Jean Marichez, Grenoble, July 2006
Résistance sans arme des Allemands - 1923
La non-coopération massive des Allemands de la Ruhr fait échec à l’occupation franco-belge. Un exemple de lutte non violente improvisée contre une invasion étrangère.
Voici une mobilisation totale. A la fin de la Première Guerre Mondiale, les Français et les Belges qui exigent le paiement des dommages de la guerre envahissent la Ruhr. La résistance sans armes de la nation allemande est totale. Soutenus par le gouvernement et les syndicats, leurs actions visent à saper, avec détermination, les projets des envahisseurs. Deux ans après leur arrivée, les forces d’occupation doivent se retirer, sans avoir atteint leurs objectifs.
Le 11 janvier 1923, les troupes françaises et belges envahissent la Ruhr pour percevoir le paiement des dommages de guerre convenus, en dépit des grandes difficultés économiques de l’Allemagne. Ils poursuivent par ailleurs d’autres objectifs politiques, dont la séparation entre l’Allemagne et la Rhénanie afin d’éviter la reconstitution de la puissance.
Les Allemands font alors face à l’occupation par une politique de non coopération décidée quelques jours seulement avant l’invasion. Il n’y a pas de préparatif mais le gouvernement allemand prend parti pour la résistance et sa stratégie. Les syndicats poussent fortement à l’adoption de cette politique. L’un de leurs représentants déclare : « Si les fonctionnaires et les ouvriers cessent le travail dès l’arrivée des envahisseurs, et si les employeurs refusent de répondre aux exigences des commissions franco-belges, il serait possible de priver les commissions et les forces armées des moyens d’exécuter leur tâche ».
On voit donc se développer une véritable non coopération envers les forces d’invasion. Les moyens employés sont nombreux :
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Refus d’obéir aux ordres de l’occupant ; actes de défi non violents ;
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Refus des propriétaires des mines de servir les envahisseurs ;
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Manifestations de masse devant les tribunaux lors des procès intentés aux résistants ;
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Les policiers allemands refusent de saluer les officiels étrangers ;
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Les cheminots allemands refusent de faire fonctionner les trains pour les Français et démontent du matériel ferroviaire ;
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Les mineurs refusent d’extraire du charbon ;
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Les commerçants refusent de vendre aux soldats étrangers ;
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Les gens, bien qu’affamés, refusent de se rendre aux soupes populaires mises en place par les forces d’occupation ;
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Des journaux paraissent en dépit des interdictions ;
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Des affiches appelant à la résistance couvrent les murs.
La répression est sévère :
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Imposition de l’état de siège ;
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Expulsion des résistants vers l’Allemagne non occupée ;
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Confiscation d’argent et de biens ;
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Censure de la presse ;
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Tribunaux militaires ;
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Libération des voleurs et des assassins, mais incarcérations sans procès et lourdes peines de prison. Les tribunaux sont engorgés, les prisons également ;
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Des gens sont fouettés, d’autres fusillés, assassinés ;
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Des soldats sont placés chez l’habitant et dans les écoles ;
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On impose des cartes d’identité ;
Le tout renforcé par une multitude de règlements répressifs. La résistance et la répression ayant entraîné des pénuries importantes de nourriture, la population est affamée, les maladies se développent.
Divers types de sabotage desservent par ailleurs le conflit, comme des destructions tuant parfois du personnel d’occupation. Ils entraînent leur lot d’espions, d’indicateurs mais aussi d’assassinats de gens suspects de délation, rendant l’atmosphère irrespirable. En outre, ils ont tendance à diminuer la sympathie que les autres pays portent à l’Allemagne. Et d’entraîner des représailles et des sanctions sévères comme l’interdiction de la circulation routière. Le chômage et la famine constituent un sérieux problème, accentué par une inflation galopante. L’unité de la résistance et même la volonté de résister sont finalement brisées.
Le 26 septembre, le gouvernement allemand met fin à la campagne de non coopération. Des Belges protestent contre les méthodes de leur gouvernement. De la même manière, quelques Français - traités d’«avocats des Boches» -, prennent la défense des Allemands. Vers la fin de l’année 1923, Poincaré admet devant l’Assemblée nationale française que ses méthodes ont échoué. Il y a des négociations internationales complexes. La Grande-Bretagne et les États-Unis interviennent et obtiennent un réaménagement du paiement des dommages de guerre. L’Allemagne reçoit un prêt, supposant qu’elle resterait unifiée, et elle stabilise enfin sa monnaie.
En juin 1925, l’ensemble des forces d’occupation s’est retiré. L’Allemagne n’a pas gagné mais l’essentiel est préservé : la Rhénanie demeure allemande, et les occupants n’ont pas atteint leurs objectifs tant économiques que politiques.
Commentary
Cet exemple de lutte non violente est pertinent à plusieurs niveaux.
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Il montre avant tout que tout pouvoir n’existe que par l’obéissance des sujets. L’occupant, malgré sa force, ne peut atteindre ses objectifs sans la coopération de la population. La stratégie est de l’empêcher de réaliser sa tâche. Les actions dans ce sens vont, en plus, réduire son pouvoir, ridiculiser son autorité, lui coûter trop cher, le démoraliser et le fatiguer.
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La prise de position rapide, nette et intelligente du gouvernement et des institutions sociales (syndicats, etc.) a une influence cruciale dans cette situation d’agression étrangère. Elle permet de réunir la population derrière un même objectif. La stratégie proposée, déterminante elle aussi, est simple et compréhensible par tous : puisque l’adversaire vient chercher le charbon, on va faire en sorte que celui-ci ne puisse quitter le pays. Chaque citoyen sait ce qu’il a à faire et voit son entourage jouer le même jeu. L’attention de tous reste centrée sur l’objet du conflit : stratégie non violente, utilisation de la loi, multiplicité des petites actions, cohérence…
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Les résistants sont amenés à souffrir énormément. L’image débonnaire de résistants passifs donnée par les pacifistes est fausse.
La volonté de mener une action non violente suppose une détermination solide. Ici, elle est liée aux faits que l’invasion est perpétrée par les ennemis et vainqueurs de la guerre ; qu’elle est inacceptable car elle a pour but de faire main basse sur l’économie locale alors que le pays ne parvient pas à se relever de la guerre et que la pauvreté règne cruellement ; que l’utilisation des armes est impossible aux yeux de tous. La résistance non armée est la seule possible et profondément légitime. Tout ceci appuyé, comme on l’a vu plus haut, par le gouvernement et autres organisations de la société civile.
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Même si les sabotages ne font pas violence aux personnes ils sont souvent perçus comme tels, créent un climat malsain, et réduisent la sympathie envers les résistants. Ils sont à éviter ou à utiliser avec retenue et apparaître alors en lien direct avec la stratégie résistante. En perpétrant la violence face à des gens sans armes, de gros problèmes apparaissent chez l’agresseur : le moral de ses troupes baisse, la détermination de son opinion publique flanche. Ce peut être le début d’une débandade.
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L’appui de la communauté internationale, enfin, peut accélérer la réussite de la résistance non violente. La protestation des citoyens belges et français joue en faveur des Allemands. Elle pèse dans les décisions et la vision du conflit de leur gouvernement. Le cercle démocratique français s’avère par ailleurs trop étroit pour trouver une solution sage au conflit, il est trop concerné, un cercle international plus large permet de le régler avec moins de passion et plus d’équité. Celui-ci est plus sensible à la dignité de la résistance.