divisée en trois sous catégories : (a) non-coopération sociale (16 méthodes), (b) non-coopération économique, ce qui inclut les boycotts (26 méthodes) et les grèves (23 méthodes), (c) non-coopération politique (38 méthodes). Le dernier groupe, l’intervention nonviolente, inclut des moyens psychologiques, physiques, sociaux ou politiques tels que le jeûne, l’occupation nonviolente et le gouvernement parallèle (41 méthodes). Une liste de 198 méthodes de ce type se trouve dans l’Appendice de cette publication.

L’utilisation d’un nombre considérable de ces méthodes – soigneusement sélectionnées, appliquées avec persévérance et à grande échelle, choisies dans le cadre d’une stratégie judicieuse, avec des tactiques appropriées, et mises en œuvre par des civils formés – risque fort de créer des problèmes graves à n’importe quel régime illégitime. Cela est valable pour toutes les dictatures.

Contrairement aux moyens militaires, les méthodes de la lutte nonviolente peuvent être dirigées directement sur l’enjeu d’un conflit. Par exemple, si la question de la dictature est essentiellement politique, il s’ensuit que les formes politiques de l’action nonviolente seront primordiales. Celles-ci comprennent la négation de la légitimité du dictateur et la non-coopération avec son régime. La non-coopération s’appliquera parfois contre des politiques spécifiques. Il arrive que le sabotage du système par inaction et par report des tâches puisse être pratiqué discrètement et même en secret, alors qu’à d’autres moments, la désobéissance ouverte, les manifestations publiques de défiance ainsi que des grèves peuvent être organisées au grand jour.

D’un autre côté, si la dictature se trouve vulnérable à la pression économique, ou si de nombreux griefs contre elle sont d’ordre économique, alors des actions comme les boycotts et les grèves peuvent être des méthodes de résistance appropriées. Les efforts déployés par les dictateurs pour exploiter le système économique peuvent provoquer des grèves générales limitées, des ralentissements et des refus d’assistance d’experts indispensables (ou leur disparition). Le choix sélectif de différentes méthodes de grève peut s’orienter sur des secteurs-clés de l’industrie ou des transports, sur l’approvisionnement de matières premières ou sur la distribution de produits.

Certaines méthodes de lutte non violente exigent des gens qu’ils n’agissent pas comme à leur habitude, par exemple qu’ils distribuent des brochures, fassent fonctionner une presse en sous-sol, fassent la grève de la faim ou aillent s’asseoir dans la rue. À moins de situations exceptionnelles, ces méthodes peuvent être difficiles à appliquer pour certaines personnes.

D’autres méthodes de lutte non violente permettent au contraire de vivre quasiment comme d’habitude. Par exemple, aller au travail normalement au lieu de faire grève mais travailler plus lentement ou inefficacement. Il est possible de commettre délibérément des « erreurs », de « tomber malade » et d’être « incapable » de travailler à certaines périodes. On peut aussi simplement refuser de travailler. On peut assister à des offices religieux quand cela n’exprime pas seulement des convictions religieuses, mais aussi politiques. On peut protéger les enfants de la propagande officielle par l’éducation à la maison ou par des classes illégales. On peut refuser de rejoindre des organisations « recommandées » ou dont la fréquentation est exigée et que l’on n’aurait pas ralliées naturellement. La similitude de ce type d’actions avec celles de la vie courante, et en tout cas leur faible différence avec des activités habituelles, facilite pour beaucoup de gens la participation à la lutte de libération.

Etant donné que les luttes violentes et non violentes opèrent de façons complètement différentes, toute forme de violence, même limitée, durant une campagne de défiance politique sera contre-productive car elle déplacera le combat sur le terrain militaire où le dictateur a un avantage écrasant. La discipline nonviolente est une clé du succès et doit être maintenue en dépit des provocations et brutalités des dictateurs et de leurs agents.

Le maintien de la discipline non violente contre les adversaires violents facilite la mise en œuvre des quatre mécanismes de changement dans la lutte non violente (décrits ci-dessous). La discipline non violente est également très importante pour le processus de jiu-jitsu politique. Dans celui-ci, les brutalités criantes du régime contre des résistants manifestement non violents se retournent contre les dictateurs en provoquant des dissensions dans leurs propres rangs, tout en suscitant le soutien dans la population générale, chez les partisans habituels du régime, et à l’extérieur du pays.

Dans certains cas, cependant, une violence limitée contre la dictature ne peut être évitée. Soit les frustrations et la haine du régime explosent sous forme de violence, soit certains groupes refusent d’abandonner les moyens violents tout en reconnaissant le rôle important de la lutte non violente. Dans ces situations, la défiance politique ne doit pas être abandonnée. Néanmoins, il sera nécessaire de séparer l’action non violente aussi clairement que possible de l’action violente, en termes de géographie, de groupes de population, de moments choisis ou de domaine de conflit. Sinon, la violence pourrait avoir un effet désastreux sur le potentiel beaucoup plus grand de la défiance politique et sur sa capacité de réussite.

L’histoire nous montre que si la défiance politique entraîne des morts et des blessés, elle fait beaucoup moins de victimes que la résistance armée. De plus, la défiance politique ne contribue pas au cycle infini de tueries et de brutalités.

La lutte non violente nécessite, et tend à produire dans la population, un abandon (ou meilleur contrôle) de la crainte du gouvernement et de sa répression violente. Cet abandon ou ce meilleur contrôle de la peur est un élément clé de la destruction du pouvoir des dictateurs sur la population générale.

III. Transparence, secret et exigences de comportement

Le secret, la fraude et la conspiration clandestine posent des problèmes très difficiles à un mouvement d’action non violente. Il est souvent impossible d’empêcher la police politique et les agents de renseignements de connaître les plans et les intentions. Du point de vue du mouvement, le secret n’est pas seulement enraciné dans la peur, mais contribue à la peur, ce qui décourage la résistance et réduit le nombre de participants à certaines actions. Cela peut aussi contribuer à répandre la suspicion et entraîner des vagues d’accusations de trahison souvent injustifiées, à l’intérieur du mouvement, pour savoir qui est l’indicateur ou l’agent de l’adversaire. Le secret peut aussi affecter la capacité d’un mouvement à demeurer non violent. Par contre, la franchise concernant les intentions et les projets aura des effets positifs et contribuera à donner l’image d’un mouvement de résistance extrêmement puissant. Le problème est bien sûr plus complexe que cela et certaines activités de résistance exigent quand même le secret. Un juste jugement fondé sur de bonnes informations est nécessaire à ceux qui ont à la fois à gérer la dynamique du combat non violent et à évaluer les moyens de surveillance de la dictature.

L’édition, l’impression et la distribution des publications clandestines, l’utilisation d’émissions radiophoniques illégales depuis l’intérieur du pays et l’activité de renseignement sur l’adversaire et ses opérations sont des domaines spéciaux qui nécessitent un très haut niveau de secret.

Le maintien de hauts standards de comportement dans l’action non violente s’impose à chaque étape du conflit. Il s’agit notamment de la constance, du courage et du maintien de la discipline non violente. Il faut aussi tenir compte du fait qu’un grand nombre de personnes peuvent être fréquemment appelées à effectuer des changements particuliers. Pour disposer d’une telle quantité de personnes fiables, il importe de maintenir à haut niveau les standards de comportement dans le mouvement.

IV. Faire changer les relations de pouvoir

Les stratèges doivent se souvenir que les conflits impliquant la défiance politique sont un terrain de lutte changeant constamment par un jeu continu de mouvements et de contre-mouvements. Rien n’est statique. Les relations de pouvoir absolu ou relatif, sont sujettes à des changements constants et rapides. Cela est rendu possible par les résistants qui maintiennent l’attitude non violente malgré la répression.

Dans ce type de conflit, les variations de relations de pouvoir entre les parties en présence sont probablement beaucoup plus marquées que dans les conflits violents. Elles sont plus rapides et ont des conséquences politiques plus variées et plus importantes. Grâce à cela, les actions des résistants ont des conséquences qui vont bien au-delà du moment et du lieu où elles se produisent. Leurs effets rebondissent pour renforcer ou affaiblir un groupe ou l’autre.

De surcroît, le groupe non violent peut, par ses actions, exercer une puissante influence sur l’augmentation ou la diminution de la force de son adversaire. Par exemple, la forme non violente, courageuse et disciplinée de la résistance face aux brutalités du dictateur peut susciter malaise, mécontentement, perte de confiance et même, dans des cas extrêmes, des mutineries au sein des troupes et des populations a priori acquises au dictateur. Cette résistance peut même entraîner une condamnation plus nette de la dictature par la communauté internationale. De même, la persévérance, l’intelligence et la discipline dans l’usage de la défiance politique peuvent augmenter la participation du peuple à la résistance alors qu’en temps normal, par son silence, celui-ci apporterait un soutien tacite au dictateur ou resterait neutre dans le conflit.

V. Quatre mécanismes du changement.

La lutte non violente produit le changement de quatre manières différentes. Le premier mécanisme se révèle le moins fréquent, bien qu’il se soit déjà produit. Lorsque les membres du groupe adverse sont émus par la souffrance que la répression fait subir à des résistants courageux et non violents, ou lorsqu’ils sont rationnellement convaincus que la cause des résistants est juste, ils peuvent alors en venir à accepter les objectifs des résistants. Ce mécanisme est appelé conversion. Bien que de tels cas existent, ils sont rares, et dans la plupart des conflits, cela ne se produit pas du tout ou en tout cas pas à grande échelle.

Beaucoup plus souvent, la lutte non violente opère en changeant la configuration du conflit ainsi que la société, si bien que le camp adverse ne peut absolument plus faire ce qu’il souhaiterait. C’est ce changement-là qui produit les trois autres mécanismes : l’accommodement, la coercition non violente et la désintégration. Le fait que l’un se produise plutôt que l’autre dépend du niveau d’accaparement des relations de pouvoir par les démocrates.

Si les questions en jeu ne sont pas fondamentales, si les exigences de l’opposition lors d’une campagne limitée ne sont pas considérées comme menaçantes et si le rapport de forces a suffisamment modifié les relations de pouvoir, le conflit peut se terminer par un accord, un abandon réciproque de certaines exigences ou un compromis. Ce mécanisme est appelé l’accommodement. Bien des grèves sont résolues de cette manière, quand les deux parties atteignent une part, mais pas la totalité de leurs objectifs. Un gouvernement peut percevoir un tel accord comme positif, désamorçant les tensions, donnant l’impression « d’équité » ou redorant l’image du régime. Il importe donc de prendre grand soin du choix des problèmes sur lesquels une entente par accommodement est acceptable. La lutte pour abattre une dictature n’est pas de ceux-là.

La lutte non violente peut être beaucoup plus puissante que lorsqu’elle enclenche des mécanismes de conversion ou d’accommodement. La non-coopération de masse et la défiance peuvent changer les situations sociales et politiques, et plus spécialement les relations de pouvoir, au point que le dictateur perd de fait toute capacité à contrôler les processus politiques, économiques et sociaux du gouvernement et de la société. Les forces militaires de l’adversaire peuvent devenir si peu fiables qu’elles n’obéissent même plus aux ordres de répression contre les résistants. Bien que leurs chefs restent en place et poursuivent leurs buts initiaux, leur capacité d’agir efficacement leur a été enlevée. Cela se nomme la coercition non violente.

Dans quelques situations extrêmes, les conditions qui produisent la coercition vont encore plus loin. Les dirigeants adverses perdent de fait toute capacité d’agir et leur propre structure de pouvoir s’effondre. La maîtrise de soi, la non-coopération et la défiance des résistants deviennent si complètes que leurs adversaires ne font même plus semblant de les contrôler. L’administration refuse d’obéir à ses chefs. Les troupes et la police se mutinent. Les soutiens du régime et la population abandonnent les dirigeants et leur dénient tout droit de gouverner. Ainsi, ces derniers ne sont plus obéis ni assistés. Le quatrième mécanisme de changement, la désintégration du système de l’adversaire, est si complet que les chefs n’ont même plus assez de force pour capituler. Le régime tombe en morceaux.

Pour planifier les stratégies de libération, il faut garder à l’esprit ces quatre mécanismes. Ils opèrent parfois de manière aléatoire, toutefois, le choix d’un ou de plusieurs de ces mécanismes comme moyen de faire évoluer un conflit permettra de définir des stratégies qui se renforceront mutuellement. Le choix de ce ou de ces mécanismes dépend de plusieurs facteurs, parmi lesquels l’état du pouvoir absolu et relatif entre groupes concurrents, ainsi que les attitudes et objectifs des résistants non violents.

VI. Les effets « démocratisants » de la défiance politique

À la différence des sanctions violentes, qui ont des effets centralisateurs, l’utilisation des techniques de lutte non violente contribue de différentes manières à la démocratisation de la société politique.

L’un de ces effets démocratisants est négatif : contrairement aux moyens militaires, ces techniques ne fournissent pas un instrument de répression à des élites gouvernantes qui voudraient maintenir la dictature ou en établir une nouvelle. De même, les chefs d’un mouvement de défiance politique, s’ils peuvent exercer une influence et faire pression sur leurs partisans, ne peuvent ni les emprisonner ni les exécuter lorsqu’ils expriment un désaccord ou choisissent d’autres dirigeants.

L’autre partie des effets démocratisants de la défiance politique est positive : la lutte non violente fournit à la population les moyens de résister et de défendre sa liberté contre des dictateurs existants ou nouveaux. Voici quelques-uns des nombreux effets démocratisant positifs :

  • L’expérience de la lutte non violente peut rendre la population plus confiante en elle-même pour défier le régime, ses menaces et son appareil répressif.

  • La lutte non violente fournit les moyens de non-coopération et de défiance par lesquels la population peut résister au contrôle antidémocratique de n’importe quel groupe dictatorial.

  • La lutte non violente contribue à affirmer la pratique des libertés démocratiques comme la liberté de parole, de presse, de rassemblement et des organisations indépendantes face à des contrôles répressifs.

  • La lutte non violente contribue fortement à la survie, à la renaissance, ou au renforcement des groupes indépendants et des institutions sociales, comme nous l’avons déjà vu. C’est important pour la démocratie car ils permettent de mobiliser le potentiel de pouvoir de la société et d’imposer des limites au pouvoir de dictateurs en puissance.

  • La lutte non violente donne à la population des moyens d’exercer son pouvoir contre une police répressive et l’action militaire d’un gouvernement dictatorial.

  • La lutte non violente fournit des méthodes grâce auxquelles la population et les institutions indépendantes peuvent, au nom de la démocratie, restreindre ou tarir les sources de pouvoir des dirigeants en place et, ainsi, menacer leur potentiel de domination.

VII. La complexité du combat non violent

Comme nous l’avons vu, la lutte non violente est une technique complexe d’action sociale qui comprend une multitude de méthodes, un éventail de mécanismes de changements, et qui requiert des comportements spécifiques. Pour être efficace, spécialement contre une dictature, la défiance politique exige une planification et une préparation soigneuse. Les participants potentiels devront comprendre ce qui leur est demandé. Les ressources devront être disponibles. Et les stratèges devront avoir analysé les moyens de lutte non violente les plus efficaces. Nous allons maintenant placer notre attention sur cette dernière partie, qui est cruciale: la nécessité de la planification stratégique.

Chapitre 6 : La nécessité de planification stratégique

Les campagnes de défiance politique contre les dictatures peuvent commencer de différentes manières. Dans le passé, ces luttes ont presque toujours été imprévues et quasiment accidentelles. Les griefs spécifiques qui ont déclenché les premières actions spontanées ont beaucoup varié, mais correspondirent souvent à des brutalités nouvelles, à l’arrestation ou à l’assassinat de personnalités en vue, à un ordre ou à une nouvelle politique répressive, à une pénurie de nourriture, à l’irrespect de conviction religieuse ou à l’anniversaire d’un évènement important. Parfois, un acte précis de la dictature a mis la population en fureur et celle-ci s’est lancée dans l’action sans avoir aucune idée de la façon dont cela se terminerait. D’autres fois, un individu ou un petit groupe courageux a entrepris une action et s’est attiré des soutiens. Un grief spécifique peut être reconnu par beaucoup comme l’injustice qu’ils ont eux-mêmes subie et les conduira à rejoindre la lutte. Parfois, un appel à résister venant d’un petit groupe ou d’un individu peut rencontrer une réponse étonnamment forte.

Bien que la spontanéité ait des côtés positifs, elle a souvent des inconvénients. Fréquemment, les résistants démocratiques n’avaient pas prévu la brutalité de la réaction de la dictature. Ils en souffrirent profondément et la résistance s’effondra. D’autres fois, l’absence de planification des démocrates avait laissé au hasard des choix cruciaux ; cela conduisit à des résultats désastreux. Souvent, même après la disparition du système oppressif, le manque de planification sur la manière de conduire la transition démocratique contribua à l’émergence d’une nouvelle dictature.

I. Une planification réaliste

À l’avenir, la spontanéité de l’action populaire jouera sans doute un rôle important dans le début des luttes contre les dictatures. Néanmoins, il est maintenant possible de définir rationnellement, analytiquement et à l’avance la façon la plus efficace d’abattre une dictature, d’évaluer le moment où la situation politique et l’humeur de la population se prêteront à la mise en œuvre du plan. On doit aussi choisir la façon d’initier la campagne. Une réflexion approfondie, basée sur une évaluation réaliste de la situation et des capacités de la population est indispensable pour choisir les voies efficaces qui mèneront à la libération dans les circonstances présentes.

Si l’on veut aboutir à quelque chose, la planification s’impose. Plus le but est important, ou les conséquences probables de l’échec graves, plus la planification est essentielle. La planification stratégique augmente la probabilité de mobiliser toutes les ressources disponibles ainsi que l’efficacité de leur utilisation. C’est particulièrement vrai pour un mouvement démocratique – aux ressources matérielles limitées et exposé au danger – qui essaie d’abattre une dictature puissante. Par contre, la dictature a le plus souvent accès à de vastes ressources matérielles, à la puissance organisationnelle, et à la capacité de commettre des brutalités.

« Planifier une stratégie » signifie ici étudier et déterminer les moyens d’action qui permettront d’aller le plus sûrement de la situation présente à la situation désirée, c’est-à-dire, pour nous, de passer d’une dictature à un système démocratique. Un plan pour atteindre cet objectif consiste généralement en une série de campagnes et autres activités organisées destinées à renforcer la population opprimée et la société, et à affaiblir la dictature. Notons bien ici que l’objectif n’est pas simplement de détruire la dictature existante mais d’installer un système démocratique. Une stratégie globale qui limiterait ses objectifs à la simple disparition de la dictature risquerait de produire un autre tyran.

II. Les obstacles à la planification

Certains défenseurs de la liberté ne se servent pas de tous leurs moyens pour parvenir à la libération. Ces dirigeants ne reconnaissent que rarement l’extrême importance d’une planification stratégique bien préparée. Du coup ils la négligent.

Comment se fait-il que ceux qui ont cette vision de liberté politique pour leur peuple préparent aussi rarement un plan clair pour atteindre leur but ? Sans doute, malheureusement, n’en comprennent-ils pas la nécessité ou ne sont-ils pas habitués ou formés à penser stratégiquement. C’est une tâche difficile. Harcelés sans cesse par la dictature et débordés par des responsabilités immédiates, les meneurs de la résistance n’ont souvent ni la sécurité ni le temps pour initier une réflexion de niveau stratégique.

Leur schéma habituel est simplement de réagir aux initiatives de la dictature. L’opposition se trouve alors toujours sur la défensive et cherche à maintenir quelques libertés limitées ou quelques bastions. Au mieux, elle tente de ralentir la progression des contrôles dictatoriaux ou de perturber la mise en œuvre des nouvelles politiques du régime.

Certains groupes ou individus peuvent ne pas voir la nécessité d’une planification d’envergure sur le long terme pour un mouvement de libération. Ils peuvent naïvement se dire que s’ils épousent leurs desseins avec insistance, fermeté et persévérance, ils finiront par se réaliser. D’autres estiment que s’ils se contentent de vivre et de témoigner selon leurs principes et leurs idéaux dans l’adversité, ils auront fait le maximum pour les appliquer. Il est admirable d’embrasser des buts humanitaires et d’être loyal vis-à-vis de ses idéaux, mais c’est absolument insuffisant pour mettre un terme à la dictature et parvenir à la liberté.

D’autres opposants à la dictature peuvent s’imaginer, naïvement là aussi, qu’à condition d’y mettre assez de violence, la liberté viendra. Mais, nous l’avons déjà dit, la violence ne garantit pas le succès. Au lieu de libérer, elle peut conduire à la défaite, à la tragédie collective, ou aux deux à la fois. Dans la plupart des cas, la dictature est mieux équipée pour le combat violent et les réalités militaires sont rarement, sinon jamais, en faveur des démocrates.

Il y a aussi des activistes qui agissent en fonction de ce qu’ils « sentent » devoir faire. Non seulement cette démarche est égocentrique, mais elle n’offre aucune ligne directrice pour développer une stratégie globale de libération.

Une action basée sur la « brillante idée » de quelqu’un a ses limites. On a plutôt besoin d’actions basées sur une réflexion sérieuse, sur la prise en compte de « l’étape suivante » qui sera nécessaire pour abattre le dictateur. Sans analyse stratégique, les meneurs de la résistance ne savent pas très bien ce que devrait être l’étape suivante, par manque d’études sérieuses des chemins de la victoire et de ses étapes spécifiques. La créativité et les bonnes idées sont très importantes, mais elles doivent être utilisées dans le but de faire avancer la situation stratégique des forces démocratiques.

Etant très au fait de la multitude d’actions qui pourraient être entreprises contre la dictature, mais ne sachant par lesquelles commencer, certains conseilleront de « faire tout à la fois ». Cela serait plus facile, mais n’est évidemment pas possible, notamment pour les mouvements relativement faibles. De plus, cette approche ne fournit aucun indice pour savoir où commencer, où concentrer ses efforts et comment utiliser des ressources souvent limitées.

D’autres personnes ou groupes saisissent le besoin de planification mais ne savent pas y réfléchir autrement qu’à court terme ou sur des bases tactiques. Ils ne peuvent pas concevoir qu’une planification à long terme soit nécessaire ou même possible. Ils peuvent parfois être incapables de réfléchir et d’analyser en termes stratégiques, ce qui les conduit à s’égarer constamment dans des questions peu signifiantes, le plus souvent pour répondre aux actions de l’adversaire, au lieu de garder l’initiative pour la résistance démocratique. En dépensant tant d’énergie dans des activités à court terme, ces dirigeants négligent l’exploration d’autres possibilités d’action qui pourraient rediriger l’ensemble des efforts du mouvement toujours vers son but.

D’autres mouvements démocratiques omettent aussi de préparer une stratégie complète et ne s’intéressent qu’aux questions immédiates, mais ceci pour une autre raison : au fond d’eux-mêmes, ils ne croient pas que la dictature puisse être abattue par leurs propres efforts. Ils considèrent donc la planification comme une perte de temps romantique ou un exercice futile. Un peuple en lutte pour la liberté contre une dictature bien établie est souvent confronté à des forces militaires et à une police si puissantes que le dictateur leur paraît jouir d’un potentiel d’action illimité. En l’absence d’espoir réel, ces gens se mettent néanmoins à défier la dictature par principe et peut-être pour l’Histoire. Bien qu’ils ne l’admettent jamais, ou qu’ils n’en soient pas même tout à fait conscients, leurs actions leur paraissent sans espoir. C’est ainsi que pour eux, la planification stratégique n’a pas d’intérêt.

Le résultat de tels manques de planification stratégique est souvent désastreux : on dissipe ses forces, on gaspille son énergie à résoudre des problèmes mineurs, les avantages ne sont pas exploités et les sacrifices n’ont abouti à rien. Si les démocrates ne planifient pas une stratégie, ils n’atteindront probablement pas leurs objectifs. De même, un mélange grossier d’activités mal planifiées ne suscitera pas la résistance. Au contraire, il permettra probablement à la dictature de renforcer son contrôle et son pouvoir.

Malheureusement, comme des plans stratégiques clairs ne sont que rarement, - voire jamais - développés, les dictatures apparaissent plus durables qu’elles ne le sont en réalité. Elles survivent des années ou des décennies, bien plus qu’elles ne le devraient.

III. Quatre termes importants de la planification stratégique

Afin de mieux réfléchir de manière stratégique, nous devons clarifier le sens de quatre termes fondamentaux.

La stratégie globale est la conception qui coordonne et dirige l’utilisation de toutes les ressources disponibles et nécessaires (économiques, humaines, morales, politiques, organisationnelles, etc.) pour un groupe cherchant à atteindre ses objectifs dans un conflit.

La stratégie globale, en se concentrant sur les objectifs et les ressources du groupe en conflit, détermine la technique d’action la plus appropriée dans un conflit (comme la guerre militaire conventionnelle ou la lutte non violente). Pour programmer la stratégie globale, les chefs de la résistance doivent évaluer et prévoir les types de pressions et d’influences qui devront être utilisées pour peser sur l’adversaire. De plus, la stratégie globale doit définir la nature des conditions propices au lancement des éventuelles campagnes de résistance, ainsi que leur déroulement dans le temps.

La stratégie globale met en place le cadre fondamental dans lequel s’insèreront des stratégies de lutte plus limitées. Elle répartit les grandes tâches et alloue les ressources aux différents groupes.

La stratégie est le concept qui détermine les voies pour atteindre au mieux certains objectifs dans le conflit, tout en respectant la stratégie globale retenue. La stratégie définit quand et comment il faut se battre, ainsi que la manière d’obtenir l’efficacité maximale dans la lutte pour arriver à ses fins. Alors que la stratégie peut être comparée à l’œuvre de l’artisan, la stratégie globale est le projet global de l’architecte.

La stratégie peut aussi inclure les efforts pour parvenir à une situation stratégique très avantageuse, de manière à ce que les adversaires s’aperçoivent d’emblée que l’ouverture des opérations conduirait à leur défaite et qu’il vaut mieux capituler que de s’engager dans une confrontation ouverte. Si cela ne se produit pas, l’amélioration de la situation stratégique rend certain le succès des opposants. La stratégie comprend aussi la manière d’agir afin de faire bon usage des succès rencontrés.

Appliqué au combat lui-même, le plan stratégique indique les idées de base du déroulement de la campagne et la manière dont ses différents composants doivent être ajustés en vue d’atteindre le plus facilement possible les objectifs. Cela comprend le déploiement habile de groupes d’action particuliers dans de plus petites opérations. Une planification judicieuse doit prendre en considération les pré-requis au succès propres aux techniques adoptées. Chaque technique a ses exigences. Cependant, il ne suffit pas de s’en contenter pour assurer le succès. Des facteurs supplémentaires doivent être réunis.

Alors qu’ils conçoivent les stratégies, les démocrates doivent définir clairement leurs objectifs et évaluer l’efficacité des efforts déployés pour les atteindre. Cette analyse rigoureuse permet au stratège d’identifier ce qu’exige la sécurisation de chaque objectif sélectionné. Ce besoin de clarté et de définitions s’applique également à la planification tactique.

Les tactiques et les méthodes d’action sont utilisées pour mettre en œuvre les stratégies. La tactique est l’art d’utiliser ses forces de la manière la plus habile dans un cadre limité. Une tactique est une action limitée employée pour atteindre un objectif restreint. Le choix des tactiques est guidé par la recherche de l’utilisation optimale des moyens disponibles dans une phase restreinte du conflit, ceci pour mettre en œuvre la stratégie. Afin d’être plus efficaces, les tactiques et les méthodes doivent être choisies et appliquées en gardant à l’esprit qu’elles s’inscrivent dans la réalisation des objectifs stratégiques. Les gains tactiques qui ne contribuent pas à la progression vers les objectifs stratégiques pourraient à la longue être un gaspillage d’énergie.

Une tactique s’inscrit donc dans une chaîne d’actions limitée et s’insère dans la stratégie, de la même manière qu’une stratégie s’insère dans la stratégie globale. Les tactiques s’inscrivent toujours dans la lutte, alors que les stratégies se rapportent à des considérations plus larges. Une tactique particulière ne peut se comprendre que comme partie de la stratégie d’ensemble d’une bataille ou d’une campagne. Les tactiques s’appliquent sur des périodes plus courtes que les stratégies, ou dans des secteurs plus petits (géographiques, institutionnels, etc.). Elles sont mises en œuvre par un nombre limité de personnes pour des objectifs limités. S’agissant d’action nonviolente, la distinction entre un objectif tactique et un objectif stratégique recoupe partiellement celle entre un objectif mineur et un objectif majeur.

Les engagements tactiques offensifs sont sélectionnés afin qu’ils contribuent à ce que des objectifs stratégiques soient atteints. Les engagements tactiques sont les outils qui permettent aux stratèges de créer les conditions favorables pour livrer des attaques décisives contre l’adversaire. Il est donc important que ceux qui reçoivent la responsabilité de la planification et de l’exécution des opérations tactiques soient capables d’évaluer la situation et de choisir en conséquence les méthodes les plus appropriées. Ceux qui sont susceptibles de participer doivent être formés à l’utilisation de la technique choisie et des méthodes spécifiques au domaine de la lutte.

La méthode se réfère aux armes spécifiques ou aux moyens d’action. S’agissant de la technique de lutte non violente, elle comprend d’innombrables formes d’action particulières (telles que les différentes formes de grèves, de boycotts, d’actions de non-coopération politique, etc.) citées au chapitre cinq (voir aussi l’Appendice).

Le développement d’un plan stratégique de lutte nonviolente responsable et efficace dépend de la formulation et de la sélection rigoureuse de la stratégie globale, des stratégies, des tactiques et des méthodes.

La principale leçon à retenir de cette discussion est la suivante. Pour se libérer d’une dictature il faut une planification stratégique rigoureuse qui mette en œuvre toutes nos capacités intellectuelles. L’incapacité à mener une planification intelligente peut conduire au désastre, alors qu’un travail intellectuel efficace permet une utilisation judicieuse des ressources disponibles pour porter la société vers la liberté et la démocratie.

Chapitre 7 : La planification stratégique

Afin d’augmenter les chances de succès, les chefs de la résistance devront s’astreindre à formuler un plan d’action compréhensible capable d’affermir la détermination du peuple souffrant, d’affaiblir et ensuite de détruire la dictature et d’installer une démocratie durable. Pour réussir un tel plan, il faut d’abord évaluer correctement la situation et les possibilités d’action efficace. Fort de cette analyse méticuleuse, il est possible de développer à la fois une stratégie globale et des stratégies particulières de libération. Toutefois, le développement de la stratégie globale et celui des campagnes stratégiques sont liés, mais distincts. Les campagnes stratégiques particulières ne peuvent être développées qu’après la stratégie globale et doivent la renforcer. Elles doivent être conçues pour rendre possible la réalisation des objectifs définis par la stratégie globale, ainsi que les renforcer.

Le développement d’une stratégie de résistance requiert de porter attention à de nombreuses questions et à de multiples tâches. Nous allons en identifier quelques-unes, aux deux niveaux de stratégie évoqués. Quoi qu’il en soit, les auteurs du plan devront avoir une excellente compréhension des multiples aspects du conflit, de leurs facteurs physiques, historiques, gouvernementaux, militaires, culturels, sociaux, politiques, psychologiques, économiques et internationaux. Les stratégies ne peuvent se développer sans tenir compte du contexte particulier du conflit.

L’évaluation des objectifs et de l’importance de l’enjeu est fondamentale pour les dirigeants démocrates et leurs stratèges. Est-ce que les objectifs justifient l’engagement d’un combat majeur et pourquoi ? La détermination de l’objectif réel est cruciale. Nous l’avons déjà dit, le renversement de la dictature ou le remplacement des dictateurs en place n’est pas suffisant, il faut viser à l’établissement d’une société libre dans un système de gouvernement démocratique. La clarification de ce point aura des répercussions sur la stratégie globale et sur les stratégies spécifiques qui en découleront.

Les stratèges auront à répondre à plusieurs questions fondamentales, celles-ci en particulier :

  • Quels sont les obstacles principaux à la liberté ?

  • Quels sont les facteurs qui facilitent la progression vers la liberté ?

  • Quels sont les principaux points forts de la dictature ?

  • Quelles sont les différentes faiblesses de la dictature ?

  • Jusqu’à quel point les sources du pouvoir dictatorial sont-elles vulnérables ?

  • Quels sont les points forts des forces démocratiques et de la population en général ?

  • Quelles sont les faiblesses des forces démocratiques ? Et comment les corriger ?

  • Quel est le statut des tierces parties, non directement impliquées dans le conflit, qui participent déjà ou pourraient participer, soit du côté du dictateur soit du côté démocratique ? Et, si elles venaient à être impliquées, de quelle manière pourraient-elles l’être ?

I. Choix des moyens

Au niveau de la stratégie globale, les décideurs devront choisir les principaux moyens de lutte à employer dans le conflit à venir. Ils devront évaluer les mérites et les limites des différentes techniques de combat comme la lutte armée, la guérilla, la défiance politique, etc.

Pour faire ces choix, ils auront à considérer des questions telles que celles-ci : Est-ce que le type de lutte choisi est dans les capacités des démocrates ? Est-ce que la technique de combat choisie utilise les points forts de la population dominée ? Est-ce que cette technique vise les points faibles de la dictature ou ses points les plus forts ? Est-ce que les moyens utilisés aident les démocrates à devenir plus autonomes ou vont-ils dépendre de tierces parties ou de fournisseurs externes ? Quelle a été, par le passé, l’efficacité de la technique choisie pour abattre des dictateurs ? Risquent-ils d’augmenter ou de limiter le nombre des victimes et les destructions au cours du conflit à venir ? En supposant la victoire sur la dictature, quel effet les moyens retenus auront-ils sur le type de gouvernement qui pourrait émerger de la lutte ? Les types d’action qui se révéleraient contre-productifs devront être exclus de la stratégie globale.

Dans les précédents chapitres, nous avons avancé que la défiance politique offrait des avantages significatifs sur les autres techniques de lutte. Les stratèges devront examiner leur propre situation de conflit et voir si la défiance politique apporte des réponses positives aux questions posées ci-dessus.

II. Planifier pour la démocratie

Il faut se souvenir que l’objectif de la stratégie globale contre une dictature n’est pas simplement d’anéantir les dictateurs mais d’installer un système démocratique et de rendre impossible l’émergence d’une nouvelle dictature. Afin d’atteindre ces objectifs, il faudra choisir les moyens de lutte susceptibles de contribuer à un changement de la répartition du pouvoir effectif dans la société. Sous la dictature, le gouvernement était trop fort alors que la population et les institutions civiles étaient trop faibles. Sans évolution de ce déséquilibre, un nouveau groupe de dirigeants peut, s’il le souhaite, être tout aussi dictatorial que l’ancien : une révolution de palais ou un coup d’État ne seront donc pas les bienvenus.

La défiance politique facilite une redistribution du pouvoir effectif plus équitable grâce à la mobilisation de la société contre la dictature, comme indiqué au chapitre cinq. Ce processus se manifeste de différentes manières. Le développement de la capacité de lutte nonviolente induit une réduction de la capacité de répression violente de la dictature. Celle-ci ne parvient plus aussi aisément à intimider et à soumettre la population qui dispose de puissants moyens de contrer et même parfois de bloquer l’exercice du pouvoir dictatorial. De plus, la mobilisation du pouvoir populaire par la défiance politique renforcera les institutions indépendantes de la société. L’expérience de l’exercice d’un pouvoir efficace ne s’oublie pas facilement. Le savoir-faire et l’habileté acquis dans la lutte rendent la population moins sujette à des tentatives de nouvelle dictature. Ce réajustement des relations de pouvoir rend alors plus probable l’installation d’une société démocratique durable.

III. L’assistance extérieure

Lors de la préparation de la stratégie globale, il faut évaluer les rôles respectifs de la résistance interne et des pressions externes pour désintégrer la dictature. Nous avons expliqué que les forces essentielles de la lutte devaient provenir de l’intérieur même du pays. S’il devait arriver une aide internationale, celle-ci ne pourrait être stimulée que par la résistance interne.

De modestes gains pourront être obtenus en mobilisant l’opinion publique mondiale contre la dictature, avec des arguments humanitaires, moraux et religieux. D’autres actions peuvent être menées pour obtenir des gouvernements ou des organisations internationales la mise en place de sanctions diplomatiques, politiques et économiques contre la dictature. Celles-ci peuvent prendre la forme d’embargos économiques ou militaires sur les armes, de réduction du niveau de reconnaissance diplomatique, de rupture des relations diplomatiques, de cessation d’assistance économique, d’interdiction d’investissement dans le pays dictatorial, d’expulsion du gouvernement dictatorial de diverses organisations internationales et des organes des Nations Unies. De plus, une assistance internationale, financière ou prenant la forme d’aide dans le domaine de la communication peut être fournie directement aux forces démocratiques.

IV. La formulation d’une stratégie globale

Après évaluation de la situation, des moyens choisis et du rôle de l’assistance extérieure, les stratèges devront esquisser dans les grandes lignes la meilleure manière de conduire les opérations. Ce large plan doit partir du présent et aller jusqu’à la libération future et la mise en place d’un système démocratique. Les stratèges devront se poser de nombreuses questions. Les questions suivantes ont trait (de manière plus précise que nous ne l’avons vu précédemment) aux considérations requises pour définir une stratégie globale pour une lutte de défiance politique :

Comment pourrait commencer au mieux ce long combat ? Comment donner à la population opprimée une confiance en soi et une force suffisantes pour affronter la dictature, même initialement de manière limitée ? Comment pourrait augmenter progressivement avec le temps et l’expérience, la capacité de la population à appliquer la défiance politique et la non-coopération ? Quels pourraient être les objectifs d’une série de campagnes limitées visant à rétablir un contrôle démocratique sur la société et à limiter l’emprise de la dictature ?

Existe-t-il des institutions indépendantes qui ont survécu à la dictature et qui pourraient être utilisées dans le combat pour la liberté ? Quelles sont les institutions de la société qui pourraient être soustraites du contrôle du dictateur, ou qui pourraient être créées par les démocrates en vue de répondre à leurs besoins et d’établir des sphères de démocratie alors même que la dictature est toujours en place ?

Comment développer les capacités organisationnelles de la résistance? Comment former des participants ? Quels moyens (financiers, logistiques, etc.) seront nécessaires tout au long de la lutte ? Quelle symbolique sera la plus à même de mobiliser la population ?

Par quelles sortes d’actions et suivant quelles étapes pourra-t-on graduellement affaiblir puis tarir les sources du pouvoir des dictateurs ? Comment la population résistante pourra-t-elle à la fois persister dans sa défiance et maintenir la discipline nonviolente indispensable ? Comment la société pourra-t-elle continuer à faire face à ses besoins élémentaires durant la période de lutte ? Comment maintenir l’ordre social durant cette période ? Lorsqu’on approchera de la victoire, comment la résistance pourra-t-elle construire les bases institutionnelles de la nouvelle société afin que la transition soit aussi douce que possible ?

Il faut rappeler qu’il n’existe pas et qu’il ne saurait y avoir un seul plan stratégique commun à tous les mouvements de libération contre les dictatures. Chaque combat pour abattre une dictature et établir un système démocratique est différent. Il n’y a pas deux situations identiques, chaque dictature a ses propres caractéristiques et les capacités des populations en quête de liberté varient. Les stratèges en charge de la stratégie globale pour une lutte de défiance politique auront besoin d’une profonde compréhension, non seulement de la situation particulière du conflit mais aussi des moyens de combat choisis.

Une fois la stratégie globale bien planifiée, il est judicieux de la faire largement connaître. Les personnes appelées à participer en grand nombre seront d’autant plus motivées et capables d’agir qu’elles auront compris les idées générales et les instructions spécifiques. Cette connaissance peut avoir un effet très positif sur le moral, la volonté de participer et d’agir de manière appropriée. Dans tous les cas, le schéma général de la stratégie globale sera connu des dictateurs et cela peut les conduire à réduire la brutalité de leur répression, sachant que celle-ci peut se retourner politiquement contre eux. La connaissance des caractéristiques particulières de la stratégie globale peut aussi contribuer à susciter des dissensions et des défections dans le propre camp des dictateurs.

Une fois que le plan de stratégie globale pour abattre la dictature et établir un système démocratique est adopté, il est important pour les groupes démocrates de persister dans sa mise en œuvre. Ce n’est qu’en de très rares circonstances qu’il conviendra de se départir de cette stratégie initiale. S’il devient flagrant que la stratégie globale choisie est erronée, ou que les circonstances de la lutte ont changé fondamentalement, les stratèges peuvent être conduits à la modifier. Même alors, ceci ne doit être fait qu’après une réévaluation de la situation et la mise au point et l’adoption d’une nouvelle stratégie globale.

V. Planification des campagnes stratégiques

La stratégie globale mise au point pour abattre la dictature et instaurer la démocratie, si sage et prometteuse soit-elle, ne va pas s’engager toute seule. Des stratégies particulières devront être développées pour encadrer des campagnes importantes qui visent à saper les fondements du pouvoir du dictateur. Ces stratégies vont elles-mêmes incorporer et définir un choix d’engagements tactiques qui viseront à frapper le régime de coups décisifs. Les tactiques et les méthodes d’action doivent être choisies avec soin afin qu’elles contribuent à réaliser les objectifs de chaque stratégie particulière. Ici, la discussion se situe uniquement au niveau de la stratégie.

Les stratèges qui planifient les campagnes ont besoin, comme ceux en charge de la stratégie globale, d’une compréhension profonde de la nature et des modes opératoires de la technique choisie pour la lutte. De même que les officiers de l’armée doivent comprendre les structures des forces, la tactique, la logistique, les problèmes liés aux munitions, les effets de la géographie, etc. afin d’élaborer la stratégie militaire, les stratèges de la défiance politique doivent comprendre la nature et les principes stratégiques de la lutte nonviolente. Même alors, la connaissance de ce type de lutte, l’attention aux recommandations de ce livre et les réponses aux questions ici posées ne suffiront pas elles-mêmes à produire les stratégies pour le combat. Celles-ci requièrent encore une créativité informée.

En planifiant les stratégies pour les campagnes spécifiques et sélectives de résistance, et toujours dans l’esprit d’un combat de libération à long terme, les stratèges de la défiance politique devront considérer différents enjeux et problèmes. En voici certains, parmi d’autres :

  • Déterminer les objectifs spécifiques de la campagne et leur contribution au développement de la stratégie globale.

  • Réfléchir aux méthodes et aux armes politiques qui peuvent être utilisées pour appliquer au mieux les stratégies retenues. À l’intérieur de chaque grand plan pour une campagne stratégique particulière, il faudra déterminer quels plans tactiques moins importants, impliquant l’emploi de méthodes d’actions spécifiques, pourraient être utilisés pour faire pression sur les sources du pouvoir de la dictature et ainsi les réduire. Il faut garder à l’esprit que le fait d’atteindre des objectifs majeurs n’est que le résultat de petits pas distincts, soigneusement choisis et effectués.

  • Déterminer si, ou bien comment, les questions économiques doivent être rattachées à une lutte essentiellement politique. Si elles sont prépondérantes, il faudra veiller à ce que les griefs économiques trouvent une issue à la fin de la dictature. Sinon, la désillusion et le mécontentement s’installeront si des solutions rapides ne sont pas trouvées durant la période de transition démocratique. Une telle désillusion faciliterait le retour de forces dictatoriales promettant la fin des problèmes économiques.

  • Déterminer à l’avance le type de structure de commandement et de système de communication qui sera le plus à même d’initier la lutte. Quels processus de prise de décision et de communication seront mis en place au cours du combat afin de guider constamment les résistants et la population en général?

  • Prévoir les formes des médias d’information de la résistance en direction de la population, des forces du dictateur et de la presse internationale. Les déclarations et les reportages doivent être strictement basés sur des faits. Les exagérations et les déclarations sans fondement mineraient la crédibilité de la résistance.

  • Planifier, afin de donner au peuple confiance en lui-même, des activités constructives de nature sociale, éducative, économique et politique, qui satisfont les besoins du peuple pendant la durée du conflit. De tels projets peuvent être menés par des personnes qui ne sont pas engagées directement dans les activités de résistance.

  • Déterminer à l’avance le genre d’assistance extérieure qui serait souhaitable pour soutenir telle ou telle campagne particulière ou la lutte générale de libération. Comment mobiliser et utiliser au mieux l’aide extérieure sans dépendre de facteurs externes instables ? Il faut prêter attention à des groupes extérieurs qui peuvent être susceptibles d’aider le mouvement et de mener une action appropriée, comme les organisations non gouvernementales (mouvements sociaux, groupes religieux ou politiques, syndicats ouvriers, etc.), les gouvernements et / ou les Nations Unies et ses différents corps.

De plus, les stratèges de la résistance doivent prendre des mesures pour maintenir l’ordre et faire face par leurs propres moyens à des besoins sociaux durant la phase de résistance de masse contre les contrôles dictatoriaux. Cela contribuera non seulement à créer des structures alternatives démocratiques et indépendantes et à satisfaire des besoins réels, mais réduira du même coup la crédibilité des prétentions à la répression brutale pour mettre fin au désordre et à l’anarchie.

VI. Propager l’idée de non-coopération

Pour assurer le succès de la défiance politique contre une dictature, il est essentiel que la population saisisse la notion de non-coopération. Comme le montre l’histoire du « Maître singe » (chapitre trois), l’idée de base est simple : si un nombre suffisant de subordonnés refusent de coopérer pendant suffisamment longtemps malgré la répression, le système oppressif s’affaiblit et, finalement, s’effondre.

Les peuples qui vivent sous une dictature sont peut-être déjà familiarisés par différentes sources avec ce concept. Malgré cela, les forces démocratiques doivent délibérément propager et populariser le concept de non-coopération. L’histoire du Maître singe, ou une autre similaire, pourrait se répandre dans la société. Elle est facile à comprendre. Une fois saisi le concept général de non-coopération, les gens seront à même de comprendre la pertinence des futurs appels à la non-coopération avec la dictature. Ils seront aussi en mesure d’improviser une myriade de formes spécifiques de non-coopération dans des situations nouvelles.

Malgré les difficultés et dangers inhérents à la communication d’idées, de nouvelles et d’instructions pour la résistance en période de dictature, les démocrates ont maintes fois prouvé que ces activités étaient possibles. Même sous les régimes nazis et communistes, il fut possible pour les résistants de communiquer, non seulement avec d’autres individus mais avec le grand public par la production de journaux illégaux, de pamphlets, de livres et, plus récemment, de cassettes audio et vidéo.

Grâce au plan stratégique préalable, les instructions générales pour la résistance peuvent être préparées et propagées. Elles peuvent indiquer les cas dans lesquels la population doit protester et refuser de coopérer, et comment cela pourrait se faire. Ainsi, même si les communications en provenance des dirigeants démocrates sont rompues et si des instructions spécifiques n’ont pas été données ou reçues, la population saura comment agir sur certains points importants. De telles idées directrices la rendront plus à même de détecter d’éventuelles contrefaçons « d’instructions de l’opposition » propagées par la police politique afin de pousser la résistance à mener des actions qui la discréditent.

VII. Répressions et contre-mesures

Les programmateurs de la stratégie doivent évaluer les réponses et répressions probables, en particulier les seuils au-delà desquels se déchaîne la violence de la dictature. Il sera nécessaire de savoir comment supporter, neutraliser ou éviter cette possible répression sans se soumettre. Dans certains cas particuliers, une bonne tactique serait de prévenir la population et les résistants de la possibilité de la répression afin qu’ils connaissent les risques de leur participation. Si la répression risque d’être sérieuse, il faut avoir prévu une assistance médicale pour les résistants blessés.

En anticipant la répression, les stratèges ont intérêt à envisager des tactiques et méthodes qui permettront d’atteindre les buts spécifiques de la campagne, ou la libération, tout en réduisant la probabilité ou la possibilité pratique d’une répression brutale. Des manifestations et parades de rue contre des dictatures extrêmes peuvent être dramatiques, elles mettent en jeu la vie de milliers de manifestants. Le prix élevé payé par les manifestants peut parfois avoir moins d’impact sur la dictature que si les participants avaient choisi de rester chez eux, de faire une grève ou de participer à un mouvement de non-coopération de fonctionnaires.

Si, pour des raisons stratégiques, on en vient à proposer une action de résistance provocatrice susceptible d’occasionner de lourdes pertes, il s’agira de peser le prix des propositions et les gains possibles. Les populations et les résistants seront-ils capables de maintenir leur attitude nonviolente et disciplinée lors du déroulement de la lutte ? Pourront-ils résister aux provocations visant à les faire basculer dans l’action violente ? Les stratèges devront réfléchir aux mesures à prendre pour assurer la discipline nonviolente et maintenir la résistance en dépit des brutalités. Est-ce que des gestes tels que des promesses, des déclarations de politique, la diffusion de tracts appelant à la discipline, la mise en place de services d’ordre lors de manifestations, de boycotts de personnes et de groupes favorables à la violence seront possibles et efficaces ? Les dirigeants devront toujours être à l’affût des agents provocateurs ayant pour mission d’inciter les manifestants à la violence.

VIII. L’adhésion au plan stratégique

Lorsqu’un solide plan stratégique est en place, les forces démocratiques ne doivent pas se laisser distraire par des actes mineurs du dictateur, qui tentera de les éloigner de la stratégie globale ou d’une stratégie particulière en les poussant à se concentrer sur des questions sans importance. De même, les forces démocratiques ne doivent pas s’attarder sur des émotions passagères qui pourraient être causées par de nouvelles atrocités de la dictature, et qui risqueraient de les distraire de la poursuite de leurs stratégies. Ces brutalités peuvent avoir été perpétrées précisément pour inciter les démocrates à abandonner leur plan bien conçu et à commettre des actes violents afin que les dictateurs puissent plus facilement les vaincre.

Tant que les analyses de base sont jugées pertinentes, la tâche des forces démocratiques est de faire monter la pression étape par étape. Bien sûr, des changements de tactiques et d’objectifs intermédiaires adviendront, et les bons dirigeants sauront toujours exploiter les opportunités. Cependant, ces réajustements ne doivent pas être confondus avec les objectifs de la stratégie globale ou les objectifs d’une campagne spécifique : pour ces derniers, la poursuite soigneuse de leur mise en œuvre contribuera grandement au succès.

Chapitre 8 : Application de la défiance politique

Dans les situations où les gens se sentent impuissants et effrayés, il est important que les tâches qui leur sont initialement confiées présentent peu de risques, leur apparaissent constructives et les mettent en confiance. Ce genre d’actions – par exemple porter des vêtements de manière inhabituelle – donne au public l’occasion de marquer sa différence d’opinion et de participer de manière significative à des actes de dissidence. Dans d’autres cas, un sujet non politique et apparemment mineur – comme assurer la sécurité d’approvisionnement en eau – peut devenir le point de fixation des actions d’un groupe. Les stratèges doivent choisir une cause dont les mérites seront largement reconnus et difficiles à rejeter. Le succès de telles campagnes limitées devrait non seulement résoudre un problème, mais aussi convaincre la population qu’elle possède un vrai pouvoir.

La plupart des stratégies de campagnes à long terme ne doivent pas viser à la chute rapide de la dictature mais plutôt à atteindre des objectifs limités. De même, toutes les campagnes ne nécessitent pas la participation de toute la population.

En réfléchissant à la série de campagnes qui constituent la stratégie globale, les stratèges de la défiance politique doivent examiner comment les campagnes – au début, au milieu et près de leur conclusion – diffèrent les unes des autres.

I. La résistance sélective

Lors des premières étapes de la lutte, des campagnes séparées avec différents objectifs spécifiques peuvent être très utiles. De telles campagnes sélectives peuvent se succéder. Parfois, deux ou trois peuvent se dérouler simultanément.

En planifiant une stratégie de « résistance sélective », il est nécessaire d’identifier des questions ou des griefs qui symbolisent l’oppression générale de la dictature. De telles questions peuvent devenir les cibles appropriées pour des campagnes qui permettront de gagner des objectifs stratégiques intermédiaires, s’insérant bien sûr dans la stratégie globale.

Ces objectifs stratégiques intermédiaires doivent être réalisables, donc être dans les possibilités actuelles ou futures des forces démocratiques. Cela permet d’assurer une série de victoires bonnes pour le moral, et contribue aussi à des changements progressifs dans les relations de pouvoir, profitables pour le combat à venir.

Les stratégies de résistance sélective devraient se concentrer essentiellement sur des questions spécifiques d’ordre social, économique ou politique. Elles peuvent être choisies en vue de maintenir une part du système social et politique hors du contrôle du dictateur, afin de regagner des parts actuellement sous son contrôle, ou encore afin de l’empêcher d’atteindre un objectif particulier. Si possible, comme nous l’avons déjà dit, la campagne de résistance sélective devrait aussi frapper un ou plusieurs points faibles de la dictature. Ainsi, les démocrates auront le meilleur impact possible compte tenu de leurs moyens.

Les stratèges doivent planifier très tôt les stratégies pour leur première campagne. Quels seront ses objectifs limités ? Comment contribueront-ils à la réalisation de la stratégie globale retenue ? Si possible, il est sage de formuler aussi les grandes lignes des stratégies pour la deuxième et, éventuellement, la troisième campagne. Toutes ces stratégies devront mettre en œuvre la stratégie globale et opérer selon ses lignes directrices.

II. Le défi symbolique

Au début d’une campagne visant à saper les fondements d’une dictature, les premières actions spécifiquement politiques peuvent avoir une portée limitée. Elles sont destinées, en partie, à tester et influencer les intentions de la population, et à la préparer à continuer la lutte par la non-coopération et la défiance politique.

L’action initiale peut prendre la forme d’une protestation symbolique ou d’un acte symbolique de non-coopération, limité ou temporaire. S’il y a peu de volontaires pour agir, le premier acte peut consister par exemple à mettre des fleurs à un emplacement symbolique. Par contre, si le nombre de volontaires est très important, on peut observer une pause de cinq minutes dans toutes les activités ou pratiquer plusieurs minutes de silence. En d’autres circonstances, quelques individus pourraient entreprendre une grève de la faim, une veillée à un endroit d’importance symbolique, un bref boycott des cours par les étudiants ou un sit-in temporaire dans un bureau important. Sous une dictature, ces actions plutôt agressives rencontreraient probablement une répression sévère.

Certains actes symboliques, tels qu’une occupation physique devant le palais du dictateur ou le siège de la police politique, peuvent entraîner un grand risque et ne sont pas recommandées pour démarrer une campagne.

Les actions initiales de protestation symbolique ont parfois attiré une large attention nationale et internationale, comme ce fut le cas des manifestations de rue en Birmanie en 1988, ou de l’occupation étudiante et de la grève de la faim sur la place Tienanmen à Pékin en 1989. Les pertes importantes des manifestants dans ces deux cas montrent bien qu’il est impératif pour les stratèges de prendre soin de planifier les campagnes. Bien qu’elles aient un formidable impact moral et psychologique, de telles actions ne suffisent pas pour abattre une dictature. Elles demeurent largement symboliques et ne changent rien à la position du pouvoir dictatorial.

Il est rarement possible de couper les dictateurs de leurs sources de pouvoir complètement et rapidement dès le début de la lutte. En pratique, cela reviendrait à demander à la totalité de la population et à presque toutes les institutions de la société – qui avaient été jusque là largement soumises – de rejeter définitivement le régime dans son ensemble et de le défier subitement par une non coopération forte et massive. Cela ne s’est jamais vu et serait très difficile à réaliser. Donc, dans la plupart des cas, une campagne rapide de non coopération et de défiance totale serait une stratégie irréaliste pour une première phase.

III. Distribuer la responsabilité de la lutte

Lors d’une campagne de résistance sélective, le poids de la lutte est normalement supporté par une ou plusieurs sections de la population. Lors de la campagne suivante, avec un autre objectif, le fardeau de la lutte est déplacé vers d’autres groupes de population. Par exemple, des étudiants peuvent mener des grèves concernant des questions d’éducation, des dirigeants religieux et des croyants peuvent se concentrer sur une affaire liée à la liberté religieuse. Parallèlement, les cheminots peuvent se mettre à obéir scrupuleusement aux règles de sécurité afin de ralentir tout le système de transport. Des journalistes peuvent défier la censure en laissant des espaces vides là où des articles interdits auraient dû apparaître. Des policiers peuvent à plusieurs reprises rater la localisation et l’arrestation de membres recherchés de l’opposition démocratique. En échelonnant les campagnes par types de problèmes et par groupes de population, on permet à des segments de population de se reposer alors que la résistance continue.

La résistance sélective est tout spécialement importante pour défendre l’existence et l’autonomie des groupes et des institutions politiques, économiques et sociaux indépendants hors du contrôle de la dictature. Leur importance a été discutée précédemment. Ces centres de pouvoir fournissent les bases institutionnelles à partir desquelles la population peut faire pression ou résister aux contrôles de la dictature. Durant la lutte, ils risquent d’être parmi les premières cibles de la dictature.

IV. Viser le pouvoir du dictateur

Tandis que la lutte à long terme se développe au-delà des stratégies initiales vers des étapes plus avancées et plus ambitieuses, les stratèges doivent calculer la manière de restreindre encore les sources de pouvoir des dictateurs. Le but est de se servir de la noncoopération populaire pour créer une nouvelle situation stratégique plus avantageuse pour les forces démocratiques.

Alors que les forces de la résistance démocratique deviennent de plus en plus puissantes, les programmateurs mettent en place des stratégies de noncoopération et de défiance politique plus ambitieuses qui permettent de tarir plus encore les sources de pouvoir de la dictature. Le but est de créer une paralysie politique croissante et, finalement, de désintégrer de la dictature elle-même.

Il est nécessaire de planifier avec soin la manière dont les forces démocratiques peuvent affaiblir le soutien que des gens et des groupes offraient jusque-là à la dictature. Ce soutien sera-t-il réduit par la révélation des brutalités perpétrées par le régime, par la révélation des conséquences économiques désastreuses de la politique du dictateur ou par la prise de conscience de la possibilité de mettre fin à la dictature ? Ceux qui soutiennent la dictature devraient au moins être incités à se montrer « neutres », ou même, de préférence, à devenir des soutiens actifs du mouvement pour la démocratie.

Tout en planifiant et en exécutant la défiance politique et la noncoopération, il est très important d’étudier de près les principaux supporters et aides du dictateur, y compris les services secrets, le parti politique, la police, les administrations, mais tout spécialement l’armée.

Le degré de loyauté au dictateur des forces militaires, des soldats et des officiers, doit être soigneusement évalué. Quelle est leur sensibilité aux idées des forces démocratiques ? Y aurait-il chez les soldats de base des conscrits malheureux ou effrayés ? Des soldats et officiers se sentiraient-ils assujettis par le régime pour des raisons personnelles, familiales ou politiques ? Quels autres facteurs pourraient rendre les soldats et officiers vulnérables à la subversion démocratique ?

Très tôt dans la lutte pour la libération, il s’agit de développer une stratégie qui permette de communiquer avec les troupes et les fonctionnaires du dictateur. Par des mots, des symboles et des actes, les forces démocratiques peuvent informer les troupes que la lutte pour la libération sera vigoureuse, déterminée et durable. Les militaires doivent savoir que la lutte aura un caractère spécial, qu’elle sera destinée à miner la dictature mais qu’elle ne menacera pas leurs vies. Ces efforts visent à miner à la longue le moral des troupes du dictateur et en fin de compte à subvertir leur loyauté et leur obéissance au profit du mouvement démocratique. Des stratégies similaires peuvent viser la police et les fonctionnaires.

Il ne faudrait pas que les tentatives pour gagner la sympathie et inciter à la désobéissance dans les rangs du dictateur soient interprétées comme un encouragement adressé aux forces armées à renverser rapidement la dictature par une action militaire. Ce scénario ne conduirait probablement pas à une démocratie qui fonctionne. Comme nous l’avons dit, un coup d’État ne corrige guère le déséquilibre des relations de pouvoir entre le peuple et les dirigeants. Il sera donc nécessaire de prévoir la manière de faire comprendre aux militaires sympathisants que ni un coup d’État militaire, ni une guerre civile contre le dictateur n’est requis ni souhaitable.

Des officiers sympathisants peuvent jouer un rôle vital dans la lutte démocratique, comme répandre la désaffection et la noncoopération parmi les forces militaires, encourager des inefficacités délibérées, et soutenir la décision d’ignorer discrètement des ordres et de refuser de poursuivre la répression. Le personnel militaire peut aussi offrir différentes formes d’assistance nonviolente au mouvement démocratique, comme la possibilité de se déplacer en sécurité, mais aussi des informations, du ravitaillement, de l’approvisionnement médical, etc.

L’armée est l’une des plus importantes sources de pouvoir des dictateurs parce qu’elle peut utiliser ses unités militaires disciplinées et ses armes directement pour attaquer et punir une population désobéissante. Les stratèges de la défiance politique doivent se souvenir qu’il sera extraordinairement difficile, sinon impossible, de désintégrer la dictature si la police, les fonctionnaires et les forces militaires soutiennent pleinement le régime, en obéissant et en exécutant ses ordres. Les stratégies visant à réduire la loyauté des forces du dictateur devraient donc être considérées par les stratèges démocrates comme une priorité.

Les forces démocratiques doivent cependant se rappeler que la désaffection et la désobéissance au sein des forces militaires ou de la police sont hautement dangereuses pour leurs membres. Les soldats et les policiers peuvent s’attendre à des sanctions sévères pour la moindre désobéissance et même à l’exécution en cas de mutinerie. Il ne faut donc pas leur demander de se mutiner trop tôt. Par contre, si la communication est possible, il faut expliquer clairement qu’il existe une multitude de formes de « désobéissance déguisée », relativement sans danger et praticables dès le début. Par exemple, la police et la troupe peuvent suivre les instructions de répression de manière inefficace, rater la localisation de personnes, prévenir des résistants d’imminentes répressions, d’arrestations ou de déportations, ou encore négliger de communiquer une information importante à leurs officiers supérieurs. Des officiers protestataires peuvent négliger de transmettre des ordres de répression vers le bas de la chaîne de commandement. Des soldats peuvent tirer au-dessus de la tête de manifestants. De même, les fonctionnaires peuvent perdre des dossiers et des instructions, travailler de manière inefficace et se déclarer « malades » au point d’avoir besoin de rester chez eux jusqu’à leur « guérison ».

V. Changements de stratégie

Les stratèges de la défiance politique devront sans cesse évaluer la mise en œuvre de la stratégie globale et des stratégies de campagnes spécifiques. Il est possible, par exemple, que la lutte ne se passe pas aussi bien que prévu. Dans ce cas, il sera nécessaire de définir des changements stratégiques qui pourraient être requis. Qu’est-ce qui peut être fait pour augmenter la force du mouvement et reprendre l’initiative? Dans une telle situation, il sera nécessaire d’identifier le problème, de faire une réévaluation stratégique et peut-être de confier le fardeau de la lutte à un autre groupe de la population, de mobiliser des sources de pouvoir supplémentaires et de développer de nouveaux axes d’actions. Lorsque cela sera fait, le nouveau plan devra être mis en œuvre immédiatement.

À l’inverse, si la lutte s’est déroulée mieux que prévu et si la dictature commence à s’effondrer plus vite qu’on ne s’y attendait, la question sera de savoir comment les forces démocratiques pourront capitaliser sur ces gains inattendus et se mettre en position de paralyser le dictateur. Nous l’étudierons au chapitre suivant.

Chapitre 9 : La désintégration de la dictature

Les effets cumulés de campagnes de défiance politique bien menées et victorieuses renforceront progressivement la résistance en augmentant le nombre des domaines de la société dans lesquels la dictature rencontre des obstacles à l’exercice de son contrôle. Ces campagnes fourniront aussi une expérience importante des manières de refuser la coopération et d’utiliser la défiance politique. Cette expérience sera d’un grand secours lorsque viendra le temps de la non-coopération et de la défiance à grande échelle.

Au chapitre trois, nous avons vu que l’obéissance, la coopération et la soumission étaient essentielles pour que les dictatures soient puissantes. Sans accès aux sources de pouvoir politique, le pouvoir du dictateur s’affaiblit et finalement se dissout. Les lui retirer est donc la principale action requise pour désintégrer une dictature. Il serait utile de passer en revue la manière dont les sources de pouvoir peuvent être affectées par la défiance politique.

Des actes symboliques de répudiation et de défiance sont au nombre des moyens disponibles pour miner l’autorité politique et morale du régime, sa légitimité. Plus grande est l’autorité du régime, plus grandes et plus fiables seront l’obéissance et la coopération dont il bénéficiera. La désapprobation morale doit s’exprimer par des actions afin de menacer réellement l’existence de la dictature. La rupture des relations de coopération et d’obéissance est nécessaire pour couper la disponibilité des sources du pouvoir du régime.

La seconde source importante du pouvoir se situe dans les ressources humaines, c’est le nombre et l’importance des personnes et groupes qui obéissent, assistent ou coopèrent avec les dirigeants. Si la non-coopération est pratiquée par de larges parts de la population, le régime sera en grande difficulté. Par exemple si les fonctionnaires ne travaillent plus aussi efficacement qu’en temps normal, ou même restent chez eux, l’appareil administratif sera gravement atteint.

De même, si parmi les personnes et groupes qui refusent de coopérer on trouve ceux qui fournissaient auparavant des compétences et connaissances spécialisées, alors les dictateurs verront leur capacité d’imposer leur volonté sérieusement réduite. Il se pourrait même qu’ils perdent leur capacité à être bien informés avant de prendre des décisions et à développer des politiques efficaces.

Si l’on affaiblit ou retourne au profit des démocrates les influences psychologiques et idéologiques – appelées facteurs intangibles – qui normalement conduisent les gens à obéir ou assister les dirigeants, la population aura tendance à désobéir et à ne plus coopérer.

L’accès des dictateurs aux ressources matérielles aussi affecte directement leur pouvoir. Lorsque des opposants réels ou potentiels au régime ont entre leurs mains les ressources financières, le système économique, la propriété, les ressources naturelles, les transports et les moyens de communication, une autre source majeure du pouvoir est vulnérable ou supprimée. Les grèves, les boycotts, et une plus grande autonomie de l’économie, des communications et des transports affaibliront le régime.

Comme nous l’avons vu, la capacité des dictateurs à menacer ou appliquer des sanctions – punitions contre les éléments agités, désobéissants et non coopératifs de la population – est une source centrale du pouvoir. Elle peut être affaiblie de deux manières. D’abord si la population est préparée, comme dans une guerre, à affronter des conséquences sérieuses et à payer le prix de la défiance, l’efficacité des sanctions disponibles sera fortement réduite (puisque la répression des dictateurs n’apportera pas de soumission). Deuxièmement, si la police et les forces militaires elles-mêmes se désolidarisent du régime, elles peuvent, individuellement ou massivement, ignorer ou carrément défier les ordres d’arrêter, de battre ou de tirer sur des résistants. Si les dictateurs ne peuvent plus compter sur la police et les forces militaires pour assurer la répression, leur système se trouvera fortement menacé.

En résumé, le succès contre une dictature bien établie et défendue exige le recours à la non-coopération et à la défiance, ceci afin de réduire puis de retirer les sources de pouvoir du régime. Sans une constante réalimentation des sources indispensables de son pouvoir, la dictature s’affaiblit et finalement se désintègre. Une planification stratégique, définie avec compétence, de la défiance politique contre des dictatures nécessite donc de cibler les sources de pouvoir les plus importantes des dictateurs.

I. L’escalade vers la liberté

Associée à la défiance politique lors de la phase de résistance sélective, la montée en puissance d’institutions sociales, économiques, culturelles ou politiques augmente progressivement « l’espace démocratique » de la société et réduit l’espace contrôlé par la dictature. En renforçant les institutions civiles face aux dictateurs, une société indépendante se construit hors de leur contrôle. Si la dictature intervient pour arrêter cette escalade vers la liberté, la lutte nonviolente peut alors être mise en œuvre pour défendre l’espace nouvellement gagné et la dictature devra faire face à un nouveau front de lutte.

À la longue, cette combinaison de résistance et de construction institutionnelle peut mener de facto à la liberté, par l’effondrement de la dictature et l’instauration formelle d’un système démocratique incontestable établi sur un changement fondamental des relations de pouvoir à l’intérieur de la société.

La Pologne des années 1970 et 1980 nous a donné l’exemple d’une réappropriation progressive des fonctions et des institutions par la résistance. L’église catholique avait été persécutée, mais n’avait jamais été soumise au contrôle total du communisme. En 1976, certains intellectuels et ouvriers avaient créé de petits groupes tels que le K.O.R. (Comité de défense des ouvriers) pour faire avancer leurs idées politiques. L’organisation du syndicat Solidarnosc, avec sa capacité à mener des grèves marquantes, imposa sa légalisation en 1980. Les paysans, les étudiants et de nombreux autres groupes créèrent leurs propres organisations indépendantes. Lorsque les communistes se rendirent compte que ces groupes avaient modifié les réalités du pouvoir, Solidarnosc fut à nouveau interdit et les communistes eurent recours à la force militaire.

Même sous la loi martiale, avec de nombreux emprisonnements et de dures persécutions, les nouvelles institutions sociales indépendantes continuèrent à fonctionner. Par exemple, des douzaines de journaux et magazines continuèrent à paraître. Des maisons d’édition illégales publièrent chaque année des centaines de livres, tandis que des écrivains célèbres boycottaient les publications communistes ainsi que les maisons d’édition du gouvernement. De telles activités continuèrent dans d’autres segments de la société.

Sous le régime militaire de Jaruzelski, le gouvernement militaro-communiste fut un moment décrit comme sautillant sur place au sommet de la société. Les officiels occupaient toujours les bureaux et bâtiments du gouvernement. Le régime pouvait toujours attaquer la société avec des punitions, des arrestations, des emprisonnements, des saisies de presses à imprimer, et d’autres actions semblables. Mais la dictature ne pouvait plus exercer de contrôle social. Dès lors, son renversement par la société n’était plus qu’une question de temps.

Même lorsque le régime occupe encore les positions gouvernementales, il est parfois possible d’organiser un « gouvernement parallèle » démocratique. Celui-ci opère alors de plus en plus comme un gouvernement rival qui reçoit de la population et des institutions de la société leur loyauté, leur complaisance et leur coopération. Par conséquent, la dictature est de plus en plus dépourvue de ces caractéristiques gouvernementales. Finalement, le gouvernement démocratique parallèle peut pleinement remplacer le régime dictatorial dans une transition vers un système démocratique. En temps voulu, une constitution sera adoptée et des élections assureront le changement.

II. La désintégration de la dictature

Tandis que s’effectue la transformation institutionnelle de la société, le mouvement de défiance et de non-coopération peut monter en puissance. Les stratèges des forces démocratiques doivent réfléchir très tôt à ce moment où les forces démocratiques peuvent aller au-delà de la résistance sélective et se lancer dans la défiance massive. Dans la plupart des cas, créer, construire et élargir les capacités de résistance prendra du temps. Le développement de la défiance de masse peut n’apparaître qu’après de nombreuses années. Durant cette période intérimaire, des campagnes de résistance sélectives doivent être lancées, visant des objectifs politiques de plus en plus importants. Des parts de plus en plus larges de la population, à tous les niveaux de la société, doivent s’engager. Si la défiance politique est déterminée et disciplinée pendant cette période d’escalade, les faiblesses internes de la dictature seront mises en évidence.

La combinaison d’une forte défiance politique et de la construction d’institutions indépendantes attirera probablement à la longue l’attention internationale en faveur des forces démocratiques. Cela peut conduire à des condamnations diplomatiques internationales, à des boycotts et à des embargos qui visent à soutenir les forces démocratiques (comme cela s’est produit en Pologne).

Les stratèges doivent être conscients que, dans certaines situations, l’effondrement de la dictature peut se réaliser très rapidement, comme en Allemagne de l’Est en 1989. Cela peut se produire lorsque les sources de pouvoir sont massivement coupées en raison du rejet de la dictature par toute la population. Ce schéma est cependant inhabituel et il vaut mieux planifier une lutte à long terme (tout en étant préparé à l’éventualité qu’elle soit courte).

Lors de la lutte pour la libération, les victoires, même quand elles ne concernent que des questions limitées, doivent être célébrées. Ceux qui ont remporté la victoire doivent être reconnus. Les célébrations, organisées de manière vigilante, contribuent à maintenir le moral nécessaire aux étapes futures de la lutte.

III. La gestion responsable du succès

Ceux qui planifient la stratégie globale doivent calculer à l’avance les manières possibles et préférables dont une lutte victorieuse devrait se conclure, ceci afin d’éviter l’émergence d’une nouvelle dictature et de garantir l’établissement progressif d’un système démocratique durable.

Les démocrates devraient réfléchir à la manière dont la transition de la dictature vers le gouvernement intérimaire devrait être gérée à l’issue de la lutte. Le moment venu, il serait souhaitable d’établir rapidement un nouveau gouvernement qui fonctionne. Mais il ne s’agit pas seulement de réinstaller l’ancien avec du personnel nouveau. Il importe de bien repérer les sections de l’ancienne structure (comme la police politique) qui doivent être supprimées à cause de leur caractère intrinsèquement antidémocratique, et celles qui peuvent être conservées et soumises plus tard à des efforts de démocratisation. Un vide gouvernemental total pourrait ouvrir la voie au chaos ou à une nouvelle dictature.

Il s’agit donc de déterminer à l’avance la politique à suivre concernant les officiels de haut rang de la dictature au moment de la désintégration du pouvoir. Par exemple, faut-il faire un procès aux dictateurs ? Peut-on les autoriser à quitter le pays définitivement ? Quelles autres options peuvent être compatibles avec la défiance politique, avec le besoin de reconstruction du pays et avec la nécessité de construire la démocratie après la victoire ? Le bain de sang doit être évité, car ses conséquences seraient dramatiques sur la solidité d’un futur système démocratique.

Au moment où la dictature s’affaiblit et s’écroule, des plans adaptés de transition vers la démocratie devraient être prêts à être mis en œuvre. De tels plans permettront d’éviter qu’un autre groupe ne s’accapare le pouvoir par un coup d’État. Des plans portant sur l’institution d’un gouvernement démocratique constitutionnel garantissant les pleines libertés individuelles et politiques sont nécessaires. Les changements durement acquis ne doivent pas être perdus faute de planification.

Confrontés au renforcement du pouvoir de la population et à l’indépendance croissante de groupes et institutions – que la dictature est incapable de contrôler – les dictateurs subiront la désagrégation de leur système. Des fermetures massives de la société, des grèves générales, des opérations massives de « rester chez soi », des marches de défiance et d’autres activités vont de plus en plus saper les fondements de l’organisation et des institutions des dictateurs. La conséquence de tels mouvements de défiance et de noncoopération, exécutés avec sagesse et participation massive et croissante, est que les dictateurs se trouvent impuissants et que les défenseurs de la démocratie triomphent, sans violence. La dictature alors se désintègre face à la population défiante.

Le succès n’est pas garanti, il n’est jamais aisé à obtenir et rarement rapide. Il faut garder à l’esprit qu’il y a autant de guerres perdues que de guerres gagnées. Néanmoins la défiance politique offre une réelle possibilité de victoire. Comme nous l’avons vu, celle-ci peut être rendue encore plus probable par le développement d’une stratégie globale judicieuse et d’un plan stratégique prudent, ainsi que par un dur labeur et une lutte courageuse et disciplinée.

Chapitre 10 : Les fondations d’une démocratie durable

La désintégration d’une dictature donne lieu, bien entendu, à une célébration importante. Ceux qui ont tant souffert et lutté durement méritent un temps de réjouissance, de détente et de reconnaissance. Ils doivent se sentir fiers d’eux-mêmes et de tous ceux qui ont combattu pour gagner la liberté politique. Tous n’auront pas survécu pour voir ce jour. Les vivants et les morts seront considérés comme des héros qui ont écrit l’histoire de la liberté dans leur pays.

Malheureusement, l’heure n’est pas au relâchement de la vigilance. Même si la désintégration de la dictature par la défiance politique s’est produite, des précautions s’imposent encore pour éviter qu’un nouveau régime oppressif ne naisse de la période de confusion qui suit l’effondrement de l’ancien. Les dirigeants des forces démocratiques doivent avoir déjà préparé une transition en bon ordre vers la démocratie. Les structures dictatoriales doivent être démantelées. Les bases constitutionnelles et légales ainsi que les standards de comportement attendus dans une démocratie durable doivent être mis en place.

Il ne faut pas croire que la chute d’une dictature signifiera l’apparition immédiate d’une société idéale. La désintégration de la dictature n’est qu’un point de départ, une condition à l’approfondissement de la liberté. Des efforts à long terme permettront d’améliorer la société et de faire face aux besoins des gens. Pendant de longues années, de sérieux problèmes politiques, économiques et sociaux continueront à se poser, leur résolution exigera la coopération de nombreux groupes et de quantité de personnes. Le nouveau système politique devrait fournir des opportunités à des gens ayant différents points de vue et souhaitant poursuivre un travail constructif par des politiques de développement qui répondent aux problèmes du futur.

I. La menace d’une nouvelle dictature

Aristote nous mettait déjà en garde : « …la tyrannie peut se transformer en tyrannie… ». L’Histoire le montre abondamment : en France (les Jacobins et Napoléon), en Russie (les Bolcheviques), en Iran (l’ayatollah Khomeini), en Birmanie (le SLORC) et ailleurs ; l’effondrement d’un régime oppressif sera vu par certains comme une occasion de se présenter comme les nouveaux maîtres. Les motifs peuvent varier, mais les résultats sont souvent les mêmes. Le contrôle de la nouvelle dictature peut même être encore plus cruel et complet que celui qui était exercé par l’ancienne.

Avant même l’effondrement de la dictature, des membres de l’ancien régime peuvent tenter de couper court à la lutte de défiance par la mise en scène d’un coup d’État sensé anticiper la victoire de la résistance populaire. Ils peuvent prétendre évincer la dictature mais ne chercher, en réalité, qu’à en imposer un modèle rénové.

II. Bloquer les coups d’État

Il existe certaines façons d’empêcher les coups d’État montés contre les intérêts de sociétés nouvellement libérées. Connaître à l’avance la capacité de défense de la population peut parfois être suffisant pour dissuader toute tentative. La préparation peut produire la prévention.

Immédiatement après le début du coup d’État, les putschistes réclament une légitimité, c’est-à-dire l’acceptation de leur droit moral et politique à gouverner. Le premier principe de la défense anti-coup d’État est donc de leur refuser toute légitimité.

Les putschistes ont aussi besoin que les dirigeants civils et la population les soutiennent, ou tout du moins se trouvent dans un état de confusion ou de passivité. Ils ont aussi besoin de la coopération de spécialistes et de conseillers, de bureaucrates et de fonctionnaires, d’administrateurs et de juges afin de consolider leur contrôle sur la société. Ils ont également besoin que la multitude des gens qui font fonctionner le système politique, les institutions sociales, l’économie, la police et les forces militaires soient soumis et s’acquittent de leurs fonctions habituelles modifiées selon les ordres des putschistes et suivant leurs politiques.

Le second principe de base de la défense contre un coup d’État est de résister aux putschistes par la non-coopération et la défiance. Il faut leur refuser toute forme de coopération et d’assistance dont ils peuvent avoir besoin. Les moyens de lutte mis en œuvre sont essentiellement les mêmes que ceux qui sont utilisés contre la dictature, mais, dans cette situation, on y a recours immédiatement. Si la légitimité et la coopération sont refusées, le coup d’État peut mourir de « famine politique » et la possibilité de construire une société démocratique se présente à nouveau.

III. Rédaction de la constitution

La mise en place du nouveau système démocratique passera par la rédaction d’une constitution qui établira la structure du gouvernement démocratique. Elle doit fixer les objectifs du gouvernement, les limites de son pouvoir, les moyens et les délais des élections par lesquelles les officiels et les législateurs seront choisis, les droits naturels du peuple et la relation du gouvernement national avec les niveaux inférieurs du pouvoir.

S’il veut rester démocratique, le gouvernement central doit établir un partage clair de l’autorité entre les secteurs législatifs, exécutifs et judiciaires. Il faut restreindre fortement les activités de la police, des forces militaires et des services de renseignement, de manière à prévenir toute ingérence politique.

Afin de préserver le système démocratique et de le mettre à l’abri des tendances et mesures dictatoriales, la constitution devrait établir un système fédéral qui donne des prérogatives significatives aux pouvoirs régionaux et locaux. Dans certaines situations, le système suisse des cantons peut être adapté : des territoires relativement petits disposent de droits importants tout en restant intégrés au pays.

Si, dans l’histoire récente du pays qui vient d’être libéré, il y a eu une constitution ayant plusieurs de ces caractéristiques, il pourrait être judicieux de simplement la restaurer et d’ajouter des amendements dans le sens souhaité. Si une telle constitution, ancienne mais convenable, n’existait pas, il peut être nécessaire d’utiliser une constitution provisoire. Dans ce cas, une nouvelle constitution devra être préparée. Cela demandera beaucoup de temps et de réflexion. La participation populaire à ce processus est souhaitable et nécessaire à la ratification d’un nouveau texte ou d’amendements. Il faut veiller à ne pas inclure dans la constitution des promesses qui se révèleraient impossibles à tenir, ou des clauses qui stipuleraient la mise en place d’un gouvernement hautement centralisé. Ces erreurs faciliteraient l’établissement d’une nouvelle dictature.

Les termes de la constitution doivent être aisément compréhensible par la majorité de la population. Une constitution ne devrait pas être si complexe et si ambiguë que seuls les juristes ou d’autres élites puissent prétendre la comprendre.

IV. Une politique de défense démocratique

Le pays libéré peut aussi avoir à faire face à des menaces étrangères qui appellent une capacité de défense. Le pays pourrait également être menacé par des tentations étrangères d’établir une domination économique, politique ou militaire.

Afin de maintenir la démocratie dans le pays, il importe aussi de prendre en considération l’application des principes de base de la défiance politique aux exigences de la défense nationale. En mettant la capacité de résistance directement dans les mains des citoyens, les pays nouvellement libérés peuvent faire l’économie d’une puissance militaire qui pourrait d’ailleurs menacer la démocratie ou nécessiter de vastes ressources économiques indispensables à d’autres projets.

Il faut garder à l’esprit que certains groupes ignoreront toutes les clauses constitutionnelles afin de promouvoir de nouveaux dictateurs. Il s’agira donc d’établir un processus de veille permanente qui permettra à la population d’appliquer la défiance politique et la non-coopération contre tout dictateur en devenir, et de préserver ainsi des structures démocratiques, des droits et des règles de procédure.

V. Une responsabilité méritoire

L’effet de la lutte nonviolente n’est pas seulement d’affaiblir et d’écarter les dictateurs mais aussi de donner du pouvoir aux opprimés. Cette technique permet à ceux qui, jadis, se sentaient réduits à l’état de pions ou de victimes de manier le pouvoir directement afin d’obtenir par leurs propres efforts plus de liberté et de justice. Cette expérience de la lutte a d’importantes conséquences psychologiques, elle augmente l’estime de soi et la confiance en soi de ceux qui étaient précédemment sans pouvoir.

Une importante conséquence positive à long terme de la lutte nonviolente pour l’émergence d’un gouvernement démocratique est que la société devient capable de faire face à ses problèmes actuels et futurs. Cela inclut, par exemple, les abus du gouvernement et la corruption, les mauvais traitements envers n’importe quel groupe, les injustices économiques et les limitations du niveau de développement démocratique garanti par le système politique. La population, ayant une expérience de la pratique de la défiance politique, est moins susceptible d’être vulnérable à de nouvelles dictatures.

Après la libération, la familiarité acquise avec la lutte nonviolente indiquera des moyens pour défendre la démocratie, les libertés civiles, les droits des minorités, les prérogatives des gouvernements locaux, régionaux et étatiques, et les institutions non gouvernementales. Ces moyens permettent aux personnes et aux groupes d’exprimer pacifiquement de fortes dissensions, si importantes parfois qu’en d’autres temps elles les auraient conduits au terrorisme ou à la guérilla.

Les réflexions évoquées dans cet examen de la défiance politique et de la lutte nonviolente sont censées venir en aide à toutes personnes ou groupes qui cherchent à libérer leur peuple de l’oppression d’une dictature et à établir un système démocratique durable qui respecte les libertés humaines et l’action du peuple pour améliorer la société.

Il y a trois conclusions majeures :

  • La libération du joug dictatorial est possible ;

  • La réflexion attentive et la planification stratégique sont indispensables pour y parvenir ; et

  • La vigilance, un dur travail et une lutte disciplinée, souvent payée au prix fort, sont nécessaires.

L’expression souvent citée « La liberté n’est pas gratuite » prend tout son sens. Aucune puissance extérieure ne viendra offrir au peuple opprimé la liberté tant désirée. Celui-ci devra apprendre à la saisir lui-même. Et c’est loin d’être facile.

Si les gens peuvent arriver à saisir ce qui est nécessaire à leur propre libération, ils peuvent établir un plan d’action qui, avec beaucoup de travail, puisse en fin de compte les amener à la liberté. Puis, avec assiduité, ils peuvent construire un nouvel ordre démocratique et préparer sa défense. La liberté acquise par une lutte de cette envergure peut être durable. Elle peut être maintenue par un peuple tenace, engagé dans sa préservation et son développement.

Notes

  • Tous les textes publiés ici appartiennent au domaine public, et peuvent être reproduits sans l’autorisation préalable de Gene Sharp. Mention d’origine et de l’Institution Albert Einstein appréciée.

  • De la dictature à la démocratie a initialement été publié à Bangkok en 1993 par le Comité pour la Restauration de la Démocratie en Birmanie, en association avec Khit Pyaing (The New Era Journal). Il a ensuite été traduit dans au moins vingt-huit langues et publié entre autres en Serbie, en Indonésie, en Thaïlande et aux États-Unis en version anglaise et espagnole.

  • Cette traduction a été assurée par Dora Atger avec la participation de Julien Goret et Will Travers. Publié à l’initiative de l’Ecole de la Paix de Grenoble.

  • Le lecteur de cette fiche se reportera utilement à notre dossier des « Résistances civiles de masse » www.irenees.net/fr/dossiers/dossier-199.html

Pour en savoir plus :

  • The Anti-Coup par Gene Sharp et Bruce Jenkins. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 2003.

  • On Strategic Nonviolent Conflict: Thinking About the Fundamentals par Robert L. Helvey. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 2002.

  • The Politics of Nonviolent Action (en 3 tomes) par Gene Sharp. Boston, MA: Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers, 1973.

  • Social Power and Political Freedom par Gene Sharp. Boston, MA: Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers, 1980.

  • Making Europe Unconquerable par Gene Sharp. Cambridge, MA: Ballinger Publishing Company, 1985.

  • There Are Realistic Alternatives par Gene Sharp. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 2003.

  • Waging Nonviolent Struggle: 20th Century Practice and 21st Century Potential par Gene Sharp. Boston, MA: Extending Horizons Books, Porter Sargent Publishers, 2005.

En français par le même auteur :

  • La guerre civilisée : la défense par actions civiles. Grenoble: Presses Universitaires de Grenoble, 1995 (traduction de Civilian-Based Defense. Princeton, NJ: Princeton University Press, 1990).

  • “L’abolition de la guerre, un but réaliste,” Cahiers de la non-violence - numéro 4, Montréal, 1991 (traduction de Making the Abolition of War a Realistic Goal. Boston, MA: The Albert Einstein Institution, 1980).

  • “Deux forces de dissuasion par défense à base civile,” dans Les stratégies civiles de défense, pages 47-66. St. Etienne: Alternatives Non Violentes, 1987.

  • “L’opposition à un coup d’État,” Miami / Port-au-Prince: Haïti en marche, 28 août, 1996, tome X, numéro 29.

  • “L’action nonviolente, meilleure stratégie pour les palestiniens,” dans Alternatives Non Violentes, numéro 70, mars 1989, pages 3-11. Interview avec Gene Sharp par Afif Safieh.

  • “A la recherche d’une solution au problème de la guerre,” dans Alternatives Non Violentes, numéro 39, décembre 1980, pages 3-16.

Et maintenant disponibles dans la présente collection :

  • L’anti-coup d’État (traduction de The Anti-Coup, 2003).

  • La force sans la violence (traduction de There Are Realistic Alternatives, 2003).