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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Paris, octobre 2008

Entretien avec Astrid FOSSIER

Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).

Irenees :

Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

Astrid Fossier :

Je travaille dans le domaine humanitaire, plus particulièrement dans la lutte contre le sida. J’ai passé de nombreuses années en Chine où je me suis rendue pour la première fois il y a onze ans. J’ai tout d’abord étudié le chinois à l’université du Sichuan, puis j’ai travaillé deux ans dans un consulat français et enfin plus d’un an en tant que coordinatrice d’un programme de prévention et de dépistage du VIH/sida dans une province centrale chinoise, avec l’ONG française Médecins du Monde.

J’ai eu l’occasion, au cours de ces années passées en Chine de m’intéresser plus particulièrement à deux questions : celle de l’émergence de la société civile chinoise et celle du conflit sino-tibétain.

Irenees :

Quelles sont les actions auxquelles vous participez ou que vous mettez en œuvre pour la construction de la paix ?

Astrid Fossier :

Mon travail pour la lutte contre le VIH/SIDA, et donc plus largement dans le domaine de la santé, peut être considéré comme une contribution à la construction de la paix, à tout le moins sociale. Effectivement, si la paix est un des déterminants majeurs de la santé considérée sous sa définition de bien-être physique, psychologique et sociale, la bonne santé d’une population est, elle aussi, un important facteur de paix.

Ma deuxième contribution serait, je pense, un travail que j’ai effectué sur l’essor de la société civile en Chine et dont je reste aujourd’hui très proche. Le développement d’une société civile forte dans ce pays-géant est selon moi un facteur de paix essentiel, tant au niveau national qu’international si l’on considère l’impact du développement de la Chine dans le monde.

A propos de la situation en Chine :

Irenees :

Avec plus de 1,3 milliards d’habitants, la Chine est le pays le plus peuplé au monde, le 3ème plus grand pays du monde et 56 « nationalités » différentes (définissant une identité ethnique et/ou culturelle, et non une nation au sens occidental du terme) y sont reconnues : comment parvenir à gérer de façon pacifique une telle diversité ?

Astrid Fossier :

Le gouvernement chinois reconnait 56 « nationalités » différentes vivant sur son territoire, parmi lesquelles en premier lieu les Han qui représentent 92 % de la population chinoise. Les 55 autres « nationalités » sont plus communément appelées « minorités » et définies comme des ensembles de citoyens chinois parlant une langue non-chinoise. Ainsi le gouvernement considère-t-il les Tibétains, Ouïgours, Kazakhs, Mongols, Miao, Dai, Yi, Yao, Zhuang etc… vivant sur son territoire et détenteurs de la citoyenneté chinoise comme des groupes ethniques minoritaires.

Dans son article 4 alinéa 1, la Constitution chinoise garantit l’égalité entre toutes les nationalités et protège les droits des minorités : « Toutes les nationalités de la République populaire de Chine sont égales. L’État protège les droits juridiques et les intérêts des nationalités minoritaires, et appuie et développe des relations d’égalité, d’unité et d’aide mutuelle entre les nationalités de Chine. La discrimination et l’oppression à l’égard d’une nationalité quelle qu’elle soit sont prohibées; toute action qui sape l’unité des nationalités ou qui encourage leur sécession est prohibée ».

Ceci étant dit, il est bien évident que l’application de ce texte n’est pas toujours clairement visible. La gestion des relations et du maintien de l’égalité entre les minorités et le groupe ethnique démographiquement majoritaire, les Han, est un réel défi pour les gouvernants chinois.

L’article de la Constitution cité précédemment révèle la principale crainte des autorités chinoises : la sécession, l’indépendantisme. Cette crainte concerne surtout deux minorités : les Tibétains et les Ouïgours, dont les territoires représentent plus de 40 % de la superficie totale de la Chine, concentrent d’importantes réserves en gaz et hydrocarbures et offrent au pays une ouverture géostratégique majeure vers l’Inde et l’Asie centrale.

Si les problèmes rencontrés par les minorités chinoises sont peu connus en occident, les informations sur la situation des droits de l’homme au Tibet et de la répression qui touche ce peuple montrent que la Chine n’est pas encore à même de gérer pacifiquement les tensions entre ses nationalités. Pour améliorer la situation, plusieurs changements dans la gouvernance chinoise sont nécessaires :

  • L’abandon des politiques de sédentarisation des nomades ;

  • L’arrêt de la confiscation de terres dans les régions autonomes à majorité non-Han ;

  • Le respect de la religion de chacun et la fin d’une politique agressive de domination culturelle Han.

Mais avant cela, peut-être le gouvernement chinois peut-il tout simplement agir dans le sens d’une réelle application de sa constitution avec l’appui et le développement de « relations d’égalité, d’unité et d’aide mutuelle entre les nationalités de Chine ».

Irenees :

La question des inégalités et de la redistribution des richesses est plus que jamais d’actualité en Chine : quelle est la place de la société civile dans la gestion de cette question ?

Astrid Fossier :

Selon une estimation de la Banque mondiale, le coefficient de Gini qui mesure les inégalités de revenu est passé de 0,16 à la fin des années 1970 à 0,47 en 2008, ce qui est bien plus élevé que dans la majorité des pays développés et loin des Objectifs du Millénaire pour le Développement auxquels la Chine a adhéré en 2000.

Je pense que la redistribution des richesses est d’abord un devoir des gouvernements avant d’être un domaine d’engagement de la société civile : mettre fin à l’indiscipline fiscale en Chine nécessite que le gouvernement se saisisse de la question. Il est toutefois évident que la société civile a un rôle à jouer, à la fois dans la dénonciation des inégalités et aussi comme force de proposition, mais la place qu’elle occupe à ce jour le lui permet-elle ?

En Chine, les acteurs de la société civile perçoivent leur rôle comme celui de conseil du gouvernement et non pas, à l’instar de beaucoup de pays occidentaux, comme une force d’opposition, voir un contre-pouvoir. Cette vision devrait donc a priori favoriser les relations de la société civile avec les dirigeants, seulement, pour proposer des solutions à un problème, il faut tout d’abord énoncer ce problème or le gouvernement chinois ne paraît pas prêt à faire face à ces critiques, quand bien même celles-ci sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus bruyantes, bien souvent relayées au niveau international. La preuve en est que les textes législatifs qui réglementent l’enregistrement des associations n’ont toujours pas évolué en dix ans. La majorité d’entre elles exerce donc dans l’illégalité ou sous couvert d’un statut d’entreprise.

La société civile chinoise qui me paraît tout à fait prête aujourd’hui à s’engager plus avant dans la lutte contre les inégalités, devra obtenir du gouvernement qu’il la considère comme un partenaire. C’est là une étape difficile à franchir.

Irenees :

Quels sont, selon vous, les principaux défis pour la construction de la paix en Chine ?

Astrid Fossier :

La liste des défis auxquels la Chine devra faire face à l’avenir est longue.

Elle doit tout d’abord renforcer l’Etat de droit et garantir les droits civiques grâce à l’instauration d’un système judiciaire fiable et accessible à l’ensemble des citoyens.

Au niveau économique, elle doit réguler sa croissance et améliorer la redistribution des richesses en luttant notamment contre l’indiscipline fiscale. Un très grand nombre d’entreprises chinoises ne paient à ce jour aucune cotisation, laissant leurs employés sans couverture sociale.

Au niveau social, le principal défi auquel la Chine devra faire face est le défi démographique : il y a vingt ans, le pays comptait quatre jeunes pour une personne âgée ; cette proportion s’inversera dans les deux ou trois décennies à venir…

Enfin, au niveau de l’environnement, la Chine devra affronter des problèmes écologiques majeurs et je crois d’ailleurs qu’elle abritera les premières vagues massives de réfugiés climatiques.

Mais je voudrais profiter de cet entretien pour aborder deux autres défis qui me paraissent primordiaux : la perte de valeurs chez la jeunesse chinoise et la corruption.

Les années Mao et la révolution culturelle qui les a ponctuées ont sapé les valeurs traditionnelles chinoises. La morale populaire a dû faire place aux préceptes révolutionnaires et, lorsque l’ouverture à l’économie de marché et à la société de consommation a détrôné la révolution, un vide est resté au niveau moral et spirituel.

La jeune génération actuelle n’a ni connu « l’ancien temps » et ses valeurs, ni vécu sous l’idéologie révolutionnaire, et de nombreux jeunes adultes déclarent manquer de repères. Encouragés par le gouvernement qui en a fait le nouvel opium du peuple, beaucoup d’entre eux ne voient leur place dans le monde qu’à travers la consommation. Cette course vers l’argent fait des ravages et pousse certains à faire fi de toute loi, de tout respect pour autrui et de tout sens du bien, pour simplement posséder, quel que soit ce qu’il y a à posséder. Et pourtant, on ressent chez cette même jeunesse un désir de sens qui a d’ailleurs probablement permis l’explosion en Chine des mouvements missionnaires chrétiens. Personnellement, je ne soutiens pas ces mouvements que j’ai malheureusement souvent vu prêcher une vision manichéenne et simpliste du monde et de l’ordre des choses, ce qui entraîne presque immédiatement chez les convertis une grande intolérance envers l’autre et ses croyances. Cependant, il est évident que l’absence totale de valeur chez toute une frange de la population et la seule croyance dans le pouvoir de l’argent risque à terme d’ébranler les fondements de la paix dans ce pays où les inégalités sont de plus en plus criantes.

La corruption est à mes yeux le deuxième grand problème qui fragilise la construction de la paix. La Chine est rongée par ce fléau, surtout au niveau local, ce qui représente non seulement un vol organisé des richesses du pays mais également un obstacle majeur à l’application des lois édictées par Pékin. Or la paix ne peut pas coexister avec la corruption. Je reprendrais ici les propos terriblement réalistes de Cheng Yinxiang qui, dans son ouvrage Dégel de l’intelligence en Chine, 1976-1989 évoque la responsabilité des intellectuels chinois face à la corruption : « La plus grande faute serait de faire preuve de la moindre indulgence, de la moindre complaisance à l’endroit d’une maladie qui affecte et menace de mort la planète entière, certes mais, sur cette planète, le monde chinois au plus haut point et sans doute plus que tous les autres, à l’heure actuelle à tout le moins, du haut en bas de l’échelle sociale : la maladie de la corruption, cette forme larvaire, insidieuse, invisible, mais supérieurement efficace de la maladie de l’oppression, de l’exploitation et de l’abêtissement de l’homme par l’homme." Sans une lutte réelle contre la corruption, aucune paix sociale ne sera réellement possible en Chine.

La Chine et le monde associatif :

Irenees :

En occident le monde associatif est considéré comme un mouvement de revendication sociale et le plaidoyer des ONG se situe dans un contexte politique légal et basé sur la confrontation : quel est le statut des associations en Chine et comment s’articulent les liens entre le monde associatif et l’appareil étatique ? Quelle est la marge de liberté d’expression et d’action pour le changement ?

Astrid Fossier :

La Chine abrite aujourd’hui 460,000 associations enregistrées légalement, plus d’un million d’autres non-enregistrées et environ un millier de fondations. Les associations se sont multipliées ces dernières années mais leur relation avec l’Etat reste compliquée.

Pourtant, modelée par le confucianisme, la pensée politique chinoise ne considère pas la société civile comme un relai public de la contestation sociale, mais plutôt comme un média entre la société et l’Etat favorisant l’élaboration d’une relation constructive entre les deux entités. Effectivement, la majorité des associations que j’ai rencontrées se voyait davantage comme des « conseillers du prince » que comme des « agitateurs de conscience ». Et pourtant, au début de l’année 2007 de nombreuses associations ont été fermées et un grand nombre d’activistes ont été assignés à résidence pendant les Jeux Olympiques. Pourquoi une relation si difficile ?

La Constitution chinoise garantit l’existence du monde associatif avec son article 35 : « Les citoyens de République populaire de Chine jouissent des libertés d’expression, de réunion, d’association, de manifestation et de la liberté de la presse », mais comme je vous l’ai indiqué précédemment, la législation de 1998 sur l’enregistrement des associations n’a toujours pas été modifiée et constitue un obstacle majeur à l’émergence d’une société civile dynamique.

Bien que le gouvernement chinois ait conscience de la nécessité d’une société civile à même de prendre en charge les domaines publics desquels il se désengage, les tensions sociales fortes, l’accroissement des inégalités et l’exaspération des Chinois face à la corruption de leurs dirigeants font craindre au parti communiste la multiplication de mouvements de revendications sociales organisées. C’est donc pour se prémunir contre cette organisation de la revendication que le gouvernement chinois restreint la liberté d’association.

Irenees :

D’après vous, dans quelle mesure les associations chinoises sont-elles des acteurs de paix sociale ?

Astrid Fossier :

Il y a plusieurs raisons. La première d’entre elle tient tout simplement à leurs activités, en cela très semblables à leurs consœurs occidentales car souvent tournées vers les populations marginalisées, comme les associations de soutien aux personnes handicapées ou celles venant en aide à ceux que l’on appelle les San Wu, les « trois riens », personnes sans papiers, sans toit, sans revenus.

La deuxième raison est qu’elles sont un révélateur d’évolutions sociales. Par exemple, la multiplication d’associations défendant les droits des homosexuels dans un pays où l’homosexualité est encore considérée par la majorité comme une maladie ou une déviance psychologique. Leurs prises de parole repoussent l’ignorance, voir la négation de certains individus ou groupes sociaux, et favorisent une plus grande tolérance sociale. Et si l’on considère la superficie de la Chine, la taille de sa population et le nombre, si restreint, d’années d’ouverture de ce pays au monde, je trouve que les progrès engendrés par ces associations ont été plutôt rapides !

La troisième raison est qu’elles permettent l’émergence d’une certaine forme de plaidoyer en Chine. Certes la dénonciation publique n’est pas encore monnaie courante mais certaines associations, et je pense surtout à celles œuvrant dans le domaine de l’écologie, savent être très bruyantes ! Le pouvoir chinois redoute d’ailleurs ces acteurs qui ont réussi à s’imposer sur la scène politique et comptent à leur actif quelques succès importants.

Enfin, je pense que c’est aussi la vision que cette société civile chinoise a d’elle-même, la façon dont elle se conçoit, qui fait d’elle un acteur de paix.

La Chine et la question des droits de l’Homme :

Irenees :

La question des droits de l’Homme en Chine est un des sujets les plus sensibles dans l’opinion occidentale : si le gouvernement chinois a reconnu l’existence de manquements majeurs par le passé, il affirme désormais que la situation des droits de l’Homme progresse et qu’elle est aujourd’hui meilleure que jamais. Que pensez-vous de ces propos ? Comment voyez-vous la situation actuelle en matière de sécurité, justice et droits de l’Homme en Chine ?

Astrid Fossier :

Je ne comprends pas bien de quelle « sécurité » vous voulez parler. S’il s’agit de sécurité face à une menace extérieure, je ne vois pas qui pourrait vouloir aujourd’hui s’attaquer à la Chine. Mais si votre propos concerne la sécurité intérieure, on peut alors identifier quelques « menaces » telles que les révoltes paysannes ou les mouvements indépendantistes Ouïgours et Tibétains. Or nous avons malheureusement pu constater, après les émeutes qui ont secoué le Tibet en mars 2008, que la réponse policière chinoise était immédiate, massive et redoutablement efficace, et que finalement ces « menaces » menaçaient bien peu la sécurité du pays.

En revanche, c’est cette obsession sécuritaire qui entraîne un non respect des droits de l’homme et entrave le bon fonctionnement de la justice. En cela la Chine ne fait d’ailleurs pas exception, si l’on constate les reculs significatifs des droits de l’homme en Occident depuis le 11 septembre 2001 avec l’adoption d’instruments législatifs tels que le Patriot Act aux Etats-Unis ou les lois du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne et du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure qui étendent fortement le champ du Fichier National Automatisé d’Empreintes Génétiques en France.

Cependant, il est important de souligner que les Chinois ne sont pas égaux face aux atteintes aux droits de l’homme. Les Tibétains et les Ouïgours sont plus brimés que l’ensemble de la population et de la même manière, certaines professions comme les journalistes ou les avocats sont plus inquiétées par le gouvernement. Cette sélection officieuse des ennemies du régime est là encore liée au fait que le gouvernement vit dans la crainte d’émeutes, de « désordre social », et que son opposition aux libertés est avant tout motivée par l’obsession sécuritaire. Pour preuve le nouveau mot d’ordre du Parti : « l’harmonie sociale ».

En terme de justice, la détention sans accusation ni procès est toujours possible aujourd’hui et l’on estime à 500,000 le nombre de personnes ayant été détenues dans les camps de rétention administrative - Laojiao – l’année dernière. La justice n’est d’ailleurs pas accessible à tous : à l’heure actuelle, le seul moyen pour les couches sociales les moins aisées de faire entendre leurs plaintes est un système de pétition datant des empereurs appelé shangfang, système extrêmement lent et très corrompu où la majeure partie des affaires traitées restent irrésolues. Là encore, le gouvernement à proposé des réformes mais rien n’a été fait.

Je ne suis pas convaincue par l’appréciation du gouvernement chinois qui qualifie la situation actuelle des droits de l’homme en Chine de « meilleure que jamais ». Des améliorations certaines avaient eu lieu en 2006 avec par exemple l’adoption d’une loi exigeant la validation par la Cour suprême de toute condamnation à mort, afin de réduire les risques d’erreurs judiciaires. Cette loi a représenté une grande avancée mais depuis, en revanche, la situation a régressé dans d’autres domaines : les arrestations d’activistes de la société civile, de journalistes et d’avocats se sont multipliées suite aux émeutes au Tibet et en raison de la tenue des Jeux Olympiques à Pékin en 2008.

Je pense que les avancées de la Chine en matière de droits de l’homme ne sont no homogènes ni stables : le moindre événement, la moindre menace fantasmée entraîne immédiatement un repli des autorités derrière les murs de Zhongnan Hai et de la répression.

Il est essentiel aujourd’hui que les citoyens chinois prennent conscience de la nécessité absolue d’un Etat de droit et de la suprématie de la justice sur l’arbitraire pour que la situation des droits de l’homme en Chine s’améliore.

A propos des relations de la Chine avec le Tibet :

Irenees :

Quels sont, à votre avis, les enjeux les plus importants du conflit entre la Chine et le Tibet et quels sont les principaux défis de sa résolution ?

Astrid Fossier :

Les enjeux du conflit entre le Tibet et la Chine sont multiples : énergétiques, démographiques et politiques.

Tout d’abord, c’est du haut des plateaux tibétains, gigantesque réservoir d’eau, que la Chine fonde une partie sa primauté régionale. Tous les plus grands fleuves asiatiques, le Gange, le Mékong, le Yangtsé, le Brahmapoutre, l’Irawady et l’Indus, trouvent leur source au Tibet. Or la maîtrise de l’eau a toujours été en Chine un attribut du pouvoir. De Yu le Grand, héros mythologique qui vola des terres au Ciel pour enrayer les inondations, aux dirigeants communistes actuels (un grand nombre d’entre eux, tels Hu Jintao, sont ingénieurs hydrauliciens), la maîtrise de l’eau a toujours été une preuve de bon gouvernement, ce qui explique en partie pourquoi le contrôle des fleuves qui irriguent l’Asie est si important pour Pékin.

L’eau est également source d’énergie et c’est là le deuxième enjeu du conflit sino-tibétain. La construction de nombreux barrages en l’amont des grands fleuves, le plus gros d’entre eux étant le barrage des Trois Georges, reflète les besoins voraces de la Chine en ce qui concerne l’énergie et les matières premières. Le sous-sol tibétain est extrêmement riche. On y trouve du cuivre, du chrome, du tungstène, de l’or, de l’argent, du plomb, du souffre etc., et ce en grandes quantités : les réserves tibétaines en lithium représenteraient la moitié des réserves mondiales et les gisements d’uranium et de borax seraient quant à eux les plus importants du monde. De plus, la frontière avec le Pakistan que la maîtrise du Tibet offre à la Chine ouvre à cette dernière un accès direct au golf arabo-persique et à ses réserves pétrolières.

Au niveau démographique, la superficie du Tibet et sa faible densité de population représentent pour la Chine un exutoire à la surpopulation d’une partie de son territoire. Les paysans des plaines chinoises sont ainsi encouragés à venir s’installer au Tibet où des facilités financières leurs sont faites pour y développer une activité commerciale. Ces mouvements de population appuyés par le gouvernement répondent à plusieurs nécessités : celle d’une colonisation progressive du Tibet (on pense que dans la plupart des régions tibétaines les han sont aujourd’hui l’ethnie majoritaire), d’un afflux de main d’œuvre pour les grands travaux d’infrastructure nécessaires à la réalisation des objectifs de développement fixés par Pékin, et enfin le « désengorgement » de certaines provinces surpeuplées. Je me souviens d’une scène marquante à laquelle j’avais assisté en décembre 2006 lors d’un déplacement dans le Qinghai, une province majoritairement peuplée de tibétains nomades. Des rangées d’hommes à pieds avançaient dans les herbages, se baissant régulièrement vers le sol. On m’expliqua que ces hommes étaient là pour débarrasser la steppe d’une sorte de petit rat recouvert de fourrure qui a envahi les hauts plateaux et appauvrit les terres. Pour cela, la Chine avait encore une fois décidé d’user de sa plus grande force : le nombre de ses bras. Parmi eux, aucun tibétains, uniquement des chinois han, originaires du Sichuan, une des provinces la plus peuplée de Chine. Et pourtant, il faut rappeler que ces Chinois n’ont aucune envie de vivre au Tibet ! Ils souffrent du climat, de l’altitude et, en fins gastronomes, ils ont du mal à supporter le régime alimentaire tibétain à base de yack et de farine d’orge…

La question de l’autonomie est un des défis pour l’apaisement de la situation sur les hauts plateaux. A l’heure actuelle, le Tibet est qualifié de « province autonome » mais dans les faits la situation est très différente : si les gouverneurs des zones tibétaines sont souvent tibétains, les dirigeants du PCC, hiérarchiquement supérieurs aux gouverneurs, sont tous han et ce sont eux qui détiennent le pouvoir de décision. Le Dalaï Lama, chef religieux et politique en exil, ne demande pas l’indépendance mais un partage plus équilibré des pouvoirs et une plus grande représentation des tibétains dans les instances décisionnaires. Cette question de l’autonomie est centrale à la résolution du conflit entre la Chine et le Tibet.

L’autre question centrale est celle du partage des terres. Lors de ce même voyage dans la province du Qinghai, j’ai pu constater certains effets de la politique de déplacement et de sédentarisation des nomades appliquée par le gouvernement chinois. Dans la préfecture que j’ai traversée les tibétains sont semi-nomades, vivant l’été dans les herbages avec leur troupeau de yack, et l’hiver dans des maisons regroupées en « villages », que je dénomme entre guillemets étant-donné leur superficie : 300 km2 pour les plus grands d’entre eux ! Le gouvernement chinois, désireux de récupérer les terres occupées par les nomades, les déplaçait pour les concentrer dans des agglomérations éloignées. Des primes financières étaient proposées aux premières familles volontaires, puis petit à petit tout service publique était délocalisé avec pour résultat quelques mois plus tard des villages sans médecins et sans école… Les terres et les troupeaux étaient confisquées aux familles (les yacks des nomades « appartiennent » au gouvernement chinois) qui, une fois en ville, vivaient désœuvrées, au chaud mais sans travail et donc sans revenu : « Nos jeunes commencent à voler » disaient-ils, « nous aurons des ennuis »… Près d’un de ces villages vidés, une usine avait été construite dans laquelle ne travaillaient que des han. Exploitation des sols ? Extraction de minerais ? Les quelques villageois qui restaient encore dans ce village n’en savaient pas plus et ne semblaient pas même faire le lien entre les deux événements. Comme ailleurs en Chine, la question des terres est cruciale et s’il souhaite préserver la paix sociale dans un pays où la majorité de la population vit dans les campagnes, le gouvernement chinois devra inévitablement y faire face.

A propos de la place de la Chine sur la scène internationale :

Irenees :

La Chine joue un rôle de plus en plus important sur la scène internationale, elle s’est imposée comme un acteur de premier plan : comment voyez-vous le rôle de la Chine dans la construction d’un monde multipolaire ?

Astrid Fossier :

Aujourd’hui, la légitimité du Parti communiste chinois repose entièrement sur la croissance économique du pays. Pour le gouvernement chinois, c’est l’amélioration des conditions de vie du peuple qui seule pourra préserver l’« harmonie sociale ». Pour assurer sa croissance, la Chine est sortie de son isolement dans les années soixante-dix. Depuis, elle déploie une politique étrangère que l’on peut qualifier de realpolitik au sens d’Henry Kissinger, soit uniquement fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national.

La Chine, troisième économie mondiale après les Etats-Unis et le Japon, est souvent désignée comme l’usine du monde. Une part très importante de sa production est destinée à l’exportation, ce qui entraîne la dépendance de nombreux pays aux biens de consommation made in China. Cette dépendance est bien comprise par les autorités chinoises qui traitent souvent avec beaucoup de désinvolture les règles du commerce international.

Cependant, ce statut d’usine du monde rend la Chine extrêmement dépendante en terme énergétique et c’est dans ce domaine que, devenue troisième pays importateur de pétrole après les Etats-Unis et le Japon, la diplomatie chinoise est la plus active. Pour assurer ses partenariats avec les pays fournisseurs de pétrole, la Chine accompagne ses accords commerciaux d’un investissement massif dans la construction d’infrastructures : hôpitaux, routes, réseau ferroviaire etc. Elle promet également à ces partenaires un soutien diplomatique fort en tant que membre du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Ainsi s’explique en partie l’influence grandissante de la Chine dans la gestion de certains conflits. Pourtant, si elle soutient certains régimes peu recommandables tels que l’Iran ou le Soudan, tous deux parmi ces principaux fournisseurs de pétrole, la Chine participe également aux opérations de maintien de la paix de l’ONU avec l’envoi de casques bleus en République Démocratique du Congo, en Lybie, au Liban, et au Soudan.

Il semble donc que la Chine ne puisse être rangée d’un côté ou de l’autre des grandes lignes de démarcation de la diplomatie internationale. Est-ce là un choix stratégique ou le désir de créer une voie chinoise dans un monde multipolaire ? Ou alors, et plus probablement, est-ce là le fruit d’une diplomatie encore modeste tant les défis intérieurs sont grands et le maintien de la stabilité nationale prioritaire pour les dirigeants chinois ?

Il m’apparaît également opportun de nous interroger sur de nouvelles tensions qui pourraient naître de la crise financière qui vient d’éclater et qui pourrait être l’occasion pour la Chine, comme pour quelques autres nations (pays du golfe principalement) de s’emparer, grâce à leurs réserves monétaires, de certains outils économiques jusqu’alors essentiellement occidentaux dans les domaines de l’ingénierie financière, la recherche et la haute technologie. Un tel scénario pourrait faire apparaître des tensions internationales nouvelles.

Irenees :

Selon certains spécialistes, la Chine aurait su gérer de manière extrêmement habile ses relations bilatérales et multilatérales de façon à gagner la confiance dans la région asiatique ; la plupart des pays verraient ainsi désormais la Chine comme un bon voisin, un partenaire constructif, un interlocuteur attentif. Selon vous, peut-on parler pour autant de « consensus de Pékin » comme nouveau modèle de développement ?

Astrid Fossier :

Je ne suis pas persuadée que les pays frontaliers de la Chine considèrent cette dernière comme un « bon voisin »… Pour exemple, la colère qui gagne les pays d’Asie du sud-est face aux velléités de la Chine de construire un barrage en amont du fleuve Mékong…

Le concept de « consensus de Pékin » dérive de l’expression « consensus de Washington » qui désigne les recommandations d’ordre économique faites par les institutions financières internationales (notamment la Banque Mondiale) aux Etats économiquement instables du début des années 90. En Asie, le consensus de Washington est vu comme l’imposition des normes nord-américaines aux sociétés asiatiques, et c’est en opposition à ce qui est considéré par certains intellectuels, économistes et gouvernants comme un diktat occidental, qu’a été créé le concept de « consensus de Pékin ».

Il est évident que la Chine défie aujourd’hui la stratégie occidentale en Asie et que, grâce à sa participation aux grandes instances internationales et au rôle joué dans les organisations régionales, sa zone d’influence dans cette région du monde ne cesse de s’accroître. Elle base sa stratégie non pas sur le développement de son potentiel militaire mais plus sur une « diplomatie économique » couplée d’un activisme en faveur d’une vision asiatique de la politique.

Au niveau économique, son essor induit le développement économique de ses voisins, la majorité de leurs exportations étant dirigées vers la Chine. Cependant, comme l’analyse François Gipouloux, directeur de recherche au CNRS, l’inéluctable augmentation des coûts de la main d’œuvre chinoise, couplée de la pression inflationniste, de l’augmentation des prix des énergies et des matières premières et du durcissement des réglementations qui régissent le commerce en Chine ouvrent la voie vers de nouvelles bases de production en Asie, notamment au Vietnam, Cambodge, Sri Lanka et Bangladesh. Ce phénomène pourrait, dans les années à venir, amoindrir l’attrait de la Chine pour les industriels occidentaux et la contraindre à une réorientation de son économie de la manufacture vers l’innovation, du made in China au made by China, pour reprendre une fois encore les mots de François Gipouloux.

Au sein des instances internationales, la Chine cherche à mettre en avant une vision asiatique de la politique. L’opposition à l’universalité des droits de l’homme, concept élaboré par le président Singapourien Lee Kuan Yew, fait partie de cette vision. Aux droits de l’homme sont préférées des valeurs dites asiatiques : le primat de la collectivité sur l’individu et des devoirs sur les droits, de la discipline, de l’autorité, de l’ordre et de la stabilité. Le fait qu’un grand nombre des pays qui reprennent ce concept soient non-démocratique y porte un léger discrédit…

Cependant, si il est évident que la Chine n’a de cesse d’accroître sa sphère d’influence en Asie, le consensus de Pékin est-il pour autant passé du stade de concept à celui de réalité ? Je n’oserais répondre à cette question tant elle nécessite une parfaite maîtrise des questions et enjeux de l’Asie orientale, je rappellerais cependant que la présence de deux autres fortes puissances, l’Inde et le Japon, est un obstacle potentiel à une absolutisation de l’influence chinoise dans la région.

La paix par la non-violence :

Irenees :

Le Dalaï Lama a reçu en 1989, le prix Nobel de la Paix en hommage à son combat pacifique : quel est, d’après vous, l’apport principal de la non-violence dans la résolution des conflits ?

Astrid Fossier :

Quand un groupe de militants non-violents fait face à des hommes armés, il souligne le déséquilibre du rapport de force et cherche un renversement des rôles : les plus faibles sont à première vue les militants non armés et pourtant le courage de s’exposer ainsi inverse les rôles, ce sont alors les personnes armées qui apparaissent comme les plus faibles. L’utilisation des ressorts psychologiques qui sous-tendent le rapport de force est très intéressant et représente l’apport principal de la non-violence dans la résolution des conflits : il souligne le déséquilibre des parties et permet d’apaiser, par la prise de conscience de celui-ci, un grand nombre de situations violentes.

Irenees :

Comment voyez-vous la construction de la paix dans le contexte mondial actuel ? Selon vous, la non-violence comme méthode d’action politique est-elle viable dans ce contexte ?

Astrid Fossier :

Je ne peux que préférer la non-violence à l’action militaire, à la prise d’arme ou à l’insurrection populaire et cependant, je ne peux nier le discours qui prône la violence face au silence.

Pour reprendre votre question, la non-violence est, me semble-t-il, viable de tout temps et je pense justement que des modes d’actions politique non-violents comme la désobéissance civile, qui nécessitent une large participation, sont rendus plus efficaces aujourd’hui grâce aux moyens de communication extrêmement performants dont nous disposons.

Cependant ces mêmes modes de communication qui mettent à jour les inégalités favorisent en même temps la multiplication des engagements. Ceci a pour résultat un éparpillement dans la lutte contre les déterminants fondamentaux à l’origine de ces inégalités. Si je soutiens les médias dans leur tentative de dénoncer les déséquilibres du monde et de permettre ainsi une prise de conscience de situations parfois dramatiques qui se jouent sur notre planète, je regrette cependant cette dispersion de l’engagement.

Irenees :

Qu’est ce que la paix pour vous ?

Astrid Fossier :

Jean Giraudoux disait que la paix est l’intervalle entre deux guerres ; à cette définition je préfère celle de Raymond Poincaré qui envisage la paix comme une création continue.

Effectivement, de même que la santé n’est pas seulement le silence des organes, il est à mon avis trop restrictif de définir la paix par la simple absence de conflit. Je penche pour une définition beaucoup plus dynamique. La paix est selon moi la capacité des hommes à vivre dignement, dans l’intelligence de l’autre et la fraternité et en tant que citoyens d’Etats protégeant l’égalité de tous.