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Grenoble, 2018

Le droit à la ville

Cahier des Rencontres de Géopolitique Critique n°2

La deuxième édition des Rencontres de Géopolitique Critique a eu lieu du 8 au 11 mars 2017, dans différents lieux de l’agglomération grenobloise. Il fut un moment fort de rencontres entre une variété d’acteurs afin de construire des ponts entre chercheurs et militants, là où des fossés se creusent dans la ville et donc dans notre société (précarité, exclusion, mise en illégalité, stigmatisation…), et pour cela ouvrir un espace d’échanges où différents savoirs se retrouvent à égalité pour dialoguer. Les rencontres bénéficient d’un soutien financier du laboratoire de recherche en sciences sociales PACTE et de Modus Operandi .

Cette réflexion sur le droit à la ville est menée en écho à la 9e édition du Festival de géopolitique de Grenoble École de Management, qui porte cette année sur le « Pouvoir des villes ». Il pose ainsi la ville comme une entité en soi impersonnelle et toute puissante détournant le regard de ses logiques de production. C’est pourquoi nous partirons ici du pouvoir de ceux qui habitent la ville, des rapports de force qui s’y construisent et comment la ville peut être saisie en tant qu’espace politique.

Le « droit à la ville » est à la fois un concept théorique des sciences sociales et un outil de lutte. Des luttes pour le logement qui utilisent les vides comme refuges, aux luttes contre les frontières qui se servent des murs comme moyens d’information et d’expression. Le droit à la ville prend vie avec tous les conflits, les apprentissages et les avancées que le passage de la théorie à l’action induit mais de quoi le droit à la ville est-il précisément le nom ?

Le droit à la ville est à la fois « un cri et une exigence » formulés par Henri Lefebvre (1968) en observation de la transformation de Paris dans les années 60. Militants et chercheurs se sont inspirés de ce « cri » pour réclamer le droit d’accéder à la ville, d’y être et de s’y maintenir (se loger, travailler, se déplacer), de se l’approprier pour faire entendre sa voix, revendiquer des droits, exercer son pouvoir d’agir, c’est l’espace par excellence de la citoyenneté.

A l’exception du Brésil où il est inscrit dans la constitution, le droit à la ville est un signifiant vide, dont le sens dépend de qui s’en saisit. La ville devrait-t-elle être à l’image des intérêts des financiers, des promoteurs, des SDF, des écologistes, des commerçants, des enfants ? Si en théorie, l’égalité des droits est reconnue, c’est bien la force qui décide. La ville est alors le révélateur des rapports de force en jeu, des conflits qu’elle produit ainsi que des espaces d’échanges et de négociation nécessaires. Selon une lecture marxiste, la lutte pour le droit à la ville a comme objet un plus grand contrôle démocratique sur la production et l’utilisation des bénéfices produits par le système capitaliste, car leur investissement dans l’immobilier est stratégique et sert ainsi comme stabilisateur de l’économie (Harvey, 2008). D’autres mettent au cœur de la lutte l’accès à l’espace public, comme un espace de survie pour ceux qui sont sans domicile ou sans emploi fixe (Mitchell 2003; Staeheli et Mitchell 2008 ; Morange et Spire).

Loin d’être un objet de l’urbanisme et de la technocratie, la ville est alors vue comme l’espace créé par les pratiques sociales autonomes des citadins ; elle est donc un produit politiquement construit, porteur de luttes et de stratégies, rempart contre le capitalisme, les oppressions et les discriminations héritées des formes de colonisations et de dominations. En s’en affranchissant, les villes au Sud, par exemple, créent de nouvelles identités, connexions, circulations et transmissions, indépendantes du référent des villes du Nord. On se prend alors à rêver la ville capable de construire une société plus juste !

La référence au droit à la ville, présuppose la ville comme l’échelle et l’espace pertinents. Pourquoi ? La ville, par nature espace du politique, parce que ses sociabilités par la rencontre et le partage rendent possibles les luttes de reconnaissance - se réapproprier son image - et de redistribution - s’approprier l’espace (Isin, 2009), défier la spatialité de l’altérité (Dikeç 2002). Pensons notamment aux « habitants des quartiers », ne sont-ils pas habitants de la ville ? et aux réfugiés dont les luttes (celle des sans-papiers par exemple) contribuent de façon responsable à la vie de la cité et recréent de la citoyenneté au sens d’une pratique collective (Balibar, 1998).

Le droit à la ville doit alors aussi être compris comme droit à la cité, dans le sens politique du terme. Il comporte ainsi le droit à la différence et en propose une gestion démocratique (Isin, 2009), dans sa capacité à exposer un litige et à reformuler les questions du droit et du non-droit (Rancière, 2000). La ville est ainsi l’espace qui rend possible la subjectivité politique, où la citoyenneté ouvre la politique comme une pratique de contestation par laquelle les sujets deviennent politiques.

Enfin, la ville comme une échelle de la citoyenneté remet en cause le lien fort entre citoyenneté et nationalité et transcende les frontières nationales : parce que certaines actions prennent une dimension trans-locale (les ONG, Isin, 2009) et parce qu’il est maintenant impossible de penser la citoyenneté comme uniquement une appartenance à un État-nation, en partie du fait des luttes anti-coloniales et en partie du fait du projet de ré-imaginer la citoyenneté après l’orientalisme (Isin 2015).

Dans ce cahier nous vous proposons une série de textes issus des rencontres, écrits pour des prises de paroles au moment même des échanges ou écrits après pour restituteur ce que s’est passé cette semaine en mars.

Résumé articles Cahiers Droit à la Ville

Dans son article, Claire Revol propose une lecture analytique et contemporaine de l’ouvrage d’Henri Lefebvre Le Droit à la Ville, publié en 1967. Ce livre s’inscrit dans la sociologie critique de l’urbain développée par Lefebvre au tournant des années 1960 qui cherche à comprendre les bouleversements de la société moderne et les mécanismes qui la structurent. Lefebvre analyse l’espace comme le cœur des rapports de pouvoirs politiques qui sont aussi des rapports de classe et des rapports sociaux : avec le processus d’urbanisation, l’espace des villes est soumis à des stratégies de classes qui produisent une ségrégation de l’espace urbain et détériorent l’idée de ville comme espace partagé en commun, ainsi que la centralité qui est la forme sociale de la ville, celle du rassemblement, de la coexistence. L’idée d’une transformation de la pratique sociale dans son rapport à l’espace est donc au cœur des revendications de la sociologie lefebvrienne, dont le droit à la ville fait partie. Un ouvrage percutant qui semble encore à même de nourrir la pensée militante, les contestations et les luttes actuelles.

David Gabriel montre dans un premier article comment les mouvements sociaux se saisissent du concept du droit à la ville et dans quel type de mobilisations ils s’engagent. À travers notamment le récit de toute une série de mobilisations à Grenoble revendiquant le « Droit à la Ville », il montre combien c’est par l’action des habitants sensibilisés, concernés et organisés en de multiples groupes de pression, au sein de réseaux nationaux et internationaux que le Droit à la ville a des chances d’être mis en œuvre concrètement.

Dans un deuxième article David Gabriel s’interroge sur l’articulation entre le concept de droit à la ville et la transition écologique, sociale et démocratique. Une articulation possible selon lui et même souhaitable dès lors qu’il existe une complémentarité entre des classes populaires qui défendent leurs intérêts face aux modèles dominants de développement urbain, et le mouvement des villes en transition qui cherche à associer la population pour lutter contre le changement climatique. Cet enjeu est d’autant plus stratégique depuis que les villes sont devenues des acteurs incontournables des relations internationales et le lieu de mise en œuvre de divers agendas internationaux.

Serena Naudin présente dans son article un projet d’émission radio - La parole nous est donnée – confié à des personnes en exil dont la mission était de réaliser un reportage auprès d’étudiants qu’ils devaient interviewer. L’objectif était la création d’un espace de parole différent de ceux auxquels sont cantonnés les exilés, pour qu’ils se réapproprient leur propre parole et, au-delà, leur propre image. Avec l’idée que le dialogue entre des personnes d’origines sociales et culturelles différentes permet une meilleure compréhension des cultures réciproques, aide à surmonter les stéréotypes et les préjugés qui sont eux-mêmes vecteurs d’appréhensions, de malentendus, de peurs.

Ce travail a permis aux exilés d’aborder avec leurs interlocuteurs la question de la ville, objet politiquement construit, qui révèle des rapports de force et des logiques discriminantes. Et du droit à la ville, qui implique la lutte pour l’accès à la ville, c’est-à-dire la possibilité de s’y loger, de s’y déplacer, d’y travailler, de se l’approprier pour faire entendre sa voix, exercer son pouvoir d’agir. La ville étant le lieu de production, de reproduction, de transformations des relations sociales , ce projet radio était une façon d’agir sur le processus de production de ces relations : en fabriquant de nouveaux espaces de rencontre, en expérimentant de nouvelles modalités de prise de parole, en orchestrant l’échange culturel…, autant de moyens permettant de transformer les relations sociales.

 

 

 

 

Claske Dijkema, Morgane Cohen et Mélody Fournier analysent dans leur article la fonction politique de la réappropriation de l’espace public dans un quartier d’habitat social à Grenoble, en France, à partir de l’expérience de l’association Mme Ruetabaga. En pratiquant la pédagogie sociale lors d’ateliers de rue, cette association parvient à créer un espace radicalement ouvert, où des groupes se font et se défont pendant deux heures de manière hebdomadaire. Les ateliers sont nés d’une critique du système éducatif, de l’espace public, du capitalisme et sont mis au profit d’un public souvent en rupture avec des institutions traditionnelles. L’association porte au contraire, des valeurs d’horizontalité des relations, d’autonomie. Elle valorise l’émancipation par rapport à la prise de pouvoir sur autrui, à la mesure des performances et aux jugements. Enfin, l’espace qu’elle ouvre pendant les ateliers peut être considéré comme un espace politique : c’est une forme d’action directe et de politique préfigurative (Ince, 2012, Springer 2013) dans une zone généralement perçue comme anomique (Dubet, 2008).

Marianne Morange interroge dans son article la pertinence du concept de « droit à la ville » aujourd’hui. Né il y a 50 ans sous la plume du philosophe et sociologue Henri Lefèbvre, ce concept a été fortement remobilisé depuis les années 2000 dans des sphères très diverses, autant politiques que militantes ou académiques. Face à la diversification des usages de ce terme et l’ampleur des mutations urbaines (« planétarisation » de l’urbain, étalement des villes, métropolisation…), faut-il renoncer à mobiliser ce concept ou faut-il le refonder et l’actualiser ? Doté d’une forte puissance évocatrice le droit à la ville parle autant aux efforts réformistes des uns qu’aux ambitions révolutionnaires des autres. Il a donc irrigué tout autant une pensée critique de l’urbain à tendance prescriptive, que nourri des luttes politiques et inspiré des politiques publiques. Reste à savoir s’il peut aujourd’hui être remobilisé, en dehors de toute prétention à la prescription politique, pour nourrir une analyse critique du sens politique des pratiques sociales et spatiales.

Magali Fricaudet aborde dans son article la question de la place du droit à la ville dans les institutions internationales. Le Nouveau Programme pour les Villes adopté à Quito en octobre 2016 intervient 20 ans après Habitat II à Istanbul, il entérine en quelque sorte le miracle urbain promu comme le degré ultime du développement malgré quelques « externalités négatives ». Après de longues négociations et malgré l’opposition des pays les plus riches, le texte adopté à Quito mentionne pour la première fois dans un texte international le droit à la ville. Mais l’agenda d’action adopté qui se voulait opérationnel est assez faible quant à sa portée politique, et les moyens de suivi et de mise en œuvre prévus ne permettront probablement pas d’atteindre les objectifs annoncés de construire des « villes pour tous », dans un contexte de réduction drastique des finances publiques. De nombreux défis sont donc à relever pour que le droit à la ville ne reste pas lettre morte.

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