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Modus Operandi


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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : Les Cahiers de Modop, n°1

, France, juillet 2015

La violence structurelle de l’Etat français dans la demande d’asile

Modus Operandi s’est saisi de la question de l’asile en France aujourd’hui car elle est à la fois un sujet fécond de reproduction des formes d’altérité essentialisantes qui clive la société et un domaine de l’action publique qui produit de la violence auprès de catégories très diverses de la population : réfugiés en demande de protection, fonctionnaires d’État, travailleurs sociaux, bénévoles d’associations, citoyens etc.

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Mardi 7 juillet 2015, la presse locale annonçait qu’une jeune femme angolaise se blessait grièvement en voulant échapper à la police, à Grenoble. Si toutes les informations de cet article ne sont pas correctes, on pouvait vérifier qu’en effet, cette jeune femme est une réfugiée en demande d’asile, hébergée par l’État dans un centre dédié aux demandeurs d’asile. Dès lors, ce fait divers amène plusieurs questions : pourquoi la police recherche une personne hébergée par l’État ? Comment la police peut-elle entrer dans un centre d’hébergement ? Enfin, et surtout, pourquoi cette jeune femme s’est mise en danger au point de chercher à sortir de sa chambre par la fenêtre alors qu’elle se trouvait au 5e étage ?

Quelques réponses :

Cette jeune femme n’était pas en situation irrégulière, contrairement à ce qu’a pu dire la presse locale1, mais sous le coup d’un règlement européen nommé « Dublin » qui impose que les réfugiés voient leur demande d’asile examinée par le premier État européen où ils sont identifiés. Dans le cas de cette jeune femme, c’est la Belgique. Ainsi, elle se trouvait en France, avec un arrêté de ré-admission en Belgique, c’est-à-dire en attente que la Belgique accepte d’examiner sa demande d’asile ; sans quoi, et sous un délai de 6 mois, la France devra le faire. Autant dire qu’elle attendait une réponse de l’administration belge ou, à défaut, que le délai de 6 mois s’écoule pour pouvoir déposer sa demande d’asile en France. Enfin, deux indicateurs nous montrent qu’elle ne fuyait pas la police : durant cette période, elle devait se présenter plusieurs fois par semaine au commissariat de police pour déclarer sa présence effective ;. Elle était hébergée par une structure de l’État.

La question de l’accès de la police à la chambre d’une réfugiée ouvre toute une autre série de questions qui soulève la responsabilité des structures d’hébergement d’urgence, gérées par des associations, et où les employés sont des travailleurs sociaux formés à l’accompagnement social, pas au contrôle de type policier. Sont-ils préparés à ce type de situation ? Sont-ils sensibilisés à ces éventualités ?

Enfin, c’est à la dernière question que nous consacrerons cet article : comment comprendre alors qu’une jeune femme, en situation régulière sur le territoire français, en attente d’une réponse d’une administration, et accueillie dans un centre d’hébergement spécialisé où elle est suivie par des travailleurs sociaux, panique, craigne pour elle-même, au point de prendre le risque de quitter sa chambre du 5e étage avec un dispositif aussi précaire que ses draps noués ? C’est dans les réalités du système français de la demande d’asile qu’il faut entrer.

L’histoire de cette jeune femme nous rappelle avant tout deux choses essentielles. Les réfugiés sont des personnes qui existent à la fois dans le déplacement dans l’espace – ils ont tracé un long cheminement à travers les continents pour venir chercher une protection en Europe – et aussi à travers un mouvement dynamique dans la construction de leur existence : ils quittent leur patrie pour se reconstruire ailleurs. La procédure d’examen d’une demande d’asile est longue et connaît souvent des coups d’arrêt. C’est le cas par exemple de cette jeune femme, elle devait attendre 6 mois avant de pouvoir à nouveau agir sur sa vie. 6 mois d’immobilité et d’inaction. 6 mois d’attente. 6 mois de dépendance, voire d’assistance, sans prise sur son existence. Autant d’états qui s’opposent à l’énergie et à l’intelligence qu’il a fallu déployer pour arriver jusque là.

On peut également s’interroger sur la compréhension de sa propre situation qu’avait cette jeune femme. Comment lui a été expliquée cette procédure administrative ? Comme une obligation vis-à-vis d’un règlement européen qui s’impose à tous les États-membres ? Ou bien lui a-t-on signifié qu’elle était indésirable en France, en instance d’expulsion vers la Belgique, comme une menace ? Après tout on exigeait d’elle qu’elle aille pointer au commissariat central de la ville. Avait-elle quelque chose à se reprocher ? Certainement pas d’avoir fait le choix de déposer sa demande d’asile en France alors qu’elle avait transité par la Belgique. Ça n’est pas un crime.

Nous voyons beaucoup de violence dans la procédure de cette jeune femme, un type singulier de violence qu’on appelle « violence structurelle ».

La violence structurelle a été théorisée par Johan Galtung (1969) et définie comme toute forme de contrainte pesant sur le potentiel d’un individu du fait des structures politiques et économiques (« any constraint on human potential due to economic and political structures »)2. Ces contraintes ont pour conséquence de produire un accès inégalitaire aux ressources, au pouvoir politique, à l’éducation, à la santé, à la justice, etc. Il s’agit donc de cette forme de violence produite par des institutions étatiques (un système politique discriminant par exemple) ou des pratiques sociales (une norme sociale excluante) qui empêchent des individus, ou des groupes, de satisfaire leurs besoins et leurs ambitions.

La violence structurelle n’est pas facilement repérable parce qu’elle agit dans les structures de la société, c’est-à-dire imbriquée dans des institutions, des pratiques, des idées familières. Elle ne surgit pas tout d’un coup sous une forme nouvelle, mais elle est portée par des processus connus, elle paraît alors ordinaire, et c’est progressivement, de proche en proche, par glissement, qu’elle révèle son potentiel destructeur ; bien souvent quand la violence directe lui est associée, comme dans ce dramatique fait divers. Et puis, la violence structurelle quand elle est ancrée dans les structures de l’État, légitime un rapport de force très asymétrique en faisant des réfugiés des importuns ou des criminels. Enfin, la violence structurelle est rendue invisible par un processus d’intériorisation des dominations : les personnes et les groupes qu’elle affecte ont fait leur ce destin d’ « indésirable »3, de « superflus »4, d’exclus. Sans dire que tous réagissent à l’identique, il reste qu’il est souvent difficile de mettre en route son pouvoir d’agir.

Dans le système d’asile, la violence structurelle peut être identifiée sous différentes formes :

Les idées reçues, les préjugés s’érigent en convictions, au point de constituer des obstacles à la procédure. Par exemple, on observe que parmi l’élite dirigeante, il existe une idée préconçue de qui sont les « vrais » réfugiés : « La Syrie ne figure pas dans les 10 premiers pays ; alors que Kosovo et Albanie sont en tête » ; par ces mots, les auteurs du rapport sur la réforme de l’asile (V. Létard – J.L. Touraine, Rapport remis au Ministre de l’Intérieur, novembre 2013, et ayant servi de base à la réforme de l’asile encore en cours5) semblent expliquer que les réfugiés en demande d’asile ne viendraient pas des « bons » pays… Voilà une des illustrations du soupçon qui traverse la procédure et les contacts entre réfugiés et administration et qui renvoie à ces derniers le doute qu’ils seraient véritablement des réfugiés.

Ces processus alimentent un soupçon généralisé à l’égard des réfugiés qu’ils ne seraient pas légitimes : ils sont soupçonnés d’abuser du droit d’asile et de le dévoyer pour dissimuler une migration économique. Niés dans leur identité de réfugiés, ces derniers se voient assigner une identité de fraudeurs. Dans les cas où la fraude serait établie, elle a pour conséquence de priver les demandeurs d’asile de certains droits économiques et sociaux.

Identifier la fraude est un objectif pour discréditer les demandes ; pourtant une fraude dans la procédure est-elle systématiquement la preuve d’une demande de protection non fondée ? Il est évident que les menaces vécues au pays et les choix face à une procédure complexe et dont les effets ne sont pas bien connus des réfugiés, doivent être discernés ; pourtant cette précaution n’est énoncée nulle part.

Dans la pratique, ce soupçon peut faire entrave à l’exercice du droit d’asile quand il se traduit par des stratégies de découragement de la part des administrations. Une mission d’observation à la préfecture de l’Isère entre les mois d’octobre 2012 et mars 2013 a montré qu’en généralisant le refus de guichet, 50 % des primo-arrivants venus déposer une demande d’asile abandonnaient la file d’attente, découragés. Entre 0 à 5 personnes étaient reçues chaque jour par le service Asile alors que jusqu’à plus de 40 personnes en attente ont été dénombrées6. Au-delà de ces chiffres, il est sans doute plus grave de constater comment les demandeurs d’asile étaient reçus par les services de la préfecture à cette période : formant une file d’attente sur le trottoir, de jour comme de nuit et par tous les temps, pour ne pas perdre sa place, leur premier contact avec l’administration se faisait par l’intermédiaire des policiers qui, en plus de leurs missions habituelles de sécurité et d’ordre, étaient chargés de filtrer et trier les quelques personnes qui seraient reçues par le bureau de l’asile. Autant dire que les critères étaient des plus aléatoires et contestables, et que leur mission suscitait les réactions de colère et de révolte des demandeurs en attente dans des conditions aussi inhumaines. Pourtant ils s’en acquittaient avec les moyens dont ils disposaient, force et autorité, avec parfois le renfort d’insultes et de gestes violents. Quant aux fonctionnaires, ils partageaient le même goût pour les pratiques vexantes voire humiliantes.

« Je suis arrivé en France le 21 mars 2012, je me suis présenté à la préfecture pour déposer une demande d’asile. J’ai passé la nuit devant la préfecture pour pouvoir entrer. Quand, à 9 heures, les portes se sont ouvertes, un agent de la préfecture a sélectionné les personnes pouvant être reçues dans la matinée. La première question posée a été de savoir si on parlait français. La première fois, j’ai répondu que je ne parlais pas français ou du moins qu’un peu. L’agent a pris la personne après moi. J’ai alors réalisé que je devais dire que je parlais français. Après une semaine, j’ai eu accès au guichet. » Témoignage d’un réfugié statutaire, Grenoble 2014.

Le soupçon, quand il prend la forme d’accusations voire d’agressions, positionne les demandeurs d’asile dans la culpabilité, particulièrement quand c’est le droit au séjour qui est refusé pendant la procédure.

« L’asile, c’est la protection, c’est pas la liberté. Tu es libre seulement quand tu es reconnu par un État. Ici, maintenant, sans papier, on n’est pas libres. Quand tu dors dehors, tu ne sais pas où tu vas dormir le lendemain. Sans papier, t’es pas libre. »

La culpabilité est de plus renforcée par la défaillance de l’État à garantir les droits économiques et sociaux de réfugiés pendant le temps de la procédure : droit à un hébergement, droit à une couverture médicale, droit à un revenu de subsistance. Parce que les moyens ne sont pas mis en œuvre, parce que le soupçon et la recherche de la fraude placent certains demandeurs dans des procédures d’exception où ils sont privés de certains de ces droits, l’arrivée en France correspond à une forte précarisation de l’existence des réfugiés : ils dorment à la rue, ils se nourrissent dans les associations caritatives, etc. Ainsi marginalisés, ils sont repoussés à la périphérie de nos sociétés. De plus, assignés à un système d’assistance défaillant, ils sont contraints à une situation d’assistés, sans possibilité de trouver eux-mêmes les moyens de leur existence. L’État les contraint à la misère (sous-dimensionnement du disposition d’accueil et d’hébergement) et à l’inaction (pas de droit au travail). Ils se voient retirer toute l’autonomie qu’ils avaient déployée dans leur migration.

« Pourquoi nous obligent-ils à rien faire ?! On veut travailler et gagner notre vie, on veut pas passer nos journées à attendre »7.

Le soupçon produit de nouvelles normes qui fabriquent des clandestins. Sans droit au séjour, les réfugiés en demande d’asile se trouvent à la fois dans une situation d’extrême incertitude – en théorie ils sont expulsables à tout moment même si dans la pratique les expulsions ne sont pas exécutées – et dans une perception d’eux-mêmes comme étant en faute vis-à-vis de la loi, ce qui produit généralement un réel traumatisme.

« J’ai vécu la prison politique en Éthiopie, puis le désert libyen, la prison en Libye , la traversée de la Méditerranée  , mais je ne peux m’empêcher d’avoir pitié de la France. Je n’imaginais pas cela… »

De Isahak, réfugié éthiopien dans le nouveau bidonville « toléré » à Calais, Politis, le 5 avril 2015, Olivier Brisson, Rubrique « En deux mots ».

Ce que produit la violence structurelle

Ces situations, qui ne sont ici illustrées que de quelques exemples, produisent d’une part du non-recours aux droits et le développement de stratégies comparables à celle de la « carrière »8.

Ce contexte fait que les réfugiés perdent espoir et ne font plus appel aux services en place. C’est le cas par exemple du 115, le numéro d’appel de l’hébergement d’urgence. Ils comprennent très vite qu’il n’y a pas de place et ne voient pas l’intérêt de rappeler chaque jour. Ils cherchent des solutions par eux-mêmes, sans plus essayer d’exercer leurs droits. Des réfugiés statutaires, par exemple, continuent de vivre dans le squat où ils ont passé toute leur procédure, même quand ils sont logés en foyer, ils reviennent au squat où ils gardent une chambre. Ce sont souvent des personnes dont la procédure a été particulièrement compliquée et longue, jalonnée de déni de droit et d’accusations de fraude (problèmes d’empreintes, rejet sur ordonnance abusif etc.).

La jeune femme angolaise effrayée par l’arrivée de la police dans son foyer était, au moment où nous publions, placée en coma artificiel après quelques jours en réanimation polyvalente chirurgicale. Ce drame raconte avec toute la mesure de la gravité, la violence présente dans la procédure d’asile en France.

Pour aller plus loin avec….. le travail de modop sur l’asile en France

  • Modop travaille en partenariat avec l’Observatoire de l’asile en Isère : une plate-forme qui réunit une douzaine d’associations iséroises actives sur les questions d’asile et d’immigration. Les études de l’Observatoire sont disponibles sur :

www.ada-grenoble.org/observatoire-de-l-asile-en-isere

  • Modop et l’Observatoire de l’Asile en Isère ont notamment mené ensemble, en 2014, un travail de co-écriture avec des réfugiés, sur la réforme de l’asile en France. Il est disponible sur :

blog.modop.org/post/2015/03/Regards-crois%C3%A9s

Notes

1Le Dauphiné libéré du 7 juillet 2015 : www.ledauphine.com/search?q=jeune+angolaise&x=1&y=1

2Galtung, Johan, 1969, « Violence, peace and peace research ». Journal of Peace Research, 6 (3), 167-191.

3Michel Agier, La condition cosmopolite, La Découverte, 2013.

4Hannah Arendt , Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.

5Le rapport est disponible sur: www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=0CCIQFjAAahUKEwi645DM2JHGAhXFvBQKHWhUC50&url=http%3A%2F%2Fwww.immigration.interieur.gouv.fr%2Fcontent%2Fdownload%2F66780%2F483836%2Ffile%2F131128-Rapport-sur-la-reforme-de-l_asile.pdf&ei=9MN-VbqZCcX5UuioregJ&usg=AFQjCNFksGPnVpHj7kvt_jL3HsVhQp907Q&sig2=YsZ3Dz52DFdoUBqnOLs6fQ&bvm=bv.95515949,d.d24

6Rapport réalisé à partir d’une période d’observation de 7 mois par un collectif d’associations, disponible sur www.ada-grenoble.org/images/OASIS/syntheses/oasis_201302_synthese_acces_a_la_procedure_d_asile_a_grenoble.pdf

7Témoignage d’un réfugié en attente d’accès à la procédure d’asile, préfecture de Grenoble, février 2013.

8Le concept de « carrière » a été développé pour éclairer les trajectoires et les modes d’existence de différentes catégories d’individus comme les déviants, les chômeurs, les SDF, etc. par des sociologues proches du courant interactionniste autour de Howard Becker, Everett Hughes et plus récemment Julien Damon. Lire notamment l’étude réalisée par Maureen Clappe (IEP Grenoble ) lors d’un stage à l’ADA et à La Cimade, « Les moyens d’existence des demandeurs d’asile en Isère », ada-grenoble.org/images/OASIS/rapports/Rapport_etude_moyens_existence_DA.pdf