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Fiche de document Dossier : Résistances civiles de masse

Marie Lise Poirier, Grenoble, mars 2006

A man to Match his Mountains – Badshah Khan, Nonviolent soldier of Islam – de Eknath Easwaran

Le combat non violent de Badshah Khan et de ses Khudai Khidmatgars pour l’indépendance de l’Inde et la dignité des Pathans

Mots clefs : | | | | | |

Réf. : Eknath Easwaran, A man to Match his Mountains – Badshah Khan, Nonviolent soldier of Islam, 1985, Nilgiri Press, California, 232 p.

Langues : anglais

Type de document : 

Ce roman historique retrace le parcours de celui qu’on appelle aussi le « Gandhi de la Frontière ». En relevant le défi d’intégrer les Pathans à la satyagraha de Gandhi, Badshah Khan trouve dans la non violence un moyen de transformer le tempérament impétueux et violent de ses compatriotes en une force positive et puissante. Il montre également que la non violence répond à une tradition islamique vigoureuse et pure. Son engagement va en outre au-delà de la sphère politique, puisqu’il œuvre toute sa vie en faveur de changements sociaux pour son peuple.

Le 14 août 1947, l’indépendance de l’Inde est proclamée. C’est l’aboutissement d’une lutte historique menée dans la non-violence par Gandhi : la satyagraha, « le combat pour la vérité ». Il réussit à relever le défi de faire face à la plus grande puissance du monde, armé uniquement de sa foi, son amour et sa détermination. Dans la région de la Frontière, au Nord Ouest de l’actuel Pakistan, Abdul Ghaffar Khan, surnommé Badshah Khan « le roi des Khan », participe lui aussi au combat. Il réussit à mobiliser près de 100 000 Pathans pour résister sans arme à l’exploitation britannique. En formant cette armée au sein de l’un des peuples les plus violents au monde, il illustre un principe fondamental, quoique souvent occulté, de la méthode de Gandhi. La non violence découle de la force, non de la peur de la mort et de la violence. L’engagement des Pathans dans la satyagraha, s’il surprend les Britanniques et les Indiens, est donc finalement cohérent. Eknath Easwaran retrace chronologiquement l’évolution de Ghaffar Khan qui l’amène à devenir une figure clé, malheureusement trop peu connue, de la lutte pour l’indépendance de l’Inde et pour la reconnaissance des Pathans.

Partie I : La domination de la société pathan par l’Empire britannique

Le livre débute en juin 1897 avec le faste du jubilé de la Reine Victoria : l’Empire britannique, sur lequel « le soleil ne se couche jamais », est à son zénith. Personne ne nie sa puissance, ni même sa légitimité puisqu’il apporte loi et civilisation aux quatre coins de la planète dans des contrées habitées par des sauvages ignorants. Sa force militaire semble invincible. La pax britannica règne.

L’auteur nous présente le contexte dans lequel Ghaffar Khan évolue ses vingt premières années. Il dresse le portrait de la société pathan, une société clanique caractérisée par des rapports sociaux violents, et une profonde foi musulmane. Il explique comment les Britanniques en viennent à contrôler la région de la Frontière, zone stratégique située aux portes de l’Inde, une des plus riches colonies de l’Empire. Et comment les Pathans, avec un sens de l’honneur exacerbé, ne pouvant souffrir l’idée d’être dominés par des étrangers infidèles, donnent du fil à retordre aux Anglais depuis leur arrivée. Il fait notamment référence à la Guerre de la Frontière et à la campagne punitive qui suit entre juillet et décembre 1897. Cet épisode laisse un souvenir cuisant dans les esprits, et si la couronne arrive tant bien que mal à asseoir son autorité en divisant les Pathans et en raffermissant le contrôle policier et militaire, elle s’assure aussi l’inimité de la région pour les décennies suivantes.

Ghaffar Khan est issu d’une famille de fermiers respectable et relativement libérale. A l’âge de 20 ans, ses études terminées, touché par l’ignorance, la pauvreté et la violence qui règnent dans les villages de la Province de la Frontière du Nord Ouest, il souhaite voir ses compatriotes rompre avec cette apathie. Mais la tâche n’est pas aisée dans cette société conservatrice dominée d’un côté par les mullahs réactionnaires, de l’autre par les Britanniques autoritaires qui ne voient pas les réformes sociales d’un bon œil. Il décide malgré tout de créer une école, et commence à fréquenter les cercles de penseurs musulmans progressistes.

Partie II : L’affirmation de la popularité de Badshah Khan

Eknath Easwaran décrit dans la deuxième partie de son livre, comment à la fin de la Première Guerre Mondiale, la popularité de Ghaffar Khan s’affirme. Il devient Badshah Khan, « le roi des Khan », le leader des Pathans qui le respectent, l’aiment et s’en remettent à lui. Lorsqu’il entend parler de Gandhi et de sa satyagraha, il y adhère tout de suite, et encourage les Pathans à y participer. A partir de 1919, l’activisme de Badshah Khan se renforce. Sa vie sera alors entrecoupée de périodes de liberté pendant lesquelles il ne renoncera jamais à sa cause, celle de servir Allah en instruisant son peuple, et en tentant d’endiguer la violence profondément ancrée dans les mentalités. Lui-même continue sans cesse à se former, profitant de la détention pour étudier le Coran et apprendre de ses codétenus, assimiler les enseignements de la souffrance et de la privation. Par ailleurs, en 1928, il rencontre Gandhi qui devient un ami cher. A son retour dans la région de la Frontière, résolu à s’organiser et à se préparer au combat contre l’exploitation britannique, il forme la première armée de soldats non violents de l’Histoire, les « Khudai Khidmatgars ». Ces « Serviteurs de Dieu », tous volontaires, habillés d’une simple chemise rouge, sont des Pathans, fameux pour leur courage, leur honneur et leur dédain de la mort. Qui mieux que ces guerriers pouvaient affronter une puissante armée… sans arme ? La région de la Frontière est prête à participer à la satyagraha et à lutter pour l’indépendance de l’Inde avec le reste de la population du subcontinent.

Partie III : Le déploiement d’une lutte non violente

La troisième partie traite du mûrissement de la pensée et de l’action de Badshah Khan, notamment auprès de Gandhi, ainsi que de la lutte pour l’indépendance en elle-même. C’est la Marche du Sel qui donne le départ en 1930. Dans la région de la Frontière la répression atteint un haut degré, la loi martiale est promulguée, la région mise à feu et à sang. Mais les Pathans persistent dans la résistance sans répliquer, dignes et imperturbables face aux soldats. Les Britanniques sont décontenancés par leur non violence. Ils essaient en vain d’en finir avec les Khudai Khidmatgars et de les provoquer. Le résultat obtenu est un renforcement du mouvement.

Badshah Khan est maintenant considéré comme un saint. Son ascétisme, sa spiritualité, sa détermination, sa tolérance séduisent tout le monde, et Gandhi le premier. Condamné à l’exil, il partage pendant six ans la vie du Mahatma dans son ashram de Sevagram. En 1941, Gandhi vient à la rencontre des Khudai Khidmatgars, intéressé par ce qui pourrait être, selon lui, un exemple pour toute l’Inde. Il suggère à Khan d’enseigner dorénavant aux Pathans de vivre de manière non violente, tâche bien plus délicate que d’apprendre à se battre et à mourir pour une noble cause, car il n’y a pas l’amour et l’excitation de la bataille. Ce « Programme Positif » passe par la construction d’une économie autonome permettant de se soustraire à l’exploitation. Badshah Khan ouvre un centre à côté d’Utmanzai, et se consacre entièrement à ce défi quotidien.

L’attitude de la Grande Bretagne à la fin de la Seconde Guerre Mondiale évolue, et alors que l’Inde est en passe de devenir indépendante, une guerre civile éclate entre les musulmans et les hindous. Malgré tous les efforts de Gandhi et de Khan pour calmer les passions, l’Inde du Nord explose et, en 1947, le pays est séparé en deux états indépendants, l’Inde hindoue et le Pakistan musulman. Gandhi et Khan sont les seuls à faire objection. Extrême ironie du sort, un an à peine après l’indépendance, Gandhi est assassiné par un fanatique hindou qui le suspecte d’être pro musulman, et Ghaffar Khan emprisonné par un gouvernement islamique qui l’accuse d’être pro hindou.

Pendant les trente premières années du Pakistan, Badshah Khan passe 15 ans en prison et 7 en exil, mais continue à se battre pour la formation d’une province pathan et les rudiments de démocratie pour son peuple. En 1956, il crée avec trois autres leaders le Parti National Awami, le premier parti social démocrate du Pakistan, parti d’opposition. Depuis qu’il refuse le silence, sa vie ne compte que des interludes de liberté. Entre 1910, date à laquelle il ouvre sa première école, et la fin de sa vie 70 ans plus tard, il ne cessera de servir son peuple et de résister à la tyrannie.

Commentaire

Le livre d’Eknath Easwaran, facile et agréable à lire, nous éclaire sur plusieurs points. Un volet que l’on pourrait qualifier d’ethnologique nous permet d’aborder la culture pathan. L’auteur dresse un tableau de cette société à travers l’évocation de la vie quotidienne dans la région de la Frontière du Nord Ouest au début du XXème siècle. On est ainsi amené à mieux comprendre l’état d’esprit des Pathans et de Ghaffar Khan et l’évolution de la démarche non violente.

Un autre volet est historique. L’auteur, bien documenté, alimente son texte d’extraits écrits par Gandhi, Ghaffar Khan, le fils de ce dernier, le dernier secrétaire de Gandhi, ou encore par Churchill. On comprend bien l’intégration et l’évolution du mouvement de Khan dans le contexte historique, et on prend connaissance d’un épisode malheureusement mal connu. Ses enseignements sont pourtant riches.

La notion de satyagraha, de satya la vérité, et agraha la force, est approfondie. Elle a en effet un double sens : c’est à la fois le combat pour la vérité, et la force issue de ce combat. L’énergie de la colère et/ou de la haine se transforme en énergie positive. Ainsi, à la surprise de tous sauf de Gandhi, Ghaffar Khan parvient à faire des Pathans les plus courageux et les plus endurants soldats non violents d’Inde. En effet, la vision d’hommes vengeurs et sans scrupule est incomplète. Evoluant dans un confort spartiate, avec une profonde foi en Dieu, une légendaire aversion pour la lâcheté et la peur, un sens de l’honneur exacerbé, ils ont une force psychologique importante face à l’adversité. Ils sont tout désignés pour devenir de bons satyagrahi : ils ont déjà la discipline du combattant et savent tempérer leurs habitudes. Khan, mettant en valeur la noblesse de leur tempérament, réussit à donner une tournure non violente au combat, et les Khudai Khidmatgars montrent que la non violence est pour les « forts ».

Par ailleurs, comme Gandhi, Ghaffar Khan était avant tout un réformateur. Son objectif va au-delà des revendications politiques. Il cherche à utiliser la non violence comme un outil pour changer les mentalités de ses compatriotes. Il cherche la prospérité, la dignité, le respect de soi. La non violence revêt alors un aspect personnel, social. Le livre montre que la non violence, qualifiée par Timothy Flinders de « transformatrice » ou de « transviolence », est un véritable outil pour transformer les forces négatives des individus, d’une communauté et même d’une société. Elle peut trouver une place de premier ordre dans nos démocraties post industrielles, partout où la tyrannie règne.

L’influence de Gandhi se ressent encore aujourd’hui chez tous ceux qui recherchent des solutions aux violences. Et à l’image du Mahatma pour l’hindouisme, Martin Luther King pour le christianisme, Khan montre que la non violence, la simplicité, la foi profonde, le don de soi répondent à une tradition pure de l’Islam.